1917

Les premières analyses de Luxemburg face à la victoire de la révolution en Russie.
Première publication : Spartakusbriefe (Lettres de Spartacus) Neudruck, Herausgegeben von der Kommunistischen Partei Deutschlands (Spartakusbund), n° 4, avril 1917, pp. 70-72.


La révolution en Russie

Rosa Luxemburg

Mars 1917



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La guerre a retardé de quelques années mais n'a pu empêcher ce que l'on sentait déjà sourdre avant qu'elle n'éclatât : la résurgence de la révolution russe. Le prolétariat russe qui, dès 1911, était parvenu à lever le faix de plomb de la période contre-révolutionnaire et d'année en année, dans les luttes de masses et les manifestations économiques et politiques, avait à nouveau brandi de plus en plus haut le drapeau révolutionnaire de 1905, le prolétariat russe n'a permis à la guerre de le désorganiser, à la dictature du sabre de le bâillonner, au nationalisme de le fourvoyer que pendant deux ans et demi. Il s'est relevé pour secouer le joug de l'absolutisme et a contraint la bourgeoisie à aller provisoirement de l'avant.

Si aujourd'hui la révolution en Russie a été victorieuse si rapidement, en quelques jours à peine, c'est uniquement parce qu'elle n'est dans son essence historique que la prolongation de la grande révolution de 1905-1907. La contre-révolution n'est parvenue à l'écraser que pour une période très brève, mais l'œuvre inachevée de la révolution exigeait inexorablement d'être menée à son terme et l'énergie de classe inépuisable du prolétariat russe s'est embrasée même dans des circonstances aussi difficiles que celles d'aujourd'hui. Ce furent les souvenirs récents des années 1905-1906, du pouvoir politique partiellement illimité du prolétariat en Russie, de ses vaillants assauts, de son programme révolutionnaire radical qui permirent à la bourgeoisie de décider avec cette étonnante rapidité de prendre la tête du mouvement. Ce fut la crainte d'un développement sans entraves d'une révolution populaire comme celle qui, en 1905-1907, avait montré sa tête de méduse à l'hégémonie de classe de la bourgeoisie qui décida immédiatement les Rodzianko, Milioukov et Goutchkov  [1] à se mettre du côté de la révolution et à présenter, pour leur part, un programme résolument libéral. Il s'agit là d'une tentative de la bourgeoisie possédante de Russie, échaudée il y a dix ans, de s'emparer du mouvement populaire, de remplir ses tâches politiques sous des formes libéralo-bourgeoises afin d'éliminer ses tendances sociales et démocratiques extrêmes.

On voit bien ici, en dépit de ceux qui savent tout mieux que tout le monde, des malins qui conseillent la prudence et des pessimistes de peu de foi - que l'œuvre de la révolution de 1905 n'a pas été perdue, que les sacrifices qu'elle a coûtés alors n'ont pas été vains, que l'audace révolutionnaire des revendications présentées par les ouvriers socialistes constituait bien une politique très « pratique ». Le courage et l'énergie actuels de la bourgeoisie libérale russe ne sont qu'un pâle reflet des embrasements de 1905-1907. Le déploiement de force du prolé­tariat qui l'avait alors jetée en peu de temps dans les bras de la contre-révolution, l'a poussée maintenant, dès le premier instant, à la tête du mouvement, précisément pour éviter qu'un déploiement de force analogue ne se reproduise.

Aujourd'hui, la révolution en Russie a triomphé d'emblée de l'absolutisme bureaucratique, mais cette victoire n'est pas une fin, elle n'est qu'un timide début. D'une part, en raison de son caractère généralement réactionnaire et de son opposition de classe au prolétariat, la bourgeoisie abandonnera un jour ou l'autre, avec une logique inéluctable, ses positions avancées de libéralisme résolu. D'autre part, une fois sur la brèche, l'énergie révolutionnaire du prolétariat russe prendra, avec la même logique historique inéluctable, la voie d'une action démocratique et sociale radicale et remettra le programme de 1905 à l'ordre du jour : républi­que démocratique, journée de huit heures, expropriation des grands propriétaires terriens. Mais il en résulte avant tout pour le prolétariat socialiste de Russie le plus urgent des mots d'ordre, lié indissolublement à tous les autres : fin à la guerre impérialiste !

C'est là que le prolétariat révolutionnaire se révèle par son programme en opposition flagrante avec la bourgeoisie impérialiste russe qui s'enthousiasme pour Constantinople et profite de la guerre. L'action pour la paix en Russie comme ailleurs ne peut prendre qu'une seule forme : celle d'une lutte de classe révolutionnaire contre sa propre bourgeoisie, d'une lutte pour la prise du pouvoir dans l'État.

Ce sont là les perspectives impérieuses du développement ultérieur de la révolution russe. Bien loin d'avoir achevé son œuvre, elle n'en a accompli que de minces prémices que suivront d'implacables luttes de classe pour la paix et le programme radical du prolétariat.

Au grand drame historique qui se joue sur la Néva correspond le drame satyrique de la Spree. Si notre mémoire ne nous fait défaut, le mot d'ordre du 4 août 1914   [2]> était : libérons la Russie du despotisme tsariste. C'était là le sublime prétexte du génocide, et au nom de ce « bon vieux programme de Marx et d'Engels », les vassaux de la fraction social-démocrate ont décidé de soutenir la guerre.

Et où est l'allégresse, maintenant que la stratégie militaire allemande a atteint son objectif ? Où est le triomphe dans la presse gouvernementale ? « Hourrah ! On a réussi ! » En chiens battus, les « libérateurs » allemands contemplent l'œuvre de la révolution russe. Ils ne parviennent même pas à esquisser une grimace décente, à faire contre mauvaise fortune « bon cœur ». La comédie des premiers mois de guerre, la farce mise en scène par la social-démocratie allemande pour la social-démocratie allemande, afin de mener les masses par le bout du nez est si bien oubliée que les acteurs ne tentent même pas d'exhumer les masques poussiéreux pour cacher à demi leur mauvaise humeur.

La peur bleue d'un renforcement de la Russie par un renouveau interne, la peur d'une comparaison, qui saute aux yeux et vous tourne en dérision, entre la Russie qui s'est libérée elle-même par la révolution et la « Pologne indépendante » libérée « manu militari » par les Allemands, la peur surtout du mauvais exemple que pourrait donner la Russie, qui risquerait de corrompre les bonnes mœurs du prolétariat allemand, montre en tous lieux son pied fourchu. Même dans l'organe éclairé de Mosse  [3], un flambeau du libéralisme allemand tente naïvement de faire la preuve consolante et rassurante de ce que la fameuse « libération de la Russie », noble objectif de la guerre, achopperait sur des difficultés internes et sombrerait dans l'anarchie.

Mais le prolétariat allemand, lui aussi, est placé par les événements en Russie devant le problème de son honneur et de son destin.

Tant que règnent dans les pays en guerre la paix des cimetières et la soumission des cadavres, le renoncement du prolétariat est une faute solidaire internationale, un désastre mondial commun dont tous, bien qu'inégalement, partagent la responsabilité. Mais dès lors que le prolétariat de Russie a dénoncé « l'union sacrée » par une révolution ouverte, le prolétariat allemand le poignarde carrément dans le dos en continuant à soutenir la guerre. A présent, les troupes allemandes du front de l'Est n'opèrent plus contre le « tsarisme » mais contre la révolution. Et le prolétariat russe développant chez lui la lutte pour la paix, - ce qui a sûrement déjà commencé et s'amplifiera de jour en jour - la persévérance du prolétariat allemand dans l'attitude de chair à canon docile, constitue dès lors une trahison manifeste envers les frères russes.

C'est en Russie que le premier coup de feu a été tiré. La Russie se libère elle-même. Qui libérera l'Allemagne de la dictature du sabre, de la réaction de l'Elbe orientale et du génocide impérialiste ?


Notes

[1]       MILIOUKOV, Pavel Nikolaevitch (1859-1943). Historien, professeur à l'Université de Moscou, dirigeant du parti Kadet (constitutionnel démocrate, bourgeois), il fut député à la III° et à la IV° Douma. De mars à mai, ministre des Affaires Étrangères du gouvernement provisoire, il fit partie des forces antibolcheviques pendant la guerre civile. En 1921, Il émigra en Europe occidentale.
RODZIANKO, Mikhaïl Vladimirovitch (1869-1952). Dirigeant du parti octobriste, député à la Douma à partir de 1907, il en fut le président entre 1912 et 1917 ; Il émigra après la révolution bolchevique
GOUTCHKOV, A.-L. (1862-1928). Grand propriétaire terrien de la région de Moscou, il fonda en 1905 la « Ligue du 17 octobre » (Octobriste). Président de la III° Douma, puis pendant la guerre président du comité central de l'industrie de guerre, il fut ministre de la guerre et de la marine dans le premier gouvernement provisoire. Il émigra après la révolution d'octobre.

[2] Le 4 août 1914, la fraction social-démocrate vota en bloc au Reichstag pour les crédits de guerre.

[3] MOSSE, Rudolf (1843-1920). Directeur de Messageries, publia entre autres le Berliner Tageblatt (quotidien), Rosa Luxemburg, en tournée hors de Berlin écrivait à son propos en 1904 : « Ici, j'absorbe avec avidité, dans la feuille de Mosse, à la rubrique littéraire, dans les critiques de théâtre, etc., le moindre reflet de vie, le moindre chatoiement, le moindre son... » Cf. Rosa Luxemburg, Listy do Leona Jogiches-Tyszki, Varsovie, Ksazka I Wiezda, 1968, T. II, p. 299.


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