1906

— LUXEMBURG Rosa, Vive la lutte ! Correspondance 1891-1914, Textes réunis, traduits et annotés sous la direction de Georges HAUPT par Claudie WEILL, Irène PETIT, Gilbert BADIA, Editions François Maspero, Bibliothèque Socialiste nº31, Paris, 1975, p. 272-274.

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Rosa Luxemburg

Lettre à Louise Kautsky

22 août 1906

Chère Loulou,

Enfin une longue et douce lettre de toi après une si longue attente et tant d´anxiété ! Mille mercis pour la joie que tu me donnes, mais elle est, hélas ! très assombrie par les mauvaises nouvelles au sujet de ta pauvre jambe. Moi, j´étais convaincue que tout était fini depuis longtemps ; on (les Wurm) m´a donné des informations rassurantes quand tu étais au Tyrol et, d´habitude, une jambe cassée ça se guérit très bien, quoiqu´on souffre beaucoup ! La pensée que notre Süssmann [1] a pu en l´occurrence faire du mauvais travail me fait si peur que je n´ose l´imaginer. Chérie, c´était aussi une drôle d´idée que d´appeler Süsmann pour une jambe cassée ! Il est bon pour des coliques ou autres bobos du même genre, mais ce n´est pas un chirurgien ! Comment avez-vous pu traiter cette fracture avec tant de légèreté ? Qui te soigne à présent et quelles perspectives laisse-t-il entrevoir ? Ecris-moi tout de suite, car je suis inquiète. Et note bien ceci : je veux bien que tu me fasses concurrence à tout point de vue, sauf un : quand il s´agit de boiter. Tu es priée de me laisser l´exclusivité du « dandinement ». (Te rappelles-tu encore qui a qualifié de la sorte ma gracieuse démarche ?) Et à présent tu as en plus tant de courses à faire, et pour ma part j´y contribue ! Comme je préférerais être déjà à Friedenau pour te décharger au contraire de ces courses !

Bon : d´Arthur [2] j´ai déjà reçu trois lettres dans lesquelles il ne cesse de me rassurer : je ne serai pas réexpédiée d´où je viens, si je rentre (personne n´avait, même en songe, imaginé pareille éventualité) ; pour le reste, il me dit attendre ma procuration, que je lui ai déjà envoyée il y a trois jours.

Sur Arcturus, je partage tout à fait tes doutes : mais pour les mêmes raisons que toi, je ne peux m´adresser en même temps à une autre étoile. Patientons donc ! Ces derniers temps je me suis tellement entraînée à cette vertu de premier bourgmestre qu´elle est devenue, pour moi une seconde nature.

J´ai reçu le paquet avec le Schiller. Merci beaucoup ! J´attends encore la série sur les syndicats (elle doit paraître en polonais sous forme de brochure). Reçu également le Vorw.[ärts] (un paquet avec choix d´articles sur la toute dernière discussion) ; j´y ai déjà farfouillé et « Plevna me donne mal au cœur » (mais ne le répète pas !)

La N.Z. n´est pas encore arrivée. L´ami Dietz [3] « prend son temps ». Envoie-moi au moins, ma chérie, les numéros contenant les articles d´Henriette et de Karl [4].

La Koll.[ontaï] [5], je ne l´ai pas vue et ne sais pas non plus son adresse ; mais j´évite autant que possible la compagnie des gens, car je suis littéralement affamée de travail. Entre autres choses j´ai là quelques chances de gagner quelques milliards, ce qui me donne le courage de te prier de régler encore mes notes chez compère le tailleur et le bienheureux Scheik [6].

Donne à Wiethölter [7] 25 M. au maximum et fais-toi établir un reçu de cette somme. (J´ai toujours procédé ainsi.) En aucun cas ne lui donne davantage, dis-lui que je vais bientôt rentrer et lui verserai moi-même le solde. Etant donné ce qui se passe à Varsovie, il devient de plus en plus difficile d´envoyer la somme assez importante qui se trouve à la banque. Je conseille à mes amis de se débrouiller quelque temps encore en empruntant, plutôt que de risquer de perdre une grosse somme au cours du transfert. Tous les financiers de Pologne expédient actuellement leur argent à l´étranger : je ne veux donc pas tenter le diable.

Imagine-toi que c´est seulement aujourd´hui que Parvus est déporté ; j´en ai reçu la nouvelle hier ; mais je ne peux plus le voir. Passez une note là-dessus dans le V.[orwärts], s´il n´en est pas déjà paru une. « Qu´ils en crèvent [8] », les Heine. Hué et toutes les autres canailles. Il y a pourtant encore un petit espoir qu´on le rappelle en cours de route, lui et quelques autres, car ils sont cités comme témoins dans le procès du « Conseil des députes ouvriers [9] » qui va s´ouvrir sous peu, et le tribunal est en train de chercher le moyen d´avoir à sa disposition ces témoins-là.

Ce que tu m´écris du petit Wurm est bouleversant [10] ; pauvre Karl ! Je me promets de l´aider le plus possible quand je serai de nouveau dans la campagne de Friedenau, du moins quand Wurm sera parti se reposer. Je n´ai pas la moindre idée de cette école pour propagandistes et rédacteurs [11]. Qu´est-ce que c´est et qui l´a inventée ? Ecris-moi, ma chérie, dès que tu trouveras une minute. Ici il n´y a qu´une lettre qui se soit perdue et le paradis, c´est ça.

Je t´embrasse mille fois.

Ta R.

Notes

[1] Docteur de Priedenau que Rosa Luxemburg connaissait.

[2] Il s´agit de Arthur Stadthagen.

[3] Editeur de la NZ.

[4] Articles d´Henriette Roland-Holst et de Karl Kautsky sur la grève de masse.

[5] Alexandra Kollontaï (1872-1952), social-démocrate russe, avait fait la connaIssance des Kautsky à Berlin en 1901.

[6] Un de ses fournisseurs.

[7] Tailleur de Friedenau.

[8] Allusion à une histoire qui faisait partie du folklore de Rosa Luxemburg et des Kautsky.

[9] Guerre dans laquelle l´Italie envahit et occupa la Tripolitaine - ancienne province du nord-ouest de la Libye cédée par les Ottomans en 1912.

[10] Wurm, collaborateur de Kautsky à la Neue Zeit, était tombé malade et dut se mettre en congé.

[11] Il s´agit de la future école du parti où Rosa Luxemburg enseignera l´économie politique.