1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

II: Exposé historique du problème

I° polémique : Controverse entre Sismondi – Malthus et Say - Ricardo - Mac Culloch.


11: Mac Culloch contre Sismondi

Les mises en garde de Sismondi contre l'extension brutale de la domination capi­taliste en Europe suscitèrent contre lui une violente opposition, venant de trois côtés : en Angleterre l'école de Ricardo, en France le plat épigone de Smith, Jean-Baptiste Say, et les saint-simoniens. Tandis qu'Owen, en Angleterre, en insistant sur les tares du système industriel et notamment sur la crise, rencontre souvent les idées de Sismondi, l'école de l'autre grand utopiste, Saint-Simon, qui mettait l'accent sur la con­ception universelle d'une vaste expansion industrielle, sur le développement illi­mité des forces productives du travail humain, était vivement troublée par le cri d'alarme de Sismondi. Mais ce qui nous intéresse ici, du point de vue théorique, c'est la controverse plus féconde entre Sismondi et les ricardiens. Au nom de ces derniers, et semble-t-il avec l'approbation de Ricardo lui-même, Marc Culloch le premier publiait en octobre 1819, donc tout de suite après la parution des Nouveaux Principes une polémique anonyme contre Sismondi dans l'Edinburgh Review  [1].

Sismondi répliqua par un article paru en 1820 dans les Annales de Jurisprudence de Rossi sous le titre : « Examen de cette question : le pouvoir de consommer s'accroît-il toujours dans la société avec le pouvoir de produire ?  [2]»

Sismondi lui-même constate dans sa réponse que sa polémique d'alors était fortement marquée par les ombres de la crise commerciale de l'époque :

« Cette vérité que nous cherchons tous deux (Sismondi ne savait du reste pas, à l'époque où il écrivait cette réponse, qui était l'auteur anonyme de l'Edinburgh Review) est de la plus grande importance dans la circonstance actuelle. Elle peut être considérée comme fondamentale en économie politique. Une détresse universelle se fait sentir dans le commerce, dans les manufactures et même dans l'agriculture, du moins dans celle de plusieurs pays. La souffrance est si prolongée, si extraordinaire, qu'après avoir porté le malheur dans des familles innombrables, l'inquiétude et le découragement dans toutes, elle compromet les bases elles-mêmes de l'ordre social... Deux explications opposées sont données de cette détresse publique qui cause tant d'effervescence. Vous en avez trop fait, disent les uns, vous n'en avez pas assez fait, disent les autres. L'équilibre ne se rétablira, disent les premiers, la paix et la prospérité ne renaîtront que lorsque vous aurez consommé tout ce surplus de marchandises qui reste invendu sur le marché et que vous aurez réglé à l'avenir votre production sur la demande des acheteurs; l'équilibre renaîtra, disent les autres, pourvu que vous redoubliez d'efforts pour accumuler tout comme pour produire. Vous vous trompez quand vous croyez que nos marchés sont encombrés; la moitié seulement de nos magasins est remplie, remplissons de même l'autre moitié : et ces nouvelles richesses en s'échangeant les unes contre les autres rendront la vie au commerce. » (l. c., p. 389.)

Ici Sismondi a souligné et formulé avec une clarté remarquable le véritable point crucial de la controverse.

En effet, toute la position de Mac Culloch repose sur l'affirmation que l'échange est en réalité un échange réciproque de marchandises. Selon lui, chaque marchandise ne représente pas seulement une offre, mais en même temps une demande. Le dialogue se présente de la manière suivante : Mac Culloch : « La demande et la pro­duc­tion sont des termes vraiment corrélatifs et convertibles. La production d'une espèce de bien, constitue la demande de l'autre. Ainsi il y a une demande pour une quantité donnée de produits agricoles quand une quantité de produits manufacturés, quand une quantité de produits agricoles qui ont occasionné la même dépense pour les produire est présentée comme son équivalent. » (l.c., p. 470.)

La feinte du disciple de Ricardo est visible : il lui plait de faire abstraction de la circulation monétaire et de raisonner comme si des marchandises étaient directement achetées et payées avec des marchandises.

Nous passons brusquement des conditions d'une production capitaliste hautement développée à l'époque du troc primitif tel qu'il prospère aujourd'hui encore à l'intérieur de l'Afrique. Il y a un grain de vérité dans cette mystification du fait que l'argent, dans la circulation simple de marchandises, joue uniquement le rôle d'intermédiaire. Mais c'est précisément l'intervention de cet intermédiaire qui a, dans la circulation M - A - M (marchandise - argent - marchandise) séparé les deux transac­tions : vente et achat, et les a rendues indépendantes l'une de l'autre dans le temps et dans l'espace. C'est pourquoi d'une part chaque vente n'est pas obligatoirement suivie aussitôt de l'achat, et en outre l'achat et la vente ne sont pas du tout liés aux mêmes personnes ; en fait ces deux transactions ne se passent que dans de rares cas excep­tionnels entre les mêmes acteurs. Mac Culloch fait précisément cette supposition absurde en mettant en présence, comme acheteur et vendeur, l'industrie d'une part et l'agriculture de l'autre. La généralité de ces catégories, qui sont présentées dans leur totalité comme parties de l'échange, masque l'éparpillement réel de cette division du travail social qui mène à d'innombrables actes individuels d'échange au cours desquels la coïncidence des achats et des ventes des marchandises respectives fait figure de cas tout à fait exceptionnel. La conception simpliste qu'a Mac Culloch de l'acte d'échange rend parfaitement incompréhensible la signification économique et l'entrée en scène historique de l'argent, mettant directement sur le même plan la marchandise et l'argent, en prêtant à la première une échangeabilité directe.

Cependant, la réponse de Sismondi est assez maladroite.

Pour démontrer que la description que donne Mac Culloch de l'échange de marchandises n'est pas valable pour la production capitaliste, il nous mène à la Foire du Livre de Leipzig :

« Dans le commerce de librairie à Leipzig, chaque libraire arrive de toutes les parties de l'Allemagne, à la foire, avec quatre ou cinq éditions de livre qu'il a imprimés, formant chacune quarante à cinquante douzaines d'exemplaires; il les échange contre des assortiments, et il remporte chez lui deux cents douzaines de volumes, comme il en avait apporté deux cents douzaines. Seulement il avait apporté quatre ouvrages différents, et il en emporte deux cents. Voilà la demande et la production qui, selon le disciple de M. Ricardo, sont corrélatives et convertibles; l'une achète l'autre, l'une paye l'autre, l'une est la conséquence de l'autre ; mais selon nous, selon le libraire et selon le public, la demande et la consommation n'ont pas encore commencé. Le mauvais livre, pour avoir été échangé à Leipzig, n'en demeure pas moins invendu (quelle erreur de la part de Sismondi ! R. L.), il n'en encombrera pas moins les boutiques des marchands, soit que personne n'en veuille, soit que chacun en soit déjà pourvu. Les livres échangés à Leipzig ne s'écouleront que lorsque les libraires trouveront des particuliers qui non seulement les désirent, mais qui veuillent faire un sacrifice pour les retirer de la circulation. Ceux-là seuls forment une demande effective. » (II, p. 381.)

Malgré sa naïveté, l'exemple montre clairement que Sismondi ne s'est pas laissé influencer par la ruse de son adversaire et qu'a sait ce dont il s'agit au fond  [3].

Ensuite, Mac Culloch essaie de faire passer la réflexion du plan de l'échange abstrait de marchandises et l'oriente vers des rapports sociaux concrets :

« Supposons pour donner un exemple, qu'un cultivateur ait avancé la nourriture et des habillements à cent laboureurs, et que ceux-ci aient fait naître pour lui une nourriture suffisante pour deux cents, tandis qu'un maître manufacturier a de son côté avancé la nourriture et le vêtement de cent ouvriers, qui lui ont fabriqué des vêtements pour deux cents. Alors le fermier, après avoir remplacé la nourriture de ses propres laboureurs, aurait à sa disposition la nourriture de cent autres, tandis que le manufacturier, après avoir remplacé les vêtements de ses propres ouvriers, aurait aussi cent vêtements à porter sur le marché. Dans ce cas, les deux articles seront échangés l'un contre l'autre; la nourriture surabondante constituant la demande des vêtements, et les vêtements surabondants constituant de la nourriture. » (II, p. 382-383.)

On ne sait ce qu'il faut admirer le plus dans cette hypothèse : de l'ineptie de la construction qui dénature tous les rapports réels ou du sans-gêne avec lequel Mac Culloch pose a priori dans ses prémisses tout ce qui devait être prouvé, pour le déclarer ensuite comme « démontré ». En tout cas, la Foire du Livre de Leipzig appa­raît à côté de cela comme le modèle d'une pensée profonde et réaliste. Pour prouver qu'il est toujours possible de créer une demande illimitée pour toutes les catégories de marchandises, Mac Culloch choisit comme exemple deux produits qui sont parmi les plus urgents et les plus élémentaires besoins de l'homme : la nourriture et le vêtement. Pour prouver que les marchandises peuvent être échangées en n'importe quelle quantité voulue, sans tenir compte du besoin de la société, il choisit un exemple où deux quantités de produits sont adaptées a priori aux besoins, où donc il n'y a socia­lement aucun excédent. Cependant il qualifie cette quantité nécessaire à la société d'un « surplus » - par rapport aux besoins personnels qu'ont les producteurs de leurs propres produits ; il peut ainsi démontrer brillamment que n'importe quel « surplus » de marchandises peut être échangé contre un « surplus » correspondant d'autres mar­chan­dises. Pour prouver enfin qu'on peut procéder à l'échange entre deux marchan­dises produites selon un mode privé d'économie - bien que leur quantité, leur coût de production, leur importance pour la société soient nécessairement différents selon leur nature - il choisit arbitrairement pour exemple deux quantités parfaitement égales de marchandises qui nécessitent les mêmes frais de production et ont une utilité générale identique pour la société. Bref, pour prouver que dans l'économie capitaliste privée anarchique aucune crise n'est possible, il construit une production strictement planifiée où n'existe aucune surproduction.

Mais notre astucieux Mac Culloch pousse la plaisanterie plus loin. Il s'agit dans ce débat du problème de l'accumulation. Le problème qui tourmentait Sismondi et avec lequel il tourmentait Ricardo et ses épigones était le suivant : où trouver des acheteurs pour l'excédent de marchandises si une partie de la plus-value, au lieu d'être consom­mée à titre privé par les capitalistes, est capitalisée, c'est-à-dire utilisée à élargir la production au-delà du revenu de la société ? Que devient la plus-value capitaliste et qui achète les marchandises dans lesquelles elle est investie ? Telle était la question posée par Sismondi. Et le plus bel ornement de l'école de Ricardo, son représentant officiel à la chaire de l'université londonienne, l'autorité pour les ministres anglais actuels du parti libéral comme pour la Cité de Londres, Mac Culloch y répond en fabriquant un exemple où aucune plus-value n'est produite ! Ses « capi­talistes » ne se donnent la peine de cultiver la terre et de produire que pour l'amour de Dieu et de la production : tout le produit social, y compris le « surplus » suffit à peine aux besoins des ouvriers et aux salaires. tandis que le « fermier » et le « manufacturier » veillent a la production et à l'échange affamés et sans vêtements.

Sismondi s'écrie alors, avec une impatience justifiée :

« Au moment où nous cherchons ce que devient le surplus de la production des ouvriers sur leur consommation, il ne faut pas faire abstraction de ce surplus qui forme le bénéfice nécessaire du travail et la part nécessaire du maître. »

Le prophète vulgaire répond en multipliant par mille son ineptie. Il veut faire croire au lecteur qu'il y a « mille fermiers » et « mille manufacturiers » qui procèdent de la même manière géniale que chacun individuellement. Naturellement l'échange se passe de nouveau sans histoire, selon les vœux de tous. Enfin « supposons qu'en conséquence d'une application plus habile du travail et de l'introduction des machines », il double par hypothèse la productivité du travail, de telle manière que « chacun des mille fermiers, en avançant la nourriture et le vêtement de ses cent laboureurs, obtienne en retour de la nourriture ordinaire pour deux cents et de plus du sucre, du tabac et des raisins, égaux en valeur à cette nourriture, tandis que chaque maître manufacturier, en avançant la nourriture et le vêtement de cent ouvriers, obtiendra un retour consistant en vêtements ordinaires pour deux cents et en rubans, en dentelles et batistes » qui « coûteront une somme égale à produire et qui par conséquent auront une valeur échangeable égale à ces deux cents vêtements » (l. c., p. 391.)

Après avoir ainsi renversé la perspective historique, supposant d'abord la propriété capitaliste avec travail salarié, puis, à un stade ultérieur, ce haut niveau de produc­ti­vité du travail qui seul rend possible l'exploitation, il imagine à présent que ces progrès de la productivité du travail se poursuivent dans tous les domaines exacte­ment au même rythme et que le produit excédentaire de chaque branche de produc­tion représente exactement la même valeur, qu'il se répartit exactement parmi le même nombre de personnes, puis il fait s'échanger entre eux les différents surproduits -et voilà ! - tous les produits s'échangent sans difficulté et sans laisser de reste à la satisfaction générale. C'est encore une des nombreuses autres inepties de Mac Culloch, que de nourrir maintenant ses « capitalistes » - qui jusqu'ici vivaient de l'air du temps et exerçaient leur profession dans le plus simple appareil - uniquement de sucre, de tabac et de raisin, et de les vêtir de rubans, de dentelles et de batistes.

Cependant sa plus belle invention est la pirouette qui lui permet d'esquiver le problème proprement dit. La question était de savoir ce qu'il advient de la plus-value capitalisée, c'est-à-dire de la plus-value utilisée, non à la consommation personnelle des capitalistes, mais à l'extension de la production. Mac Culloch résout le problème d'une part en ignorant totalement la production de la plus-value, et d'autre part... en utilisant la plus-value tout entière à la production de luxe. Mais qui achète cette nouvelle production de luxe ? D'après l'exemple de Mac Culloch, ce sont manifeste­ment les capitalistes (ses fermiers, ses manufacturiers), puisque son exemple ne connaît en dehors d'eux que des ouvriers. Ainsi la plus-value entière est consommée pour la satisfaction personnelle des capitalistes, c'est-à-dire que nous avons là un exemple de reproduction simple. Mac Culloch répond donc à la question de la capitalisation de la plus-value soit en ignorant toute plus-value, soit en supposant, au moment même où il y a production de plus-value, une reproduction simple à la place de l'accumulation. Il se donne l'apparence de parler malgré tout de reproduction élargie - comme autrefois lorsqu'il prétendait traiter du « surplus » il usait d'une feinte en imaginant d'abord le cas impossible d'une production capitaliste sans plus-value, pour ensuite présenter au lecteur l'apparition du surproduit comme une extension de la production.

Sismondi n'était pas tout à fait à la hauteur de ces acrobaties du contorsionniste écossais. Lui, qui avait jusqu'alors repoussé pas à pas son adversaire et l'avait con­vaincu d' « ineptie manifeste », se trouble à présent au point décisif de la controverse. Il aurait dû déclarer froidement à son adversaire, à propos de la tirade citée plus haut : « Très honoré ami ! tout mon respect devant votre souplesse intellectuelle, mais vous cherchez à filer entre les doigts comme une anguille. Je pose tout le temps la question : qui achètera les produits excédentaires, si les capitalistes, au lieu de dissiper entièrement leur plus-value, l'emploient à des fins d'accumulation, c'est-à-dire à l'élar­gis­sement de la production ? Et vous me répondez : eh bien, ils élargiront la produc­tion en produisant des objets de luxe, qu'ils consommeront naturellement eux-mêmes. Mais c'est là un tour de passe-passe. Car, dans la mesure où les capitalistes dépensent la plus-value en achetant des objets de luxe pour eux-mêmes, ils la consomment et n'accumulent pas. Mais il s'agit justement de savoir si l'accumulation est possible, et non pas du luxe personnel des capitalistes ! Répondez donc clairement, si vous le pouvez, ou bien allez au diable avec votre raisin et votre tabac ! » Au lieu de con­fondre ainsi ce vulgarisateur, Sismondi devient tout à coup moralisateur, pathétique et social. Il s'écrie :

« Qui demandera ? Qui jouira ? les maîtres ou les ouvriers, soit aux champs, soit à la ville ? Dans sa nouvelle supposition (de Mac Culloch), nous avons un superflu de produit, un bénéfice du travail, à qui demeurera-t-il ? » (II, pp. 394-395.)

Et il répond par la tirade suivante :

« Mais nous savons bien, et l'histoire du monde commerçant ne nous l'apprend que trop, que ce n'est pas l'ouvrier qui profite de la multiplication des produits du travail; son salaire n'est point augmenté; M. Ricardo lui-même a dit d'ailleurs qu'il ne doit point l'être, si l'on veut que la richesse ne cesse pas de s'accroître. Une funeste expérience nous apprend au contraire qu'il est presque toujours diminué en raison même de cette multiplication. Mais alors, quel est l'effet, comme bonheur public, de l'accroissement des richesses ? Notre auteur a supposé mille fermiers qui jouissent, pendant que cent mille laboureurs travaillent, mille chefs d'ateliers qui s'enrichissent, tandis que cent mille artisans sont maintenus sous leurs ordres. Le bonheur quelconque qui peut résulter de l'accroissement des frivoles jouissances du luxe n'est donc ressenti que par un centième de la nation. Ce centième, appelé à consommer tout le superflu du produit de toute la classe qui travaille, pourra-t-il bien y suffire, si, par le progrès des machines et des capitaux, cette production s’accroît sans cesse ? Dans la supposition qu'a faite l'auteur, toutes les fois que le produit national double, le maître de ferme ou d'atelier doit centupler sa consommation ; si la richesse nationale est aujourd'hui, grâce à l'invention de tant de machines, centuple de ce qu'elle était quand elle ne faisait que couvrir les frais de production, chaque maître doit aujourd'hui consommer des produits qui suffiraient pour faire vivre dix mille ouvriers. » (Il, pp. 396-397.)

Et Sismondi croit avoir, une fois encore, saisi le point de départ des crises :

« Nous concevons, à la rigueur, qu'un homme riche peut consommer les produits manufacturés de dix mille ouvriers; c'est là ce que deviennent les rubans, les dentelles, les soieries dont l'auteur nous a indiqué l'origine. Mais un seul individu ne saurait consommer, dans la même proportion, les produits de l'agriculture; et les vins, les sucres, les épices que M. Ricardo a fait naître en échange, sont de trop pour la table d'un seul homme. (Sismondi, qui n'a identifié que plus tard l'auteur anonyme de la Edinburgh Review, soupçonnait tout d'abord Ricardo d'avoir écrit l'article, R.L.) Ils ne se vendront pas. ou plutôt la proportion entre les produits agricoles et manu­facturiers, qui semblent la base de tout soit système, ne pourra plus se main­tenir. » (II, pp. 397-398.)

Nous voyons donc comment Sismondi tombe dans le piège dressé par Mac Culloch : au lieu de refuser une réponse à la question de l'accumulation qui se réfère à la production de luxe il suit son adversaire sur ce terrain sans remarquer qu'il y a décalage, et ne trouve que deux choses à répondre. Tout d'abord il fait à Mac Culloch un reproche moral de faire profiter les capitalistes de la plus-value plutôt que la masse des travailleurs et il s'égare ainsi dans une polémique contre la répartition de l'écono­mie capitaliste. D'autre part, partant de ce chemin latéral, il retrouve de manière inattendue, la route qui mène au problème primitif, il pose dès lors la question de la manière suivante : les capitalistes consomment donc eux-mêmes dans le luxe toute la plus-value. Soit ! Mais un homme est-il en mesure d'augmenter sa consommation aussi rapidement et de manière aussi illimitée que les progrès de la productivité du travail accroissent le surproduit ? Ici, Sismondi abandonne son propre problème. Au lieu de voir la difficulté de l'accumulation capitaliste dans le fait qu'il n'y a pas d'au­tres consommateurs que les ouvriers et les capitalistes, il découvre un problème de la reproduction simple dans les limites physiques de la capacité de consommation des capitalistes eux-mêmes. Comme la capacité d'absorption des capitalistes pour les objets de luxe ne peut augmenter au même rythme que la productivité du travail, donc que la plus-value, il en résulte nécessairement une surproduction et une crise. Nous avons déjà rencontré ce raisonnement chez Sismondi dans les Nouveaux Principes, et nous avons ici la preuve que lui-même ne voyait pas toujours clairement son problè­me. Ce n'est pas étonnant : il n'est pas possible de comprendre le problème de l'accu­mu­lation dans toute son acuité que si l'on a résolu le problème de la reproduc­tion simple auquel, nous l'avons déjà vu, Sismondi se heurtait encore.

Malgré tout, Sismondi, dans cette première polémique avec les épigones de l'école classique, ne s'est absolument pas laissé vaincre. Au contraire, il a, en fin de compte, mis en déroute son adversaire. Tout en méconnaissant les bases les plus élémentaires de la reproduction sociale et en négligeant le capital constant, en accord sur ce point avec le dogme de Smith, Sismondi ne le cédait en rien ici à son adversaire : le capital constant n'existe pas non plus pour Mac Culloch, ses fermiers et ses manufacturiers se bornent à « avancer » la nourriture et les vêtements pour leurs ouvriers, et le produit social ne consiste qu'en nourriture et en vêtements. Si donc les deux adversaires commettent la même erreur élémentaire, Sismondi dépasse infiniment Mac Culloch par son intuition des contradictions du mode de production capitaliste. Quant au scepticisme de Sismondi à l'égard de la possibilité de réalisation de la plus-value, le disciple de Ricardo laisse finalement la question sans réponse. De même Sismondi lui est supérieur lorsqu'il oppose à la satisfaction béate du théoricien et de l'apologiste de l'harmonie pour qui « il n'y a pas d'excédent de la production au-delà de la demande, pas de resserrement du marché, pas de souffrances », le cri de détresse des prolétaires de Nottingham et lorsqu'il démontre que l'introduction des machines crée nécessaire­ment « une population en surnombre » et enfin notamment lorsqu'il souligne la ten­dance générale du marché mondial capitaliste avec ses contradictions. Mac Culloch conteste tout simplement la possibilité d'une surproduction générale, et il connaît un remède éprouvé pour chaque surproduction partielle :

« On peut objecter, continue le journaliste, que d'après le principe que la demande s’accroît toujours en raison de la production, on ne saurait expliquer les engorgements et la stagnation que produit un commerce désordonné. Nous répondrons très aisé­ment : Un engorgement est un accroissement dans la production d'une classe particu­lière de marchandises, qui n'est point accompagné par un accroissement correspon­dant des marchandises qui devaient lui servir d'équivalent. Tandis que nos mille fermiers et nos mille maîtres manufacturiers échangent leurs produits respectifs, et s'offrent réciproquement un marché les uns aux autres, si mille nouveaux capitalistes viennent se joindre à leur société, et emploient chacun cent ouvriers en labourage, ils causeront sans doute un engorgement immédiat dans les produits agricoles, parce qu'il n'y aura point eu d'accroissement contemporain dans la production des articles manufacturés qui doivent les acheter. Mais qu'une moitié de ces nouveaux capitalistes deviennent manufacturiers, ils créeront alors des objets manufacturés suffisants pour acheter les produits bruts de l'autre moitié. Alors l'équilibre sera rétabli, et quinze cents fermiers échangeront avec quinze cents manufacturiers leurs produits respectifs, avec justement tout autant de facilité que les mille fermiers et les mille manufac­turiers échangeaient auparavant les leurs. » (II, p. 318-391.)

A cette bouffonnerie qui se plait dans la confusion, Sismondi répond en attirant l'attention sur les transformations et les bouleversements réels du marché mondial qui se sont accomplis sous ses yeux :

« ... On a pu mettre en culture des pays barbares, et les révolutions politiques, le changement de système financier, la paix, ont tait arriver tout à la fois sur les ports des anciens pays agricoles, des cargaisons qui égalent presque toutes leurs récoltes. Les vastes provinces que la Russie a tout récemment civilisées sur la mer Noire, l'Égypte qui a changé de système de gouvernement, la Barbarie à qui la piraterie a été interdite, ont tout à coup vidé les greniers d'Odessa, d'Alexandrie et de Tunis, dans les ports de l'Italie, et ont amené sur les marchés une telle surabondance de blés, que, sur toute la longueur des côtes, l'industrie du fermier est devenue une industrie perdante. Le reste de l'Europe n'est pas à l'abri d'une révolution pareille, causée par l'immense étendue du pays nouveau qui a été tout à la fois mis en culture sur les rives du Mississipi, et qui exporte toits ses produits agricoles. L'influence même de la Nouvelle-Hollande pourra un jour être ruineuse pour l'industrie anglaise, si ce n'est quant au prix des denrées dont le transport est trop coûteux, du moins quant aux laines et aux autres produits agricoles plus faciles à transporter. » (II, p. 410.)

Quel était donc le conseil de Mac Culloch face à cette crise agraire dans le sud de l'Europe ? La moitié des nouveaux agriculteurs devaient devenir des fabricants ! A quoi Sismondi répond :

« Ce conseil ne peut pas s'appliquer sérieusement aux Tartares de la Crimée ou aux Fellahs d’Égypte. »

Et il ajoute :

  « Le moment n'est même point encore venu d'éta­­blir de nouvelles manufactures dans les régions transatlantiques, ou la Nouvelle-Hollande. » (II,  401.)

On le voit, Sismondi a reconnu clairement que l'industrialisation des territoires d'outre-mer n'est qu'une question de temps. Mais il était aussi très conscient du fait que l'extension du marché mondial n'apporte pas de solution à la difficulté, mais ne fait que la reproduire à une échelle agrandie, provoquant nécessairement des crises encore plus puissantes. Il prévoyait les conséquences fâcheuses de la tendance à l'expansion du capitalisme : une exaspération de la concurrence, une anarchie encore plus grande de la production. Bien plus, il met le doigt sur la cause fondamentale des crises en formulant la tendance de la production capitaliste à dépasser toutes les limites du marché ; nous citons un passage très pénétrant :

« A plusieurs reprises, écrit-il à la fin de sa réplique à Mac Culloch, on a annoncé que l'équilibre se rétablissait, que le travail recommençait; mais une seule demande imprimait chaque fois un mouvement supérieur aux besoins réels du commerce, et celle activité nouvelle était bientôt suivie d'un plus pénible engorgement. » (II, 405-406.)

Devant ces éclairs de l'analyse de Sismondi, ces intuitions profondes des contra­dic­tions réelles du mouvement du capital, le cuistre de la chaire de l'Université de Londres, avec son verbiage sur les lois de l'harmonie et ses contredanses de mille fermiers enrubannés et de mille fabricants éméchés, est resté coi.


Notes

[] L'article de l'Edinburgh Review était en réalité dirigé contre Owen. Sur 24 pages imprimées il s'attaque aux quatre écrits : A New View of Society, or Essays on the Formation of Human Character, Observations on the Ettects of the Manufacturing System, Two Memorials on Behalf of the Working Classes, presented to the Governments of America and Europe ; et enfin, Three Frocts, and an Account of Public Proceedings relative to the Employment of the Poor.
L'auteur anonyme essaie de démontrer à Owen que ses idées de réforme n'attaquent pas le moins du monde les causes réelles de la misère du prolétariat anglais car ces causes réelles sont : l'époque transitoire du défrichement de terrains déserts (théorie de la rente foncière de Ricardo !), les droits de douane sur les blés et les Impôts élevés qui oppressent le fermier comme le fabricant. Donc libre-échange et laisser-faire - c'est l'alpha et l'omega. Dans le cas d'une accumulation sans entraves, chaque accroissement de la production créera pour lui-même un accroissement de la demande. Ici Owen est accusé d'une « ignorance totale » (on le renvoie à Say et à James Mill) : « In his reasonings, as well as in his places, Mr Owen shows himself profoundly ignorant of all the laws which regulale the production and distribution of wealth. »
Et l'auteur passe d'Owen à Sismondi, formulant alors la controverse de la manière suivante : « ... He (Owen) conceives that when competition is unchecked by any artificial regulations, and industry permitted to flow in its natural channels, the use of machinery may increase the supply of the several articles of wealth beyond the demand of them, and by creating an excess of all commodities, throw the working classes out of employment. This is the position which we hold to be fundamentally erroneous ; and as it Is strongly insisted on by the celebrated M. de Sismondi in his Nouveaux principes d'économle politique, we must entreat the indulgence of our readers while we undeavour to point out its fallacy, and to demonstrate, that the power of consuming necessarly increases with very Increase in the power of producing. » (Edinburgh Review, octobre 1819, p. 470.)

[2] Il nous a été Impossible d'obtenir les annales de Rossi. L'article cependant est repris par Sismondi dans sa deuxième édition des Nouveaux Principes (R. L.).

[3] La Foire du Livre de Leipzig, citée par Sismondi en guise de microcosme du marché mondial capitaliste, a du reste, après cinquante-cinq ans, fêté une résurrection joyeuse dans le « système scientifique » d’Eugène Dühring. Engels, en fustigeant le malheureux génie universel, explique cette Idée par le fait que Dühring se révèle en la circonstance « un authentique littérateur allemand », en se représentant les crises industrielles réelles d'après des crises Imaginaires à la Foire du Livre de Leipzig, et en, expliquant la tempête sur la mer par la tempête dans un verre d'eau; or le « grand penseur » a fait, ici encore comme dans bien d'autres cas dénoncés par Engels, un triste emprunt à un autre auteur.


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