1922

Publié dans Socialisme ou Barbarie, n°26 (novembre 1958).

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Remarques critiques sur la critique de la révolution russe de R. Luxembourg

Georg Lukàcs


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Or ce “ saut ”, Rosa Luxembourg se refuse énergiquement à le faire. Et cela, non seulement parce qu'elle sous-estime le caractère abrupt, violent, “ inorganique ”, de ces transformations des corps parlementaires de naguère, mais parce qu'elle ne reconnaît pas la forme soviétique comme forme de lutte et de gouvernement de la période de transition, comme forme de lutte pour conquérir et imposer les conditions du socialisme. Elle aperçoit bien plutôt dans les soviets la “ superstructure ” de l'époque de l'évolution sociale et économique où la transformation, au sens du socialisme, est déjà achevée pour la plus grande part. “ C'est un non-sens que de qualifier le droit électoral de produit de la fantaisie, produit utopique et sans lien avec la réalité sociale. Et c'est justement pourquoi il n'est pas un instrument sérieux de la dictature du prolétariat. Il est un anachronisme, ou une anticipation de la situation juridique, qui est à sa place sur une base économique déjà entièrement socialiste, non dans la phase de transition de la dictature du prolétariat. ”

Ici Rosa Luxembourg touche, avec la logique inébranlable qui lui est propre, même quand elle se trompe, à une des questions les plus importantes dans l'appréciation théorique de la période de transition. Il s'agit du rôle qui revient à l'État (aux soviets comme forme étatique du prolétariat victorieux) dans la transformation économique et sociale de la société. S'agit-il seulement ici d'une situation produite par les forces motrices économiques - agissant au-delà de la conscience ou se reflétant tout au plus dans une “ fausse ” conscience -, situation qui est sanctionnée après coup et protégée par l'État prolétarien, son droit, etc.? Ou bien ces formes d'organisation du prolétariat ont-elles, dans la construction économique de la période de transition, une fonction consciemment déterminante? Certes, l'affirmation de Marx, dans sa Critique du programme de Gotha, que “ le droit ne peut jamais être plus élevé que la forme économique de la société ”, garde toute sa valeur. Mais il ne s'ensuit pas que la fonction sociale de l'État prolétarien, et par suite sa position dans le système d'ensemble de la société prolétarienne, soit la même que celle de l'État bourgeois dans la société bourgeoise. Dans une lettre à Conrad Schmidt, Engels définit cette dernière d'une façon essentiellement négative. L'État peut promouvoir une évolution économique présente, il peut s'y opposer, il peut lui “ couper certaines directions et lui prescrire d'autres ”. “ Mais il est clair, ajoute-t-il, que, dans les deuxième et troisième cas, le pouvoir politique peut causer de grands dommages à l'évolution économique et provoquer un gaspillage massif de force et de matière ” [1]. On peut donc se demander si la fonction économique et sociale de l'État prolétarien est la même que celle de l'État bourgeois. Peut-il donc seulement - dans le cas le plus favorable - activer ou freiner une évolution économique indépendante de lui, c'est-à-dire complètement primaire par rapport à lui ? Il est clair que la réponse au reproche fait par Rosa Luxembourg aux bolcheviks dépend de la réponse à cette question. Si la réponse est oui, alors Rosa Luxembourg a raison : l'État prolétarien (le système des soviets) ne peut surgir que comme “ superstructure ” idéologique, après le succès du bouleversement économico-social et comme sa conséquence,

Tout autre est cependant la situation, si nous voyons la fonction de l'État prolétarien quand il pose les fondements de l'organisation socialiste, et donc consciente, de l'économie. Personne évidemment (et le P.C. russe moins que quiconque) ne s'imagine que l'on peut tout simplement “ décréter ” le socialisme. Les fondements du mode de production capitaliste et, avec eux, la “ nécessité de lois naturelles ” jouant automatiquement, ne sont pas du tout éliminés par le fait que le prolétariat a pris le pouvoir et qu'il réalise dans les institutions une socialisation, même très poussée, des moyens de production. Leur abolition, leur remplacement par le mode d'économie socialiste consciemment organisée, ne doivent cependant pas être saisis seulement comme un processus de longue haleine, mais bien plutôt comme une lutte acharnée menée consciemment. Le terrain doit être conquis pouce par pouce sur cette “ nécessité ”. Toute surestimation de la maturité de la situation, de la puissance du prolétariat, toute sous-estimation de la violence des forces adverses, se paient amèrement sous la forme de crises, de rechutes, d'évolutions économiques qui ramènent de force en deçà du point de départ. Mais il serait tout aussi faux, une fois qu'on a compris que des limites déterminées, souvent très étroites, sont tracées à la puissance du prolétariat, à la capacité de régler consciemment l'ordre économique, d'en conclure que l' “ économie ” du socialisme se réalisera en quelque sorte d'elle-même, c'est-à-dire comme dans le capitalisme, par les “ lois aveugles ” de ses forces motrices. “ Engels ne pense absolument pas - dit Lénine dans le commentaire de la lettre à Kautsky du 12 septembre 1891 - que “ l'économique ” écarterait immédiatement de lui-même toutes les difficultés du chemin... L'adaptation du politique à l'économique aura inévitablement lieu, mais pas d'un seul coup, et pas non plus de façon simple, sans difficultés et immédiatement ” [2].

La réglementation consciente, organisée, de l'ordre économique, ne peut être réalisée que consciemment, et l'organe de cette réalisation, c'est justement l'État prolétarien, le système soviétique. Les soviets sont donc en fait “ une anticipation sur la situation juridique ” d'une phase ultérieure de la répartition des classes, mais ils ne sont pourtant pas une utopie vide et suspendue en l'air, ils sont au contraire le seul moyen approprié pour que cette situation anticipée prenne une fois réellement vie. Car “ de lui-même ”, sous l'effet des lois naturelles de l'évolution économique, le socialisme ne s'établirait jamais. Certes, les lois naturelles poussent le capitalisme à sa crise dernière, mais à la fin de son chemin, ce serait l'anéantissement de toute civilisation, une nouvelle barbarie.

C'est là que réside justement la différence la plus profonde entre les révolutions bourgeoises et prolétariennes. La marche si brillante des révolutions bourgeoises repose socialement sur le fait que, dans une société dont la structure absolutiste féodale est profondément minée par le capitalisme déjà fortement développé, elles tirent les conséquences politiques, étatiques, juridiques, etc., d'une évolution économico-sociale déjà largement accomplie. Mais l'élément réellement révolutionnaire, c'est la transformation économique de l'ordre de production féodal en ordre capitaliste, de sorte qu'on pourrait concevoir théoriquement cette évolution sans révolution bourgeoise, sans transformation politique de la part de la bourgeoisie révolutionnaire; ce qui resterait de la superstructure absolutiste féodale et n'aurait pas été éliminé par des “ révolutions par en haut ”, s'effondrerait “ de soi-même ” à l'époque du capitalisme déjà complètement développé. (L'évolution allemande correspond en partie à ce schéma.)

Il est vrai qu'une révolution prolétarienne aussi serait impensable, si ses conditions et ses présuppositions économiques n'étaient pas produites déjà au sein de la société capitaliste par l'évolution de la production capitaliste. Mais la différence énorme entre les deux types d'évolution réside en ce que le capitalisme s'est déjà développé, en tant que mode économique, à l'intérieur du féodalisme en le détruisant, tandis que ce serait une utopie fantastique de s'imaginer qu'à l'intérieur du capitalisme, peut se développer en direction du socialisme autre chose que, d'une part, les conditions économiques objectives de sa possibilité, qui ne peuvent être transformées en éléments réels du mode de production socialiste qu'après la chute et comme conséquence de la chute du capitalisme, d'autre part, le développement du prolétariat comme classe. Que l'on pense à l'évolution parcourue par la manufacture et le système de fermage capitaliste quand l'ordre social féodal existait encore. Ils n'avaient plus besoin, en fait, que d'ôter les barrières juridiques du chemin de leur libre développement La concentration du capital en cartels, trusts, etc., constitue au contraire une condition certes inéluctable de la transformation du mode de production capitaliste en mode de production socialiste ; mais même la concentration capitaliste la plus poussée restera, sur le plan économique aussi, qualitativement différente d'une organisation socialiste, et ne pourra ni se muer “ d'elle-même ” en celle-ci, ni être transformée “ juridiquement ” en celle-ci dans le cadre de la société capitaliste. L'échec tragi-comique de toutes les “ tentatives de socialisation ” en Allemagne et en Autriche est une preuve sans doute assez claire de cette dernière impossibilité.

Après la chute du capitalisme commence un processus long et douloureux dans cette direction, ce qui ne contredit pas cette opposition. Au contraire. Ce ne serait pas penser de façon dialectique et historique que d'exiger, parce qu'on a constaté que le socialisme ne peut être réalisé que comme transformation consciente de toute la société, que cette transformation ait lieu d'un seul coup et non sous forme de processus. Ce processus est toutefois qualitativement différent de la transformation de la société féodale en société bourgeoise. Et justement cette différence qualitative s'exprime le plus clairement dans la fonction qualitativement différente qui revient dans la révolution à l'État, qui, par conséquent, comme dit Engels, “ n'est déjà plus un État au sens propre ”, et dans la relation qualitativement différente entre la politique et l'économie. Déjà la conscience qu'a le prolétariat du rôle de l'État dans la révolution prolétarienne, par opposition au travestissement idéologique de celui-ci dans les révolutions bourgeoises, conscience qui prévoit et bouleverse et qui s'oppose à la connaissance bourgeoise, venant nécessairement après coup, indique crûment l'opposition. C'est ce que méconnaît Rosa Luxembourg dans sa critique du remplacement de la Constituante par les soviets : elle se représente la révolution prolétarienne sous les formes structurelles des révolutions bourgeoises.


Notes

[1] Lettre du 27 octobre 1890. In Marx-Engels, Études philosophiques, éd. sociales, 1947, p. 126-127.

[2] Lénine-Zinoviev, Contre le courant.


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