1898

« Der Sozialismus auf Guadeloupe », Sächsische Arbeiterzeitung, 3 août 1898, n° 177, supplément, p. 1 ; traduction : Lucie Roignant.

luxemburg

Rosa Luxemburg

Le socialisme à la Guadeloupe

3 août 1898

 Il est notoire que parmi les élus du « Parti ouvrier » socialiste de France qui ont fait leur entrée à la Chambre aux dernières élections se trouve un nègre pur sang [sic], Légitimus [1]. Il représente une circonscription de la Guadeloupe, une île des Petites Antilles. La réalité de l’élection de Légitimus est naturellement fort désagréable pour les partis de l’ordre français, car elle est révélatrice de la forte implantation et de la montée en puissance du socialisme dans cette colonie. Les journalistes à leur botte ont donc tenté de réduire l’importance de cette victoire électorale des socialistes. Des journaux sérieux et ennuyeux comme le Journal des débats [2] ont conté à leurs lecteurs bien crédules que Légitimus n’avait pas été élu en tant que socialiste et grâce à l’importante propagande de son parti, mais bien plus en tant que nègre, avec des tours de passe-passe superstitieux grâce auxquels il aurait mené ses semblables par le bout du nez. Le député socialiste a été dépeint comme un sauvageon grossier et sournois dont la propagande électorale aurait consisté à danser la bamboula en costume d’Adam, sans même la traditionnelle feuille de vigne, sur le parvis d’une église à la veille des élections devant une nombreuse assemblée de nègres, tout en implorant la bénédiction des idoles sur sa tête rondelette.

Légitimus, connu au sein du « parti ouvrier » (guesdistes ou marxistes) pour être un socialiste convaincu et très actif depuis de nombreuses années, est arrivé en France il y a peu pour remplir ses obligations de représentant du peuple. C’est un homme robuste et bien fait, aux traits doux et intelligents. Son apparence a grandement déçu les attentes des bons petits-bourgeois qui, suite aux descriptions fantastiques de leurs journaux, s’étaient délectés à l'idée d’un personnage grotesque roulant des yeux, montrant les dents et s’exprimant dans un charabia abominable, comme les nègres qui font du mime dans les théâtres de banlieue ou qui rehaussent la moralité des « bonnes gens » dans les bouis-bouis. Le camarade Légitimus n’use pas du dialecte créole, il s’exprime dans un français absolument irréprochable, et seul un accent léger vient nous rappeler par moments que le jeune député est né de l’autre côté de la « grande bleue ». Son maintien est simple et digne, c’est celui d’un homme instruit.


Légitimus a fait part d’intéressantes réflexions sur le développement du mouvement socialiste en Guadeloupe à un rédacteur du journal socialiste Le Réveil du Nord [3] :

L’expansion et la victoire du socialisme en Guadeloupe n’ont rien de surprenant. À Pointe-à-Pitre, nous luttons depuis sept ans. Nous avons fondé il y a sept ans un journal socialiste, Le Peuple, qui jusqu’à son interdiction en 1896 n’a cessé de diffuser le message d’espoir du socialisme. En ce qui me concerne, c’était la deuxième fois que j’étais candidat du parti ouvrier. En 1893, j’avais été battu par mon adversaire à une majorité de 800 voix seulement. Cette fois, nous avons pris une belle revanche sur cette défaite passée. Dès le premier tour, ma victoire sur les deux autres candidats a été éclatante. J’ai obtenu un avantage de plus de 1000 voix sur mes deux adversaires. Du fait de cette situation, ils n’ont même pas osé participer au scrutin de ballottage et ont retiré leur candidature sans autre forme de procès.

Cette victoire n’est pas due au hasard ou à des circonstances particulièrement avantageuses qui seraient étrangères au socialisme. Non. Elle montre que la Guadeloupe, ou du moins ma circonscription, est acquise aux idées socialistes. Donnons-en quelques preuves. Ma circonscription compte quinze communes, la plupart sont dotées de conseils municipaux socialistes et, quand ce n’est pas le cas, la municipalité comporte une forte minorité socialiste.

À Lamentin, 21 conseillers municipaux sur 23 sont socialistes, élus sur la base du programme du Parti ouvrier socialiste. Il en est de même à Sainte-Rose, à Gosier, où le conseil municipal ne comporte qu’un seul non-socialiste, à Petit-Bourg, à Baie-Mahault, à Gripou, au Moule et à Sainte-Anne. Dans d’autres communes, comme Abimer et Anse- Bertrand, la population se montrait encore hostile au socialisme en 1893. Des conseils municipaux socialistes y sont à l’œuvre aujourd’hui et, lors des dernières élections législatives, j’y ai obtenu la majorité des suffrages exprimés.

En ce qui concerne Pointe-à-Pitre, la véritable capitale de la Guadeloupe tant d’un point de vue démographique que d’un point de vue industriel, le conseil municipal a beau ne pas avoir encore de majorité socialiste, j’y ai obtenu plus de suffrages exprimés que mes deux adversaires. D’ici peu de temps, l’ensemble de la population laborieuse de cette ville aura rallié le socialisme. Il est probable que le premier adjoint au maire, un nègre pur sang comme moi, le camarade Céran Tharthan [4], devienne maire lors des prochaines élections municipales. Nos progrès constants à Pointe-à-Pitre sont d’autant plus remarquables que les blancs et les métis y sont majoritaires au sein de la population.

En 1896, exauçant les vœux de nos adversaires, l’administration a trouvé un prétexte pour supprimer l’organe socialiste, Le Peuple. Par la suite, j’ai fait de la propagande en me rendant de village en village avec mes camarades, des conseillers municipaux pour la plupart.

Notre tâche a été difficile ; il n’y a que peu d’agglomérations importantes en Guadeloupe, et la population est plus agricole qu’industrielle. Nos enseignements ont néanmoins été accueillis avec bienveillance, d’autant plus que de nombreux petits paysans — la propriété terrienne est très morcelée depuis 1885-1886 — ont adhéré au parti. Le collectivisme ne les effraie pas. Ils ont vu les conseils municipaux socialistes à l’œuvre et savent que le socialisme ne poursuit qu’un seul but : le bonheur de la classe laborieuse.

En France, mes adversaires ont déclaré que j’avais été élu en tant que nègre par des nègres, parce que je parle à mes semblables dans notre dialecte indigène et que je les caresse dans le sens du poil. Il a été dit que je suis un original teinté de socialisme. Il n’y a rien de plus faux.

J’ai été élu par des blancs, des métis et des nègres en tant que socialiste, et je suis un député français et non le représentant de tendances séparatistes en Guadeloupe. Mon premier collaborateur au Peuple a été Jules Guesde. J’ai propagé sa conception du socialisme avec un tel succès qu’aujourd’hui le portrait de Jules Guesde occupe la place d’honneur dans la moitié des foyers de mon pays. Par ailleurs, ma position à la Chambre balaiera tous les doutes quant à mes convictions et ma prise de position.

Notes

[1] Jean Hégésippe Légitimus (1868 - 1944), député socialiste de la Guadeloupe, alors guesdiste, futur jaurésien puis indépendant.

[2] Journal fondé en 1789, libéral et conservateur.

[3] Journal socialiste dirigé par Gustave Siauve-Evausy (1862-?), guesdiste puis jaurésien en 1899.

[4] Céran Tharthan (mort en 1908), dirigeant socialiste guadeloupéen, proche de Légitimus et directeur du journal Le Peuple.