1922

Publié dans Socialisme ou Barbarie, n°26 (novembre 1958).

Téléchargement fichier winzip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré

Format RTF (Microsoft word) Format PDF (Adobe Acrobat)

Remarques critiques sur la critique de la révolution russe de R. Luxembourg

Georg Lukàcs


6

Quand la guerre mondiale a éclaté, quand la guerre civile est devenue actuelle, cette question, qui était alors “ théorique ”, est devenue une question pratique et brûlante. Le problème de l'organisation s'est transformé en problème de tactique politique. Le problème du menchevisme est devenu la question cruciale de la révolution prolétarienne. La victoire sans résistance de la bourgeoisie impérialiste sur l'ensemble de la II° Internationale, pendant les jours de la mobilisation en 1914, et la possibilité qu'eut la bourgeoisie d'exploiter et de consolider cette victoire pendant la guerre mondiale, ne pouvaient absolument pas être saisies et appréciées comme un “ malheur ” ou comme la simple conséquence d'une « trahison »,etc. Si le mouvement ouvrier révolutionnaire voulait se remettre de cette défaite, il était nécessaire de concevoir cet échec, cette “ trahison ”, en liaison avec l'histoire du mouvement ouvrier : de faire reconnaître le social-chauvinisme, le pacifisme, etc., comme une suite logique de l'opportunisme en tant qu'orientation.

Cette connaissance est une des principales conquêtes impérissables de l'activité de Lénine pendant la guerre mondiale. Sa critique de la brochure de Junius intervient justement sur ce point : la discussion insuffisante de l'opportunisme comme orientation. C'est vrai, la brochure de Junius, et, avant elle, l’Internationale , étaient pleines d'une polémique théoriquement correcte contre la trahison des droitiers et les hésitations du centre dans le mouvement ouvrier allemand. Mais cette polémique relevait de la théorie et de la propagande, non de l'organisation, parce qu'elle était toujours animée d'une même croyance : il s'agissait seulement de “ divergences d'opinions ” à l'intérieur du parti révolutionnaire du prolétariat. L'exigence organisationnelle des thèses jointes à la brochure de Junius (thèses 10-12) constitue certes la fondation d'une nouvelle Internationale. Cette exigence reste, pourtant, suspendue dans le vide : les voies intellectuelles et, par suite, Organisationnelles, de sa réalisation manquent.

Le problème de l'organisation se transforme ici en un problème politique pour tout le prolétariat révolutionnaire. L'impuissance de tous les partis ouvriers devant la guerre mondiale doit être conçue comme un fait de l'histoire mondiale et donc comme une conséquence nécessaire de toute l'histoire du mouvement ouvrier. Le fait que, presque sans exception, une couche dirigeante influente des partis ouvriers se place ouvertement aux côtés de la bourgeoisie, qu'une autre partie passe avec elle des alliances secrètes, non avouées - et qu'il soit possible à toutes deux, intellectuellement et organisationnellement, de conserver en même temps sous leur direction les couches décisives du prolétariat, doit constituer le point de départ de l'appréciation de la situation et de la tâche du parti ouvrier révolutionnaire. Il doit être clairement reconnu que, dans la formation progressive des deux fronts de la guerre civile, le prolétariat entrera d'abord dans la lutte divisé et intérieurement déchiré. Ce déchirement ne peut pas être supprimé simplement par des discussions. C'est un espoir vain que de compter “ persuader ”, peu à peu, même ces couches dirigeantes, de la justesse des vues révolutionnaires ; de penser donc que le mouvement ouvrier pourra instaurer son unité - révolutionnaire - “ organiquement ”, de l' “ intérieur ”. Le problème qui surgit est le suivant : comment la grande masse du prolétariat - qui est instinctivement révolutionnaire, mais n'est pas encore parvenue à une conscience claire - peut-elle être arrachée à cette direction ? Et il est clair que précisément le caractère théorique et “ organique ” de la discussion donne le plus longtemps licence aux mencheviks et leur rend d'autant plus facile de masquer au prolétariat le fait qu'ils sont à l'heure décisive aux côtés de la bourgeoisie. Jusqu'à ce que la partie du prolétariat, qui s'insurge spontanément contre cette attitude de ses chefs et aspire à une direction révolutionnaire, se soit rassemblée en organisation, jusqu'à ce que les partis et les groupes réellement révolutionnaires ainsi nés aient réussi, par leurs actions (pour lesquelles leurs propres organisations révolutionnaires de parti sont inévitablement nécessaires), à gagner la confiance des grandes masses et à les arracher à la direction des opportunistes, il ne peut être question de guerre civile, malgré la situation globale, révolutionnaire d'une manière durable et s'intensifiant objectivement.

La situation mondiale est objectivement révolutionnaire de manière durable et croissante. Rosa Luxembourg, précisément, a fourni à la connaissance de l'essence objectivement révolutionnaire de la situation un fondement théorique, dans son livre classique, l'Accumulation du capital, livre encore trop peu connu et utilisé, ce qui est un grand dommage pour le mouvement révolutionnaire. Et c'est en exposant comment l'évolution du capitalisme signifie la désintégration des couches qui ne sont ni capitalistes ni ouvrières, qu'elle fournit sa théorie économique et sociale à la dialectique révolutionnaire des bolcheviks vis-à-vis des couches non prolétariennes de travailleurs. Rosa Luxembourg montre que, plus l'évolution s'approche du point où le capitalisme s'achève, plus ce processus de désintégration doit nécessairement revêtir des formes véhémentes. Des couches toujours plus grandes se détachent de l'édifice apparemment solide de la société bourgeoise, apportent la confusion dans les rangs de la bourgeoisie, déclenchent des mouvements qui peuvent (sans par eux-mêmes aller dans le sens du socialisme) accélérer beaucoup, par la violence avec laquelle ils éclatent, ce qui est la condition du socialisme, c'est-à-dire l'effondrement de la bourgeoisie.

Dans cette situation qui désintègre toujours davantage la société bourgeoise, qui pousse le prolétariat, qu'il le veuille ou non, vers la révolution, les mencheviks sont, ouvertement ou en cachette, passés dans le camp de la bourgeoisie. Ils se trouvent sur le front ennemi, contre le prolétariat révolutionnaire et les autres couches (ou les peuples) qui se révoltent instinctivement. Mais avec la connaissance de ce fait, la conception de Rosa Luxembourg sur la marche de la révolution, conception sur laquelle elle a construit logiquement son opposition à la forme d'organisation des bolcheviks, s'est écroulée. Dans sa critique de la révolution russe, Rosa Luxembourg n'a pas encore tiré les conséquences nécessaires découlant de la reconnaissance de ce fait, alors qu'elle en a établi les fondements économiques les plus profonds dans l'Accumulation du capital et que, comme le fait d'ailleurs ressortir Lénine, il n'y a qu'un pas à franchir entre maint passage de la brochure de Junius et la formulation claire de ces conséquences. Elle semble, même en 1918, même après les expériences de la première période de la révolution en Russie, avoir gardé son attitude ancienne à l'égard du problème du menchevisme.


Notes

[1] Il s'agit de la revue de Rosa Luxembourg (Note des Trad. dans S. ou B.).


Archive Lukacs
Suite Fin Archives J. Martov Début de page Suite Fin
Archives Marx-Engels