(mai 1918)
L'exploitation des Etats et des peuples est, autant que l'exploitation de classe capitaliste, la caractéristique de l'impérialisme, capitalisme qualifié qui se distingue ainsi du capitalisme ordinaire dont l'exploitation de classe est tout le domaine. Dans l'impérialisme, le fait social devient étatique et national, les antagonismes de classe deviennent antagonismes sociaux, entre des pays entiers et des peuples. Mais, ces antagonismes sont cependant beaucoup plus faibles que l'antagonisme des classes, lequel subsiste et se mêle souvent à eux, toujours soumis à l'influence nivelatrice du développement capitaliste, dont la conséquence est bien plutôt l'accentuation du caractère international du capital et du travail. En tout cas, autant ces antagonismes d'Etats donnent à la lutte du capital pour les bénéfices une teinte nationale, autant ils le divisent en camps opposés, et autant ils internationalisent, unissent et resserrent les rangs du prolétariat pour son combat contre l'exploitation. Grâce à cet antagonisme, on comprend que les pertes de l'Etat exploité et les bénéfices de l'Etat exploiteur se partagent entre les classes selon le principe capitaliste, c'est-à-dire que (es classes dominantes de l'Etat exploité se trouvent être, à la fin des tins, alliées et complices des classe» dominantes de l'Etat exploiteur.
Mais la question de savoir si les peuples exploités sont de façon ou d'autre, soit politiquement, soit internationalement, rattachés à l'Etat exploiteur — s'il y a un processus de formation et d'utilisation du capital à l'intérieur d'un système d'Etat impérialiste fermé, — s'il s'agit d'une violence pacifique, ou armée — cette question est purement formelle. On ne peut tracer de limites entre l'impérialisme pacifique et militaire.
L'antagonisme entre différents groupes impérialistes s'exprime seulement par la concurrence pour l'exploitation des richesses et des avantages naturels (tels que le climat), des valeurs de la culture humaine, — main-d'œuvre et marchés des peuples étrangers, — des sphères d'influence internationales juridiquement reconnues, — est encore en relation avec l'exploitation des pays compris dans cette sphère d'influence. Cette concurrence se produit tant à propos de territoires annexés à l'Etat exploiteur (colonies, protectorat à l'égyptienne), qu'à propos de l'exploitation des nations impérialistes et dominantes elles-mêmes, dans laquelle il s'agit toujours des richesses naturelles, des avantages climatériques, des valeurs de culture sociale, de main-d'œuvre et de marché.
La lutte impérialiste atteint son apogée lorsque se produit un conflit entre différents groupes d'Etats impérialistes, pour la décision de cette question ; lequel évincera l'autre ou les autres, de la domination sur le reste du monde, lequel les soumettra eux-mêmes et s'en fera un objet d'exploitation. Depuis longtemps déjà, cette lutte a commencé ; le conflit d'intérêts qui en est la base a été depuis le premier jour inséparable de l'antagonisme impérialiste. Cette lutte prime d'autant plus, qu'il y a moins de possibilité d'expansion extérieure.
La solution du problème finit par devenir l'objet exclusif de la rivalité impérialiste. Elle atteint alors ses formes dernières, en même temps que l'impérialisme atteint le terme de son évolution, car il ne peut vivre sans trouver de débouchés à l'extérieur, et car il en meurt : comme la flamme s'éteint après avoir consumé les substances qui l'alimentent et qui sont la condition même de son existence. Le déclin du soleil de l'impérialisme commence au moment précis où il atteint son zénith.
Les divergences d'intérêts en matière de production et de vente, le danger résultant de la nécessité de tuer, pour les intérêts mêmes de la production, la poule aux œufs d'or, ont pour résultat l'impossibilité pour l'impérialisme d'exister, quand il a des concurrents prospères ou quand il n'en a pas. Telle est la contradiction intérieure qui lui est propre. La concurrence capitaliste est une concurrence pour des possibilités de bénéfices. Le propre du capitalisme, c'est l'exploitation de la main-d'œuvre ouvrière et l'accumulation des capitaux. La concomitance de ces deux facteurs produit un double résultat : tendance à l'accroissement territorial des Etats et nécessité d'élargir les domaines d'expansion capitaliste, industrielle et commerciale.
S'il s'agissait seulement de l'exploitation et non de l'accumulation des capitaux, les capitalistes consommeraient leurs bénéfices, la production et la consommation seraient égales ; s'il s'agissait, au contraire, de l'accumulation seule, ce qui ferait perdre à l'exploitation son caractère capitaliste, les produits accumulés du travail seraient à la disposition des producteurs, et la consommation correspondrait également à la production. Mais, comme l'exploitation suppose l'impossibilité pour les producteurs de consommer tout ce qu'ils produisent, comme l'accumulation suppose que les capitalistes ne dépensent pas tous leurs bénéfices, mais en ajoutent peu à peu une partie à leurs capitaux placés dans la production, il arrive que les produits du travail ne sont pas même consommés intégralement par les exploiteurs et les producteurs pris ensemble, et qu'une partie doit en être vendue sur des marchés, situés en dehors de la sphère de production ; et c'est précisément cette partie qui est appelée à fournir le bénéfice en argent, destiné à s'ajouter au capital placé dans la production.
Mais où les produits accumulés peuvent-ils être écoulés ?
S'il ne s'agissait pas d'accumulation, mais seulement d'exploitation, le besoin de nouveaux marchés d'écoulement de produits ne se ferait pas sentir, la quantité des articles destinés à la vente n'augmentant pas. Et il n'y aurait pas non plus de besoin d'augmenter les réserves de matières premières, les moyens de production, etc., la production demeurant stationnaire. Si, au contraire, il s'agissait d'accumulation sans exploitation, le surplus des articles serait consommé par les producteurs eux-mêmes, le besoin croissant de matières premières pourrait être satisfait par leur propre territoire économique et aussi par les inventions et les découvertes nouvelles faites sur d'autres territoires. Mais, même dans ce dernier cas, la sphère de production ne s'élargirait pas, la possibilité de l'exploitation, condition première de l'économie capitaliste, étant exclue.
Il convient de distinguer l'exploitation dans le domaine de la production (au cours du processus même de la production), et l'exploitation dans le domaine de l'écoulement des produits.
La lutte impérialiste se poursuit pour ces deux domaines, et aussi pour l'utilisation des richesses et des avantages naturels, c'est-à-dire pour la possibilité d'accumulation primitive des capitaux. L'expansion du capital à l'extérieur est semblable à son expansion industrielle, et elle embrasse à la fois les domaines de la production et de l'écoulement des produits. Mais le dernier est toujours plus vaste que le premier, et l'on s'y heurte toujours, au début, à de certaines limites. Cette évolution en spirale de l'expansion capitaliste est le fait primordial de la vie inconsciente de l'impérialisme. Le processus d'expansion embrasse le domaine de la production et ceux de l'écoulement. Il s'accomplit en suivant une double courbe en spirale. Les deux spirales aboutissent à la fin aux « ultimes limites du monde », mais la spirale de l'écoulement des produits y arrive la première. L'exploitation et l'accumulation capitalistes, d'abord nécessaires, deviennent alors impossibles. Que le capitalisme obtienne au prix d'une auto-destruction partielle, lui permettant de recommencer pendant quelque temps encore son travail, un certain délai. — qu'il se débattent encore ici et là, mettant tout en jeu pour défendre son existence et dévastant pour cela la terre entière, son heure est venue. L'impérialisme, si même il périt prématurément à la suite d'une catastrophe sociale, doit automatiquement aboutir à une catastrophe économique. L'auto-destruction par la création d'une force sociale qui doit le vaincre lui-même, l'auto-extermination, par la suppression de ses propres bases économiques, tel est le double sceau de sa sentence.
|