1918

Spartacusbriefe n° 12, octobre 1918.
— LUXEMBURG Rosa, Contre la guerre, par la révolution, Spartacus, 1972

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Rosa Luxemburg

Les petits Lafayette

octobre 1918

Le vieux jeu bien connu de l’histoire se répète régulièrement en Allemagne. Chaque fois que les fondements de la vieille domination de classe commencent à trembler et à vaciller apparaît à l’horizon un « ministère réformiste » de la douzième heure. En 1789, lorsque le tonnerre de la grande révolution se mit à gronder distinctement en France, Louis XVI, le cœur lourd, se résolut au ministère Necker.

À la veille de la révolution de juillet 1830 la Restauration des Bourbons confia un moment son sort au ministère Martignac pour faire des concessions à l’opposition. Et en 1848, alors même que les Parisiens élevaient les premières barricades de la révolution de février, le ministère d’un jour de Thiers-Odilon Barrot faisait surface.

La signification historique et le but de ces « ministères réformistes » de dernière heure qui apparaissent en pleine tourmente sont toujours les mêmes : « rénover » l’ancien État de classe par des « moyens pacifiques », c’est-à-dire ne faire que des modifications superficielles de détail afin de sauver l’essence et la substance de l’ancienne domination de classe et ainsi prévenir un renouvellement réel et radical de la société par un soulèvement des masses.

Le destin historique de ces ministères de la douzième heure est, lui aussi, toujours le même : par leurs faiblesses et leurs contradictions internes ils sont irrémédiablement condamnés à l’impuissance. Instinctivement le peuple les ressent comme un acte désespéré des vieilles puissances pour se cramponner au pouvoir. Ces vieilles puissances les considèrent comme des serviteurs peu sûrs de leurs intérêts. Les forces motrices de l’histoire qui ont suscité le ministère réformiste le laissent bientôt derrière elles. Il n’empêche rien, ne sauve rien. Il ne fait qu’accélérer et déchaîner la révolution qu’il devait prévenir.

Tels sont le destin et la signification du ministère réformiste du prince Max-Grüber-Scheidemann-Payer.

La nouveauté dans le jeu de l’histoire ne consiste qu’en ceci : jusque-là seuls les libéraux les plus usés et les plus mous étaient prêts à jouer à la dernière heure le rôle de paratonnerre : un Necker, un Martignac, un Odilon Barrot. Jamais un radical confirmé, jamais un chef de l’opposition bourgeoise, jamais un républicain. Cette fois-ci, pour la première fois dans l’histoire, un parti qui se prétend social-démocrate s’est décidé devant la catastrophe imminente à jouer le rôle de sauveur de la domination de classe en détresse. Il s’est engagé par des réformes en trompe l’œil et des rénovations de surface à couper les ailes de la tempête populaire montante et à tenir la bride aux masses.

Déjà la garce politique « Vorwärts » proclame aux ouvriers : « Le but que se propose la démocratie allemande sera bientôt atteint par une “ révolution pacifique ”. Nous aurons ensuite à résoudre le problème capital d’un nouvel ordre économique mondial et le “ socialisme ira de l’avant ”. L’essentiel pour l’instant est que rien de ce qui nous reste ne soit inutilement détruit ou anéanti. Ce ne sont pas les sentiments qui doivent nous guider mais la conscience claire de ce qui est indispensable à notre peuple durement éprouvé : éviter tout ce qui ajouterait de nouveaux malheurs aux malheurs anciens. »

La situation est donc claire. La démocratie a été réalisée « par des moyens pacifiques ». Car un dauphin badois comme chancelier, Scheidemann et Bauer comme ministres, voilà la démocratie. Et voici que commence le « socialisme » : Grüber à droite, Payer à gauche, un libéral national à l’arrière et le prince Max à l’avant - c’est ainsi que « le socialisme ira de l’avant ». Marx et Engels pensaient naïvement dans le Manifeste communiste que la libération de la classe ouvrière devait être l’œuvre de la classe ouvrière elle-même. Les imbéciles ! En Allemagne elle sera l’œuvre des libéraux nationaux, du centre, des libres-penseurs et de leur locomotive socialiste gouvernementale.

Le mot d’ordre de cette prostitution politique : « Ordre et Paix ». Surtout aucune attaque contre la propriété privée et la domination du capital ! Vous les masses ouvrières qui avez faim et froid, vous qui grondez et réclamez, ne bougez pas, ne « détruisez rien », « n’anéantissez rien », n’ajoutez pas de malheurs nouveaux aux malheurs anciens. Car l’écroulement de la dictature de Hindenburg et de l’impérialisme allemand - voilà « les malheurs anciens » et une révolution prolétarienne en Allemagne - voici « les malheurs nouveaux ». Pas étonnant que le Mosse-Blatt commente l’appel du « Vorwärts » ainsi : « Cette ligne d’action honnête et responsable trouvera dans les cercles les plus larges de la bourgeoisie libérale une approbation sans réserves. » Et comment !

Le programme des socialistes de gouvernement est donc à cet instant clairement et distinctement esquissé avec tout le cynisme de spécialistes de la prostitution politique. C’est là qu’on trouve la différence essentielle avec le socialisme de gouvernement français ou belge. Lorsque Guesde et Sembat, lorsque Vandervelde entrèrent dans un gouvernement bourgeois ce n’était pas la révolution prolétarienne qui se préparait mais l’invasion allemande. Ce fut la première vague de fond de l’impérialisme déchaîné qui les a coupés de leur position de classe et qui les a contraints à travailler avec la bourgeoisie au profit de la « défense nationale ».

Les socialistes allemands de gouvernement en sont venus à une collaboration avec la bourgeoisie au ministère, non au début de la guerre mais à la fin, après que l’expérience ministérielle en France comme en Belgique s’est décomposée et corrompue, après que les masses prolétariennes se soient dégrisées et en reviennent à la lutte de classes, après que la révolution russe a ébranlé les engrenages de la société bourgeoise dans le monde entier, après que l’impérialisme militaire, politique et moral a pris fin, après que la situation de l’état de classe a abouti en Autriche à une crise désespérée, pendant que la dissolution de la discipline dans l’armée et que l’information révolutionnaire dans la masse des soldats vont bon train, pendant que les masses populaires sont dans la plus grande agitation en Allemagne, en Autriche et en Bulgarie, bref après que la guerre de quatre ans a rendu inévitable par sa dialectique la révolution du prolétariat. Guesde et Vandervelde ont déserté leur position de classe au moment de la guerre devant l’avance des bataillons allemands, Scheidemann et Bauer entrent dans un gouvernement bourgeois à la fin de la guerre devant la marche menaçante des bataillons révolutionnaires du prolétariat socialiste. Guesde et Vandervelde servent l’épouvantail de la « défense nationale », Scheidemann et Bauer servent la rigueur sanglante de la « défense capitaliste ».

C’est donc un symbole manifeste que de les voir prendre possession de leurs fauteuils ministériels à côté d’un prince héritier et présenter leur « démocratie » avec des fastes et des démonstrations d’hommage à la « monarchie ».

Lorsqu’éclata à Paris le 5 octobre 1789 la révolution des masses et que le cortège des femmes parisiennes se dirigea avec des roulements de tambours et ce cri : « du pain ! » vers Versailles où la famille royale s’était cachée avec ses courtisans verts de peur, Lafayette, ce polichinelle révolutionnaire des deux mondes fit sa célèbre scène du balcon. Il persuada Marie-Antoinette tremblante de venir avec lui sur le balcon, et là, devant la foule houleuse, lui baisa la main. Ce touchant hommage monarchique fit perdre la tête un instant aux gens qui applaudirent. La farce n’empêcha pas le drame de suivre son cours, elle n’empêcha pas Marie-Antoinette de suivre bientôt son mari sur la guillotine et Lafayette lui-même de fuir à l’étranger la haine des révolutionnaires. Scheidemann et Bauer qui commencent aujourd’hui par baiser la main de la monarchie allemande finiront par faire tirer sur les manifestants et les grévistes ouvriers. Le socialisme de gouvernement par son entrée au ministère se pose en défenseur du capitalisme et barre le chemin à la révolution prolétarienne montante. La révolution prolétarienne marchera sur son cadavre. Son premier mot d’ordre, sa première étape doit être : l’Allemagne - la République.

Spartacusbriefe n° 12, octobre 1918.