1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

III: Les conditions historiques de l'accumulation


26 : La reproduction du capital et son milieu

Le schéma marxien de la reproduction élargie ne réussit donc pas à nous expli­quer le processus de l'accumulation tel qu'il a lieu dans la réalité historique. A quoi cela tient-il ? Tout simplement aux prémisses du schéma lui-même. Le schéma entre­prend de décrire le processus de l'accumulation en partant de l'hypothèse que les capitalistes et les salariés sont les seuls représentants de la consommation sociale. Marx, nous l'avons vu, prend pour hypothèse théorique de son analyse la domination générale et absolue de la production capitaliste, et il s'y tient avec conséquence tout au long des trois livres du Capital. A partir de cette hypothèse, il est évident qu'il n'existe -conformément au schéma - pas d'autres classes sociales que les capitalistes et les ouvriers ; toutes les « tierces personnes » de la société capitaliste : fonction­naires, professions libérales, prêtres, etc., se rattachent à l'une de ces classes, et sur­tout à la classe capitaliste, comme consommateurs. Cette hypothèse est une abstrac­tion théorique commode ; en réalité il n'a jamais existé et il n'existe nulle part de société capitaliste se suffisant à elle-même et entièrement régie par le mode de pro­duc­tion capitaliste. Mais cette abstraction commode est parfaitement licite lorsqu'elle ne fausse pas les données du problème, mais qu’elle aide à les exposer dans toute leur pureté. C'est le cas pour l'analyse de la reproduction simple du capital social total. Là, le problème repose sur les données fictives suivantes : dans une société à mode de production capitaliste, créant par conséquent de la plus-value, la plus-value entière est consommée par ceux qui se l'approprient, par la classe capitaliste. Comment s'effec­tueront dans ces conditions la production et la reproduction sociales ? Ici la manière même de poser le problème implique que la production n'a pas d'autres consomma­teurs que les capitalistes et les ouvriers, elle concorde donc parfaitement avec l'hypothèse de Marx : domination générale et abso­lue du mode de production capita­liste. Une fiction recouvre théoriquement l'autre. L'hypothèse de la domination abso­lue du capitalisme est encore admissible pour l'analyse de l'accumulation du capital individuel, telle qu'elle est exposée par Marx dans le livre I du Capital. La reproduc­tion du capital individuel est un élément de la reproduction sociale totale ; mais un élément dont le mouvement a ses lois autono­mes, en contradiction avec les mouve­ments des autres éléments ; le mouvement général du capital social total n’est pas l'addition mécanique des mouvements individuels des capitaux, mais leur somme présente des modifications d'ordre parti­culier. En additionnant les valeurs des capi­taux individuels ainsi que de leurs parties respectives : capital constant, capital varia­ble et plus-value, et en les comparant avec la valeur du capital social total, de ses deux parties composantes (capital constant et capital variable) et de la plus-value totale, on obtient bien un résultat rigoureusement identique ; en revanche la composi­tion matérielle de cette grandeur de valeur dans les parties respectives du produit social total diffère entièrement de l'incarnation maté­rielle des capitaux individuels dans la proportionnalité de leurs rapports de valeur. Les rapports de reproduction des capitaux individuels ne sont donc identiques dans leur forme matérielle ni entre eux ni avec les rapports de reproduction du capital total. Chaque capital individuel poursuit son cycle de circulation, par conséquent d'accu­mu­lation, de manière forte­ment autonome, ne dépendant des autres - si le cycle de cir­cu­lation se déroule norma­lement - que dans la mesure où il doit réaliser son pro­duit et trouver les moyens de production nécessaires à son activité individuelle. Il importe peu au capital indivi­duel que la réalisation et que l'acquisition des moyens de production se produisent à l'intérieur d'un milieu capitaliste ou non. Inversement la prémisse théorique la plus commode pour l'analyse de l'accumulation du capital individuel est l'hypothèse selon laquelle la production capitaliste constitue le seul milieu où se déroule ce processus, c'est-à-dire sa domination générale et absolue  [1].

Or la question est de savoir si les conditions valables pour le capital individuel peuvent être appliquées au capital total.

Nous avons la confirmation expresse du fait que Marx identifiait réellement les conditions d'accumulation du capital total avec celles du capital individuel dans le passage qui suit :

« La question est maintenant la suivante : une fois supposée l'accumulation géné­rale, c'est-à-dire en supposant que dans toutes les branches de la production on accumule plus ou moins de capital, ce qui est une condition de la production capita­liste dans la réalité et correspond aussi à l'instinct des capitalistes comme tels, de même que l'instinct du thésauriseur est d'amasser de l'argent (condition nécessaire également au développement de la production capitaliste) quelles sont les conditions de cette accumulation générale et comment s'effectue-t-elle ? »

Et Marx répond :

« Les conditions sont donc exactement les mêmes pour l'accumulation que pour la pro­duction première et la reproduction du capital : une partie de l'argent sert à acheter du travail permettant de consommer industriellement d'autres marchandises, matières premières et machines, etc. »

« ... L'accumulation de capital nouveau ne peut donc se faire que dans les condi­tions mêmes où se fait la reproduction du capital existant » (Histoire des doctrines économiques, tome V, p. 22-24).

Mais dans la réalité les conditions concrètes de l'accumulation du capital total diffèrent des conditions de la reproduction simple du capital social total comme de celles de l'accumulation du capital individuel. Le problème se pose ainsi : comment s'effectue la reproduction sociale si l'on pose le fait que la plus-value n'est pas tout entière consommée par les capitalistes, mais qu'une part croissante en est réservée à l'extension de la production ? Dans ces conditions, ce qui reste du produit social, déduction faite de la partie destinée au renouvellement du capital constant, ne peut a priori être entièrement consommé par les ouvriers et par les capitalistes ; et ce fait est la donnée essentielle du problème. Il est donc exclu que les ouvriers et les capitalistes puissent réaliser le produit total eux-mêmes. Ils ne peuvent réaliser que le capital variable, la partie usée du capital constant et la partie consommée de la plus-value ; ce faisant ils recréent seulement les conditions nécessaires à la continuation de la reproduction à la même échelle. Mais ni les ouvriers ni les capitalistes ne peuvent réaliser eux-mêmes la partie de la plus-value destinée à la capitalisation. La réalisa­tion de la plus-value aux fins d'accumulation se révèle comme une tâche impossible dans une société composée exclusivement d'ouvriers et de capitalistes. Or il est cu­rieux de constater que tous les théoriciens qui ont analysé le problème de l'accu­mu­lation, depuis Ricardo et Sismondi jusqu'à Marx, ont admis au départ une hypothèse qui rendait le problème insoluble. Ressentant à juste titre la nécessité de recourir à des « tierces personnes », c'est-à-dire à des consommateurs autres que les agents directs de la production capitaliste : ouvriers et capitalistes pour réaliser la plus-value, ils inventèrent diverses échappatoires : depuis la « consommation improductive ». incarnée chez Malthus dans la personne du propriétaire foncier féodal, et représentée chez Vorontsov par le militarisme, chez Struve par les « professions libérales » et autres parasites de la classe capitaliste. jusqu'au commerce extérieur, qui jouait le rôle de soupape de sûreté et tenait une place considérable chez tous les sceptiques de l'accumulation depuis Sismondi jusqu'à Nicolai-on. D'autre part, la difficulté de la réalisation de la plus-value amenait certains théoriciens à renoncer à l'accumulation - von Kirchmann et Rodbertus - ou en faisait conseiller à d'autres le ralentissement : c'était le cas de Sismondi et de ses épigones, les « populistes » russes.

Seules l'analyse profonde et la transcription schématique du processus de la reproduction sociale totale par Marx, en particulier son étude géniale de la reproduc­tion simple, ont permis de découvrir le nœud du problème de l'accumulation et les causes des échecs des tentatives antérieures pour le résoudre. L'analyse de l'accumu­lation du capital total, que Marx avait dû interrompre à peine esquissée. est en outre dominée, nous l'avons vu, par la polémique contre les théories de Smith, polémique qui fausse notre problème ; Marx n'a pas fourni de solution achevée au problème, mais l'hypothèse de la domination absolue de la production capitaliste complique les données. Cependant une solution implicite du problème de l'accumulation est conte­nue dans l'analyse de la reproduction et dans la caractéristique du processus total capitaliste avec ses contradictions internes (dans le livre III du Capital) ; cette solution est en accord avec les autres éléments de la doctrine de Marx, ainsi qu'avec l'expérience historique et la pratique quotidienne du capitalisme, elle permet ainsi de remédier à l'insuffisance du schéma. Si on l'examine de plus près, le schéma de la reproduction élargie renvoie, même en ce qui concerne ses rapports internes, à des formations situées hors du domaine de la production et de l'accumulation capitalistes. Jusqu'à présent nous n'avions considéré la reproduction élargie que d'un seul point de vue, à savoir comment la réalisation de la plus-value est possible. C'était là la difficulté qui préoccupait exclusivement les sceptiques. En fait la réalisation de la plus-value est la question vitale de l'accumulation capitaliste. Si l'on fait abstraction, pour simplifier les choses, du fonds de consommation des capitalistes, on constate que la réalisation de la plus-value implique comme première condition un cercle d'acheteurs situé en dehors de la société capitaliste, Nous disons bien d'acheteurs et non de consommateurs. En effet la réalisation de la plus-value n'indique pas a priori la forme matérielle où s'incarne la plus-value. Ce qui est certain, c'est que la plus-value ne peut être réalisée ni par les salariés, ni par les capitalistes, mais seulement par des couches sociales ou des sociétés à mode de production précapitaliste. On peut imaginer ici deux possibilités différentes de réalisation : l'industrie capitaliste peut produire un excédent de moyens de consommation au-delà de ses propres besoins (ceux des ouvriers et des capitalistes), elle vendra cet excédent à des couches sociales ou à des pays non capitalistes. Par exemple pendant les deux premiers tiers du XIX° siècle, l'industrie cotonnière anglaise a fourni - et elle fournit aujourd'hui partielle­ment encore - des cotonnades aux paysans et à la petite bourgeoisie citadine du conti­nent européen. ainsi qu'aux paysans des Indes, d'Améri­que, d'Afrique, etc. L'exten­sion énorme de cette industrie avait pour base la consom­ma­tion de classes et de pays non capitalistes  [2]. Mais l'industrie cotonnière suscita en Angleterre même un dévelop­pe­ment accéléré de l'industrie mécanique, qui fournit les broches, les métiers à tisser, etc. et stimula également l'industrie métallurgique et minière. Dans ce cas, ce fut la section II (moyens de consommation) qui réalisa ses produits dans des couches extra-capitalistes, suscitant par sa propre accumulation une demande croissante de produits indigènes de la section I (moyens de production) et aidant par conséquent cette section à réaliser sa plus-value et à poursuivre l'accumulation.

On peut également envisager le cas inverse. La production capitaliste peut fournir des moyens de production excédant ses propres besoins, et trouver des acheteurs dans des pays extra-capitalistes. Par exemple l'industrie anglaise fournit dans la première moitié du XIXe siècle des matériaux de construction ferroviaires pour les états américains et pour l'Australie. La construction de chemins de fer à elle seule ne signi­fie pas encore la domination de la production capitaliste dans un pays. En fait, les chemins de fer, même dans ce cas, n'étaient qu'une des conditions premières de l'avè­ne­ment de la production capitaliste. Ou bien encore l'industrie chimique allemande exporte des moyens de production (matières colorantes, etc.) qui seront vendus en masse dans des pays non capitalistes : en Asie, en Afrique, etc.  [3]. Dans ces cas c'est la section I (moyens de production) qui réalise ses produits dans les milieux extra-capitalistes. L'élargissement de la section I ainsi obtenue suscite dans le pays capita­liste une extension correspondante de la section II, qui fournit des moyens de con­sommation pour l'armée croissante des ouvriers de la première section.

Chacun des deux cas s'écarte du schéma de Marx. Dans le premier. c'est le produit de la section II qui dépasse les besoins des deux sections, mesurés par le capital variable de la partie consommée de la plus-value ; dans le second cas. c'est le produit de la section I qui dépasse la grandeur du capital constant des deux sections, même si l'on tient compte de son augmentation nécessaire à l'extension de la production. Dans les deux cas la plus-value ne se présente pas de prime abord sous la forme matérielle qui permettrait de la capitaliser dans l'une des deux sections. Dans la réalité ces deux cas typiques que nous venons d'examiner ne cessent de s'entrecroiser et de se compléter réciproquement, se transformant également l'un dans l'autre.

Un point semble encore obscur. Si par exemple un excédent de moyens de con­sommation, disons des cotonnades, est vendu dans des milieux non capitalistes, il est clair que ces cotonnades, comme toute marchandise capitaliste, représentent non seulement de la plus-value, mais encore du capital constant et du capital variable. Il serait arbitraire d'imaginer que précisément ces marchandises vendues dans des milieux extra-capitalistes ne représentent que de la plus-value. D'autre part nous cons­ta­tons que dans ce cas l'autre section (I) non seulement réalise sa plus-value, mais encore peut accumuler sans vendre son produit en dehors des deux sections de la production capitaliste. Mais ces deux objections sont purement formelles. Il suffit pour les réfuter de décomposer la valeur de la masse totale des produits en ses parties correspondantes. Dans la production capitaliste, non seulement le produit total, mais encore chaque unité de marchandises contiennent de la plus-value. Cela n'empêche pas que, comme le capitaliste individuel calcule en vendant successivement la masse de ses produits particuliers d'abord le renouvellement du capital constant investi, puis du capital variable (ou pour employer des termes inexacts mais plus employés dans la pratique courante, d'abord de son capital fixe, puis de son capital circulant), enre­gistrant la somme restante comme son profit. de même le produit social total petit être décomposé en trois parties proportionnelles correspondant d'après leur valeur au capital constant social usé, au capital variable et à la plus-value extorquée aux ouvriers. Dans la reproduction simple, la forme matérielle du produit total correspond éga­lement à ces rapports de valeur : le capital constant réapparaît sous la forme de moyens de production, le capital variable sous la forme de moyens de subsistance pour les ouvriers, la plus-value sous la forme de moyens de subsistance pour les capitalistes. Cependant la reproduction simple en ce sens strict - consommation de toute la plus-value par les capitalistes - est, nous le savons, une fiction théorique. D'après le schéma de Marx il existe également dans le cas de la reproduction élargie ou accumulation, une proportionnalité rigoureuse entre la composition en valeur du produit social et sa forme matérielle : la plus-value dans sa partie accumulable vient au monde sous une forme matérielle correspondant à une répartition proportionnelle en moyens de production et moyens de consommation pour les ouvriers, telle qu'elle permet l'élargissement de la production sur une base technique donnée. Cependant cette théorie, qui repose sur l'hypothèse d'une produc­tion capitaliste isolée et se suffisant à elle-même, est impuissante, nous l'avons déjà vu, à résoudre le problème de la réalisation de la plus-value. Mais dès que nous admettons que la plus-value est réalisée à l'extérieur de la production capitaliste, nous admettons par là même que sa forme matérielle n'est pas liée aux besoins de la production capitaliste. Sa forme matérielle répond aux besoins des milieux extra-capitalistes qui aident à la réaliser. Voilà pourquoi la plus-value peut se matérialiser selon le cas en moyens de consom­mation, par exemple en cotonnades, ou en moyens de production, par exemple en matériaux ferroviaires. Que cette plus-value réalisée sous la forme des produits d'une section aide en même temps, grâce à l'extension consécutive de la production, à réaliser la plus-value de l'autre section ne change rien au fait que la plus-value sociale considérée comme un tout a été réalisée en dehors des deux sections, partie directement, partie indirectement. C'est un phénomène analogue à celui par lequel un capitaliste individuel peut réaliser sa plus-value même si la masse totale de ses produits ne fait d'abord que remplacer le capital variable ou le capital constant d'un autre capitaliste.

Cependant la réalisation de la plus-value n'est pas le seul élément de la reproduc­tion dont il faille tenir compte. Supposons que la section I ait réalisé la plus-value à l'extérieur - à l'extérieur des deux sections - et qu'ainsi l'accumulation puisse avoir lieu. Supposons également que la section I ait en perspective un nouvel élargissement des débouchés dans ces milieux non capitalistes. Les conditions de l'accumulation ne seront alors données qu'à moitié. Il y a loin de la coupe aux lèvres. On s'aperçoit en effet à présent que la deuxième condition de l'accumulation est l'acquisition des éléments matériels indispensables à l'extension de la production. Où les prendre puisque nous venons de réaliser en argent le surproduit sous forme de produits de la section I, c'est-à-dire sous forme de moyens de production, et que nous les avons vendus à l'extérieur de la société capitaliste ? La transaction qui a permis de réaliser la plus-value a anéanti en même temps la possibilité de convertir cette plus-value réa­lisée en capital productif. Il semble donc que nous soyons passés de Charybde en Scylla. Mais examinons les choses de plus près.

Nous opérons ici avec c dans la section I et dans la section II comme s'il s'agissait du capital constant total de la production. Or ce n'est pas le cas, nous le savons. Pour simplifier le schéma nous n'avons pas tenu compte du fait que le c qui figure dans le schéma à la section I et à la section Il ne représente qu'une partie du capital constant total, c'est-à-dire la partie circulant dans le cycle annuel. usée au cours de ce cycle et incorporée dans les produits. Mais il serait absurde d'imaginer que la production capitaliste (ou tout autre production) use dans son cycle de production tout le capital constant, pour le créer entièrement à neuf à chaque début de cycle. Au contraire on suppose à l'arrière-plan de la production telle qu'elle est exposée dans le schéma toute la masse de moyens de production dont le renouvellement périodique total est indiqué dans le schéma par le renouvellement annuel de la partie usée. Grâce à l'accroisse­ment de la productivité du travail et à l'extension de la production, cette masse de moyens de production augmente non seulement dans l'absolu, mais encore relative­ment à la partie usée chaque année dans la production. Il y a en même temps un accroissement correspondant de l'efficacité potentielle du capital constant. Si l'on fait abstraction de l'accroissement de sa valeur, c'est d'abord l'exploitation plus intensive de cette partie du capital constant qui joue le rôle primordial dans l'extension de la production.

« Dans l'industrie extractive, celle des mines par exemple, les matières premières n'entrent pas comme élément des avances, puisque là l'objet du travail est non le fruit d'un travail antérieur, mais bien le don gratuit de la nature, tel que le métal, le minerai, le charbon, les pierres, etc.
« Le capital constant se borne donc presque exclusivement à l'avance en outillage, qu'une augmentation de travail n'affecte pas (travail par équipes continu de jour et de nuit). Mais les autres circonstances restant les mêmes, la valeur et la masse du produit se multiplieront en raison directe du travail appliqué aux mines. De même qu'au premier jour de la vie industrielle, l'homme et la nature y agissent de concert comme sources primitives de la richesse. Voilà donc, grâce à l'élasticité de la force ouvrière, le terrain de l'accumulation élargi sans agrandissement préalable du capital avancé.
« Dans l'agriculture, on ne peut étendre le champ de cultivation sans avancer un surplus de semailles et d'engrais. Mais, cette avance une fois faite, la seule action mécanique du travail sur le sol en augmente merveilleusement la fertilité. Un excé­dent de travail, tiré du même nombre d'ouvriers, ajoute à cet effet sans ajouter à l'avance en instruments aratoires. C'est donc de nouveau l'action directe de l'homme sur la nature qui fournit ainsi un fonds additionnel à accumuler sans intervention d'un capital additionnel.
« Enfin, dans les manufactures, les fabriques, les usines, toute dépense addition­nelle en travail présuppose une dépense proportionnelle en matières premières, mais non en outillage. De plus, puisque l'industrie extractive et l'agriculture fournissent à l'industrie manufacturière ses matières brutes et instrumentales, le surcroît de produits obtenu dans celles-là sans surplus d'avance revient aussi à l'avantage de celle-ci.
« Nous arrivons donc à ce résultat général qu'en s'incorporant la force ouvrière et la terre, ces deux sources primitives de la richesse, le capital acquiert une puis­sance d'expansion qui lui permet d'augmenter ses éléments d'accumulation au-delà des limites apparemment fixées par sa propre grandeur, c'est-à-dire par la valeur et la masse des moyens de production déjà produits dans lesquels il existe » (Capital, I. I, p. 567. Trad. Éditions Sociales, tome 3, pp. 44-45. Complété par nous N. d. T.).

Par ailleurs il n'est pas évident que les moyens de production et de consommation nécessaires soient tous nécessairement d'origine capitaliste. Cette hypothèse, que Marx a mis à la base de son schéma de l'accumulation, ne correspond ni à la pratique journalière ni à l'histoire du capital ni au caractère spécifique de ce mode de production. En Angleterre, dans la première moitié du XIX° siècle, la majeure partie de la plus-value apparaissait à la fin du processus de production sous la forme de cotonnades. Mais les éléments matériels de la capitalisation de la plus-value, s'ils étaient toujours du surproduit, ne représentaient pas nécessairement de la plus-value capitaliste : ainsi le coton brut fourni par les États esclavagistes de l'Union américaine ou les céréales (moyens de subsistance des ouvriers anglais) provenant des domaines de la Russie féodale donc produits du servage, représentent certes du surproduit mais non de la plus-value capitaliste. La crise du coton en Angleterre pendant la guerre de Sécession, lorsque la culture des plantations fut interrompue, ou encore la crise de l'industrie de la toile en Europe pendant la guerre en Orient, lorsqu'on ne pouvait plus importer de chanvre de la Russie féodale, prouvent combien l'accumulation capita­liste dépend des moyens de production produits en dehors du système capitaliste. Il suffit du reste de se rappeler quel rôle l'importation du blé, produit agricole, donc indépendant du mode de production capitaliste, joue dans l'alimentation de la masse ouvrière européenne (comme élément du capital variable) pour se rendre compte que l'accumulation est nécessairement, liée dans ses éléments matériels à des milieux non capitalistes. D'ailleurs le caractère de la production capitaliste lui-même s'oppose à ce que celle-ci se contente des moyens de production produits par elle-même. Il est essentiel pour le capitaliste individuel qui obéit toujours au désir d'élever le taux de profit, de réduire le prix des éléments du capital constant. D'autre part la croissance incessante de la productivité du travail, qui est le facteur le plus important de l'aug­men­tation du taux de la plus-value, implique et nécessite l'utilisation illimitée de toutes les matières et de toutes les ressources du sol et de la nature. Il serait contraire à l'essence et au mode d'existence du capitalisme de tolérer quelque restriction à cet égard. Aujourd'hui encore, après quelques siècles de son développe­ment, la produc­tion capitaliste n'a conquis qu'une petite fraction de la production totale du globe, son siège est resté de préférence la petite Europe ; en Europe même des domaines entiers de production, ceux de l'agriculture ou de l'artisanat indépen­dant, et des territoires immenses échappent à sa domination ; de plus elle comprend de grandes parties de l'Amérique du Nord et quelques régions situées sur les autres continents. En général la production capitaliste est limitée principalement aux pays de la zone tempérée, tandis que par exemple en Orient ou dans le Sud, elle a fait assez peu de progrès. Si le capitalisme devait se contenter uniquement des éléments de production accessibles à l'intérieur de ces limites étroites, son niveau actuel, son développement même auraient été impossibles. Dès son origine, le capital a mis à contribution toutes les ressources productives du globe. Dans son désir de s'appro­prier les forces productives à des fins d'exploitation, le capital fouille le monde entier, se procure des moyens de production dans tous les coins du globe, les acquérant au besoin par la force, dans toutes les formes de société, à tous les niveaux de civilisation. Le problème des éléments matériels de l'accumulation n'est pas achevé avec la création de la plus-value sous une forme concrète ; le problème se pose alors autrement : il est néces­saire, pour utiliser la plus-value réalisée de manière produc­tive, que le capital puisse progressivement disposer de la terre entière afin de s'assurer un choix illimité de moyens de production en quantité comme en qualité. Il est indispensable pour le capital de pouvoir recourir brusquement à de nouveaux domai­nes fournisseurs de matiè­res premières ; c'est une condition nécessaire au processus de l'accumulation, à son élasticité et à son dynamisme, aussi bien pour remédier à des interruptions ou à des fluctuations éventuelles de l'exportation de matières premières des sources habituelles, que pour procéder à des expansions soudaines du besoin social. Au moment où la guerre de Sécession avait interrompu l'importation du coton américain en Angleterre et provoqué dans le comté de Lancashire la fameuse « crise du coton », on vit surgir comme par enchantement en un espace de temps très bref de nouvelles plantations de coton en Égypte. C'était ici le despotisme oriental, joint à la structure féodale ancienne du servage, qui avait préparé les voies au capital européen. Seul le capital avec ses moyens techniques peut provoquer des bouleversements aussi miraculeux dans un délai aussi bref. Mais ce n'est que sur un terrain précapitaliste à la structure sociale primitive qu'il peut disposer avec souveraineté des forces produc­tives matérielles et humaines qui permettent le miracle. Un autre exemple du même ordre est l'augmentation énorme de la consommation mondiale du caoutchouc, qui nécessite actuellement une importation régulière de caoutchouc brut pour une valeur annuelle d'un milliard de marks. La base économique de la production de matières premières est le système d'exploitation primitif pratiqué par le capital européen dans les colonies africaines et en Amérique, système alliant différentes combinaisons d'esclavage et de servage  [4].

Soulignons que lorsque nous avons envisagé les cas où soit la section I soit la section Il réalise seule le surproduit dans un milieu extra-capitaliste, nous avons choisi l'hypothèse la plus favorable à la vérification du schéma de Marx, parce que les rapports de la reproduction s'y manifestent dans toute leur pureté. En fait rien ne nous interdit de supposer qu'une partie du capital constant et du capital variable incarnée dans le produit de l'une ou l'autre section soit réalisée hors du milieu capitaliste. Les deux exemples du paragraphe précédent ont simplement démontré qu'au moins la plus-value destinée à la capitalisation et la portion correspondante de la masse de marchandises ne peut absolument pas être réalisée à l'intérieur des milieux capita­listes et doit trouver des acheteurs à l'extérieur de ces milieux, dans des structures et des couches sociales non capitalistes.

Entre la période de production où est produite la plus-value et la période suivante de l'accumulation où cette plus-value est capitalisée, il y a place pour deux transac­tions distinctes : la réalisation de la plus-value, c'est-à-dire sa conversion en valeur pure, puis la transformation de cette valeur pure en capital productif ; ces deux transactions s'effectuent entre la production capitaliste et le milieu non capitaliste environnant. Le commerce international est donc, du point de vue de la réalisation de la plus-value comme du point de vite de l'acquisition des éléments matériels du capital constant, une condition historique vitale du capitalisme ; le commerce interna­tional se présente dans la situation concrète actuelle comme un échange entre les formes de production capitalistes et les formes de production non capitalistes.

Jusqu'à présent nous avons considéré l'accumulation seulement du point de vue de la plus-value et du capital constant. Le troisième élément fondamental de l'accumula­tion est le capital variable. Le processus de l'accumulation s'accompagne d'un accrois­se­ment du capital variable. Dans le schéma de Marx cet accroissement se traduit dans sa forme concrète par l'augmentation des moyens de subsistance pour les salariés. Le véritable capital variable cependant ne consiste pas dans des moyens de subsistance pour les travailleurs, mais dans la force de travail de ces derniers, pour l'entretien de laquelle des moyens de subsistance sont nécessaires. Une des conditions fondamen­tales de l'accumulation est donc un apport supplémen­taire de travail vivant, mobilisé par le capital et correspondant à ses besoins. On l'obtient partiellement - dans la mesure où la situation le permet - par la prolongation de la journée de travail et par l'intensification du travail. Mais dans les deux cas cette augmentation de travail vivant ne se manifeste pas - ou très peu - (sous forme de salaire payé pour les heures sup­plé­mentaires) dans l'accroissement du capital varia­ble. En outre les deux méthodes se heurtent rapidement à des limites très étroites et infranchissables, corres­pondant aux résistances naturelles ou sociales. L'accroisse­ment constant du capital variable qui accompagne l'accumulation doit donc se traduire par une augmentation du nombre des forces de travail employées. D'où viennent ces forces de travail supplémentaires ?

Dans son analyse de l'accumulation du capital individuel, Marx donne la réponse suivante :

  « Pour faire actuellement fonctionner ces éléments comme capital, la classe capitaliste a besoin d'un surplus de travail qu'elle ne saura obtenir, à part l'exploitation plus extensive ou intensive des ouvriers déjà occupés, qu'en enrôlant des forces de travail supplémentaires. Le mécanisme de la production capitaliste y a déjà pourvu en reproduisant la classe ouvrière comme classe salariée dont le salaire ordinaire assure non seulement le maintien, mais encore la multiplication.
« Il ne reste donc plus qu'à incorporer les forces de travail additionnelles, fournies chaque année à divers degrés d'âge par la classe ouvrière, aux moyens de production additionnels que la production annuelle renferme déjà. » (Capital, I. I, p. 544. Trad. Éditions Sociales, tome 3, p. 23)  [5].

Ici l'accroissement du capital variable est directement attribué et à la seule reproduction naturelle de la classe ouvrière, déjà dominée par le capital. Cette explication est conforme au schéma de la reproduction élargie qui, selon l'hypothèse de Marx, n'admet que deux classes sociales, la classe capitaliste et la classe ouvrière, et considère le capitalisme comme le mode unique et absolu de production. A partir de ces prémisses, la reproduction naturelle de la classe ouvrière est en effet la seule source de l'augmentation des forces de travail mobilisées par le capital. Cependant cette conception contredit les lois qui régissent les mouvements de l'accumulation. La reproduction naturelle des ouvriers et les besoins de l'accumula­tion capitaliste ne coïncident ni en quantité ni dans le temps. Marx lui-même a démontré brillamment que la reproduction naturelle des ouvriers est incapable de s'adapter aux besoins d'expansion soudaine du capital. Si la reproduction naturelle de la classe ouvrière était la seule base des mouvements du capital, l'accumulation ne pourrait se poursui­vre dans son cycle périodique de surtension et d'épuisement ; l'expansion spasmodi­que des sphères de production ne pourrait avoir lieu, l'accumula­tion elle-même deviendrait ainsi impossible. Cette dernière exige une liberté de mouvements absolue par rapport à l'accroissement du capital variable comme par rapport aux éléments du capital constant, donc implique la possibilité absolue de disposer de l'apport supplémentaire de travail sans restriction aucune. Marx montre dans son analyse que cette nécessité se traduit par la formation de l'« armée industrielle de réserve du prolétariat ».Le schéma de la reproduction élargie ignore cette armée de réserve et ne lui laisse aucune place. L'armée industrielle de réserve ne peut pas en effet se constituer à partir de la reproduction naturelle du prolétariat. Ce sont d'autres réser­voirs sociaux qui l'alimentent constamment en forces de travail - forces de travail jusqu'à présent indépendantes de la production capitaliste, et qui seront adjointes au prolétariat en cas de besoin. Seuls les pays et les classes non capita­listes peuvent fournir régulièrement la production capitaliste de forces de tra­vail supplémentaires. Cependant, dans son analyse de l'armée de réserve industrielle (Capital, livre I, ch. 25, par. 3). Marx ne tient compte que 1) du remplace­ment des ouvriers plus âgés par les machines ; - 2) de l'exode des ouvriers agricoles à la ville, conséquence de la prédominance de la production capitaliste dans l'agriculture ; - 3) de l'emploi occa­sionnel de travailleurs mis au rancart par l'industrie ; - et enfin 4) du paupérisme, qui est un produit de la surpopulation relative. Toutes ces catégories sont sécrétées d'une manière ou d'une autre par la production capitaliste, elles en sont les déchets, elles constituent un prolétariat en surnombre, déjà utilisé et rejeté d'une manière ou de l'autre. Même les ouvriers agricoles qui ne cessent d'affluer à la ville représentent aux yeux de Marx des prolétaires : ils passent de la domination du capital agricole à celle du capital industriel. Marx songeait là apparemment à la situation anglaise, qui se trouvait à un stade assez élevé de développement capitaliste. En revanche, il ne se préoccupe pas ici de l'origine de ce prolétariat citadin et agricole, il ne tient pas compte de la source la plus importante du recrutement de ce prolétariat en Europe : la prolé­tarisation conti­nue des couches moyennes dans les villes et à la campagne, la ruine de l'écono­mie paysanne et du petit artisanat, c'est-à-dire le processus constant de destruction et de désagrégation des modes de production non capitalistes, mais précapitalistes, aboutissant au massage constant des forces de travail d'une situation non capitaliste à une situation capitaliste. Nous faisons allusion non seulement à la décomposition de l'économie paysanne et de l'artisanat en Europe, mais aussi à la décomposition des formes de production et de sociétés primitives dans des pays extra-européens.

De même que la production capitaliste ne peut se contenter des forces actives et des ressources naturelles de la zone tempérée, mais qu'elle a au contraire besoin pour se développer de disposer de tous les pays et de tous les climats, de même elle ne peut s'en tenir à l'exploitation de la force de travail de la race blanche. Pour cultiver les régions où la race blanche est incapable de travailler, le capital doit recourir aux autres races. Il a besoin en tout cas de pouvoir mobiliser sans restriction toutes les forces de travail du globe pour exploiter avec leur aide toutes les forces productives du sol, dans les limites imposées par la production pour la plus-value. Ces forces de travail cependant sont la plupart du temps liées aux traditions rigides des formes de production précapitalistes ; le capitalisme doit d'abord les en « libérer » avant de pou­voir les enrôler dans l'armée active du capital. Le processus d'émancipation des forces de travail des conditions sociales primitives et leur intégration dans le système de salaire capitaliste sont l'un des fondements historiques indispensables au capitalisme. La première branche de production authentiquement capitaliste, l'industrie cotonnière anglaise, est inconcevable non seulement sans le coton des états du Sud de l'Union nord-américaine, mais encore sans les millions de nègres africains déportés en Amérique pour fournir la main-d'œuvre des plantations, et qui ensuite, après la guerre de Sécession, furent incorporés à la classe ouvrière capitaliste comme prolétariat libre  [6].

Un tableau statistique publié aux États-Unis un peu avant la guerre de Séces­sion fournissait les Indications suivantes sur la valeur de la production annuelle des états esclavagistes et le nombre des esclaves employés, dont la majorité travaillaient dans les plantations de coton :

Coton (millions de $) Esclaves
1800 5,2 893 041
1810 15,1 1 191 364
1820 26,3 1 543 688
1830 34,1 2 009 053
1840 74,6 2 487 255
1850 101,8 3079 509
1851 137,3 3 200 000

Le capital est conscient de l'importance du recrutement des forces de travail dans les sociétés non capitalistes, surtout à propos de ce qu'on appelle le « problème ou­vrier » aux colonies. Il use de toutes les méthodes possibles de la « douce violence » pour résoudre ce problème, pour détacher les forces de travail des autres autorités sociales et des autres conditions de production et pour les soumettre à sa loi. Ces procédés ont suscité dans les pays coloniaux les formes hybrides les plus étranges entre le salariat moderne et les régimes d'exploitation primitive  [7]. Voilà un exemple du fait que la production capitaliste ne peut se passer des forces de travail issues d'autres formations sociales.

Certes, Marx analyse en détail le processus de l'appropriation des moyens de production non capitalistes, ainsi que le processus de la transformation de la paysan­nerie en prolétariat capitaliste. Tout le 27° chapitre du livre I du Capital est consacré à la description de la genèse du prolétariat anglais, de la classe des petits fermiers capitalistes ainsi que du capital industriel. Marx met l'accent dans la descrip­tion de ce dernier processus sur le pillage des pays coloniaux par le capital européen. Mais il n'étudie ces faits que dans la perspective de l' « accumulation primitive ». Les proces­sus cités n'illustrent pour Marx que la naissance du capital, Marx les décrit comme l'enfantement douloureux de la production capitaliste par la société féodale. Dès qu'il passe à l'analyse théorique du processus capitaliste - de la production comme de la circulation - il revient sans cesse à son hypothèse de la domination générale et abso­lue de la production capitaliste. Or nous constatons pourtant que le capitalisme, même dans sa phase de maturité, est lié à tous les égards à l'existence de couches et de sociétés non capitalistes. Il ne s'agit pas seulement dans cette dépendance du problè­me des débouchés pour les « produits excédentaires » comme l'ont cru Sismon­di ainsi que plus tard les critiques et les sceptiques de l'accumulation. L'accumu­lation est liée quant à sa composition matérielle et ses rapports de valeur et dans tous ses éléments : capital constant, capital variable et plus-value, à des formes de production non capitalistes. Ces dernières constituent le milieu historique donné de ce processus. Non seulement l'accumulation ne peut être expliquée à partir de l'hypothèse de la domination générale et absolue de la production capitaliste, mais elle est même tout simplement inconcevable à tous égards sans le milieu non capitaliste. Sans doute Sismondi et ses successeurs, en réduisant les difficultés de l'accumulation à la réalisation de la plus-value, ont-ils fait preuve d'une intuition juste des conditions d'existence de l'accumulation. Il y a une différence radicale entre les conditions de la réalisation de la plus-value et celles de l'accroissement du capital constant et du capi­tal variable dans leur forme matérielle. Le capital ne peut se passer des moyens de production et des forces de travail de la terre entière. Pour le développement illimité de l'accumulation, il a besoin des trésors naturels et des forces de travail de toutes les régions du monde. Comme la plupart des ressources et de la main-d'œuvre se trou­vent en fait dans les sphères de production précapitalistes - qui constituent le milieu historique de l'accumulation du capital - le capital déploie toutes ses forces pour s'emparer de ces territoires et soumettre ces sociétés. Certes la production capitaliste pourrait utiliser même des plantations de caoutchouc gérées avec des méthodes capitalistes, comme il y en a déjà en Inde par exemple. Mais la prédominance effec­tive de structures sociales non capitalistes dans les pays où ces branches de pro­duc­tion sont développées pousse le capital à mettre sous sa tutelle ces pays et ces sociétés ; les conditions primitives permettent au capital de prendre des mesures brusques et violentes, telles qu'elles seraient inconcevables dans un régime purement capitaliste.

Il en est autrement de la réalisation de la plus-value. Celle-ci est liée de prime abord à des producteurs et à des consommateurs non capitalistes comme tels. L'exis­tence d'acheteurs non capitalistes de la plus-value est une condition vitale pour le capital et pour l'accumulation, en ce sens elle est décisive dans le problème de l'accu­mulation du capital. Quoi qu'il en soit, pratiquement l'accumulation du capital comme processus historique dépend à tous les égards des couches sociales et des formes de sociétés non capitalistes.

La solution du problème discuté par l'économie politique pendant près d'un siècle se trouve donc entre les deux extrêmes : entre le scepticisme petit-bourgeois de Sis­mondi, de von Kirchmann, Vorontsov, Nicolai-on, qui affirmaient l'impossibilité de l'accumulation, et le grossier optimisme de Ricardo, de Say, de Tougan-Baranow­sky, pour qui le capitalisme peut se développer seul de matière illimitée - ce qui implique logiquement qu'il est éternel. La solution conforme à l'esprit de la doctrine de Marx est dans la contradiction dialectique selon laquelle l'accumulation capitaliste a besoin pour se mouvoir de formations sociales non capitalistes autour d'elle, qu'elle se développe par des échanges constants avec ces formations et ne peut subsister sans les contacts avec un tel milieu.

C'est en partant de là que l'on peut réviser les conceptions du marché intérieur et du marché extérieur qui ont joué un rôle si important dans les controverses théoriques autour du problème de l'accumulation. Le marché intérieur et le marché extérieur tiennent certes une place importante et très différente l'une de l'autre dans la poursuite du développement capitaliste ; mais ce sont des notions non pas de géographie, mais d'économie sociale. Le marché intérieur du point de vue de la production capitaliste est le marché capitaliste, il est cette production elle-même dans le sens où elle achète ses propres produits et où elle fournit ses propres éléments de production. Le marché extérieur pour le capital est le milieu social non capitaliste qui l'entoure, qui absorbe ses produits et lui fournit des éléments de production et des forces de travail. De ce point de vue, économiquement parlant, l’Angleterre et l'Allemagne constituent pres­que toujours l'une pour l'autre un marché intérieur, à cause des échanges constants de marchandises, tandis que les consommateurs et producteurs paysans d'Allemagne représentent un marché exté­rieur pour le capital allemand. Comme on peut le voir dans le schéma de la repro­duction, ce sont des notions exactes et rigoureuses. Dans le commerce capita­liste intérieur, le capital ne peut réaliser dans le meilleur des cas que certaines parties de la valeur du produit social total : le capital constant usé, le capital variable et la partie consommée de la plus-value ; en revanche la partie de la plus-value destinée à la capitalisation doit être réalisée « à l'extérieur ». Si la capitalisation de la plus-value est le but proprement dit et le mobile de la production, par ailleurs le renouvellement du capital constant et du capital variable (ainsi que de la partie consommée de la plus-value) est la base large et la condition préalable de la capita­lisation. Et si le dévelop­pement international du capitalisme rend la capita­lisation de la plus-value de plus en plus urgente et de plus en plus précaire, il élargit d'autre part la base du capital cons­tant et du capital variable en tant que masse, aussi bien dans l'absolu que par rapport à la plus-value. De là le phénomène contradictoire que les anciens pays capitalistes, tout en constituant les uns pour les autres un marché toujours plus large et en pouvant de moins en moins se passer les uns des autres, entrent en même temps dans une concurrence toujours plus acharnée pour les relations avec les pays non capitalistes  [8].

Les conditions de la capitalisation de la plus-value et les conditions du renouvelle­ment du capital total se contredisent donc de plus en plus. Cette contradiction ne fait du reste que refléter la loi contradictoire de la baisse tendancielle du taux de profit.


Notes

[1]   « Plus sont grands le capital et la productivité du travail et en général l'échelle de la production capitaliste et plus sera grande la masse des marchandises en train de passer de la production dans la consommation individuelle on industrielle et, par conséquent, pour chaque capital particulier, la certitude de trouver sur le marché ses conditions de reproduction toutes préparées. » (Histoire des doctrines économiques, tome V. pp. 23-44.)

[2]   L'importance de l'industrie cotonnière pour l'exportation anglaise se manifeste dans les chiffres suivants :
• 1893 : sur une exportation globale de produits finis de 5 540 millions de marks, les coton­nades représentaient 1 280 millions de marks, c'est-à-dire 23 % ; le fer ou les produits métallurgi­ques divers, environ 17 %.
• 1898 : sur une exportation globale de produits finis de 4 668 millions de marks, les coton­nades représentaient 1 300 millions de marks, soit 28 %; le fer ou les produits métallurgiques, 22 %.
Comparons ces résultats avec les statistiques portant sur l'Allemagne:
• 1898 : sur une exportation globale de 4 010 millions de marks, les cotonnades représentaient 231,9 millions de marks, soit 5,75 %.
• La longueur des tissus de coton exportés en 1898 était de 5 millions 1/4 de yards, dont 2 milliards 1/4 furent envoyés en Inde. (B. Jaffé, « Die englische Baumwollindustrie und die Organi­sa­tion des Exporthandels », In Schmollers Jahrbücher,  XXIV, p. 1033.)
En 1908, l'exportation anglaise de tissus de coton représentait à elle seule 260 millions de marks. (Statist. Jahrbücher für das Deutsche Reich, 1910.)

[3]   Un cinquième des colorants à base d'aniline et la moitié des colorants à base d'indigo sont exportés dans des pays comme la Chine, le Japon, les Indes britanniques, l'Égypte, la Turquie d’Asie, le Brésil, le Mexique.

[4]   Les dernières révélations du Livre Bleu anglais sur les pratiques de la Peruvian Amazon Co Ltd à Putumayo nous ont appris que dans la république libre du Pérou, même sans la forme politique de la domination coloniale, le capital international a su se soumettre les indigènes et les mettre dans une situation proche de l'esclavage pour s'emparer des moyens de production des pays primitifs par un pillage de grand style. Depuis 1900, la société citée, qui est composée de capitalistes anglais et étrangers, avait jeté sur le marché londonien environ 4 000 tonnes de caoutchouc en provenance de Putumayo. Dans le même laps de temps, 30 000 indigènes furent assassinés et la plupart des 10000 survivants sont restés infirmes à force d'avoir été frappés.

[5]   De même à un autre passage : « Il faut donc tout d'abord transformer en capital variable une partie de la plus-value et du surproduit qui lui correspond en subsistances ; il faut en acheter du travail nouveau. Ce n'est  possible que si le nombre des ouvriers s'accroît ou que le temps durant lequel ils travaillent est prolongé (...) mais cela ne constitue pas un moyen constant d'accumulation. La population ouvrière peut augmenter si des ouvriers improductifs sont transformés en ouvriers productifs, ou que des personnes qui jusque-là ne travaillaient pas, les femmes, les enfants, etc., sont englobées dans le procès de production. Nous laissons de côté ici ce dernier point. Elle peut également augmenter grâce à l'accroissement général de la population. L'accumulation ne peut être continue que si la population, malgré qu'elle subisse une diminution relative par rapport au capital employé, augmente de façon absolue. L'augmentation de la population est la condition fondamentale d'une accumulation continue. Et cela suppose un salaire moyen qui permette un accroissement continu de la population ouvrière et non pas une simple reproduction. » (Histoire des doctrines économiques, tome V, chap. « Transformation de revenus en capital », pp. 14-15.)

[6]   Simons, Klassenkämpfe in der Geschichte Amerikas. Cahiers complémentaires de la Neue Zeit, n° 7, p. 39.

[7]   Un exemple typique de telles formes sociales hybrides nous est donné dans la description par l'ancien ministre anglais, Bryce, des mines de diamant sud-africaines : « A Kimberley, la curiosité la plus remarquable, qui est unique nu monde, ce sont deux « compounds » où les indigènes employés aux mines sont hébergés et parqués. Il s'agit d'enceintes énormes sans toit, mais tendues d'un réseau de fil de fer pour empêcher que l'on ne jette quelque chose par dessus le mur. Un couloir souterrain conduit à la mine voisine. Le travail s'effectue par équipes chacune huit heures par jour, si bien que l'ouvrier ne reste jamais plus de huit heures consécutives sous terre. Le long du mur, à l'intérieur, s'élèvent des cabanes où les indigènes habitent et dorment. Il y a également un hôpital à l'intérieur de l'enceinte, ainsi qu'une école où les ouvriers peuvent apprendre à lire et à écrire pendant leurs heures de loisirs. On ne prend pas de boissons alcoolisées. Toutes les entrées sont surveillées strictement et aucun visiteur et indigène ni blanc n'a accès au campement. Les vivres sont fournies par un magasin qui se trouve à l'intérieur de l'enceinte et appartient à la société. Le « compound » de la mine de Beers abritait à l'époque de ma visite 2 600 indigènes de toutes les tribus imaginables, si bien que l'on pouvait observer des exemplaires des types les plus variés de Noirs, venus des régions les plus diverses depuis le Natal et le Pondoland au Sud, jusqu'au lac Tanganyika à l’extrême Est du pays. Ils viennent de tous les horizons, attirés par les hauts salaires, généralement de 18 à 30 Mk par semaine, et ils restent là trois mois et davantage, parfois même ils s'établissent pour une plus longue période. Dans ce grand « compound » rectangulaire, on voit des Zoulous du Natal, des Fingos, des Pongos, des Tembous, des Pasutos, des Betchouanas, des sujets du Gunaynhana, qui fait partie des possessions portugaises, quelques Matabeles et Makalakas et beaucoup d'indigènes que l'on appelle « Zambest boys » appartenant aux tribus qui peuplent les deux rives du fleuve. Il y a même des Bushmen, ou du moins des indigènes qui viennent de ces tribus. lis cohabitent pacifiquement et se distraient chacun à leur manière pendant leurs heures de loisir. Outre les jeux de hasard, nous avons observé un jeu qui ressemble au jeu anglais du renard et de l'oie, on y joue avec des jetons sur une planche; on faisait aussi de la musique sur des instruments primitifs : sur ce qu'on appelle le « piano des Cafres », fabriqué de barres de fer inégalement longues et fixées les fines à côté des autres dans un cadre, et sur un autre instrument encore plus primitif fait de différentes petites barres de bois qui donnent, lorsqu'on les frappe, des sons variés et les rudiments d'une mélodie. Quelques-uns, peu nombreux, lisaient ou écrivaient des lettres, les autres étaient occupés à faire la cuisine ou à bavarder. Beaucoup de tribus bavardent de manière ininterrompue, et on peut entendre dans cet étrange asile de nègres, lorsque l'on passe d'un groupe à l'autre, une douzaine de langues différentes. Après plusieurs mois travail, les nègres ont coutume de quitter la mine en emportant les économies amassées, pour regagner leur tribu, s'y acheter une femme avec l'argent gagné et vivre ensuite selon leurs traditions »   (J. Bryce, Impressions of South Africa, Londres, 1897, p. 212 et suiv.)
On peut lire dans le même ouvrage la description très vivante des méthodes par lesquelles on résout en Afrique du Sud le « problème ouvrier ». Nous y apprenons qu'à Kimberley, à Witwatersrand au Natal, au Matabeleland, on force les nègres à travailler dans les mines et dans les plantations, en leur prenant tous leurs terrains et tous leurs troupeaux, c'est-à-dire leurs moyens d'existence. Ainsi on les prolétarise, et on mine leur moral par l'alcool (plus tard, lorsqu'ils sont déjà dans l'enceinte « du capital », les boissons alcoolisées leur sont strictement interdites, alors qu'on les a déjà habitués à l'alcool. L'objet d'exploitation doit être maintenu dans un état qui permette son utilisation), et enfin on les oblige par la force, la prison, le fouet, à s'intégrer au système de salaire capitaliste.

[8]   Les relations de l'Angleterre et de l'Allemagne sont typiques pour ces relations commerciales.


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