1910 |
Suite à la révolution de 1905, en plein reflux, la social-démocratie russe se réunifie pour un temps. |
Notes d'un publiciste
II. La « crise d’unification » à l’intérieur de notre parti
Poursuivant mon analyse des défauts des résolutions du plénum, il me faut m'arrêter maintenant sur le premier point de la résolution relative à la situation dans le parti. A la vérité, ce point ne concerne pas des problèmes directement liés à telle ou telle conception de l'unification du parti, mais je suis obligé de faire une digression, car l'interprétation de ce premier point a déjà suscité bon nombre de discussions à l'intérieur du parti.
Dans mon projet de résolution ce point n'existait même pas, et - comme toute la rédaction du Prolétari - j'avais lutté contre lui de la manière la plus énergique. Il fut adopté grâce aux mencheviks et aux Polonais, qu'une partie des bolcheviks avait pourtant mis en garde de la manière la plus instante, les prévenant, que l'interprétation de ce point obscur et nébuleux engendrerait fatalement des malentendus ou - ce qui est pire - ferait le jeu des liquidateurs.
Inutile de dire que toute une série de thèses figurant dans ce point furent critiquées par moi au plénum en raison de leur absence de contenu, de leur vide, de leur caractère tautologique. Dire que la tactique des social-démocrates est toujours une en ce qui concerne les principes et ne pas déterminer quels sont ces principes, de quel principe (le marxisme en général ou telle ou telle de ses thèses seulement) on est en train de parler et pour quelle raison on le fait; dire que la tactique social-démocrate est toujours calculée de manière à obtenir le maximum de résultats et ne déterminer ni les buts les plus rapprochés (les résultats les plus rapprochés possibles) de la lutte au moment présent, ni les procédés spécifiques de lutte à ce moment présent; dire que la tactique est calculée en fonction des différentes voies que ce développement peut emprunter et ne pas définir, ces voies concrètement; dire platement, que la tactique doit contribuer au rassemblement des forces, doit préparer le prolétariat à la lutte directe et à utiliser les contradictions d'un régime instable, tout cela représente des défauts manifestes, qui sautent aux yeux, qui transforment l'ensemble, de ce point en un fatras nul et inutile.
Cependant, il y a quelque chose de pire encore dans le point considéré. Il y a en lui une brèche à l'usage des Iiquidateurs, une faille sur laquelle l'attention du plénum a été attirée par un certain nombre de ses membres, non seulement, d'ailleurs, par les bolcheviks, mais également par un bundiste, et même par Trotsky. Il s'agit d'une phrase affirmant que pour le prolétariat conscient, « s'ouvre pour la première fois la possibilité, s'il s'organise en un parti social-démocrate de masse, d'appliquer avec intelligence, systématiquement et de manière conséquente cette méthode tactique de la social-démocratie internationale ». (Qu'est-ce que cette méthode ? On n'avait parlé jusqu'à maintenant que des principes de la tactique, non de sa méthode, encore moins d'une méthode tant soit peu définie.)
Pourquoi pour la première fois ? ont demandé au plénum ceux qui critiquaient le point en question. Si c'est parce que chaque étape du développement du pays donne naissance à quelque chose de nouveau, de plus élevé en ce qui concerne le niveau de la technique et la netteté de la lutte des classes, etc., alors, encore une fois, il s'agit d'une banalité. Alors en effet, chaque moment produit, toujours et en tout état de cause, quelque chose qui apparaît pour la première fois depuis le moment précédent. Or, nous vivons un moment particulier, un moment de déclin contre-révolutionnaire, un moment de régression formidable de l'énergie des masses et du mouvement ouvrier social-démocrate, après l'essor de la révolution. Si, donc, on prétend que la caractéristique d'un tel moment est de donner pour la première fois au prolétariat la possibilité d'appliquer avec intelligence, etc., la méthode de la social-démocratie internationale, on aboutira infailliblement à une interprétation liquidatrice, on en arrivera à porter aux nues, à la manière des libéraux, la période de la troisième Douma, sous prétexte qu'elle correspond à une ère de tranquillité et de légalité, contrastant avec la période de tempête et de lutte qui fut celle de la révolution, période où le combat du prolétariat revêtait des formes révolutionnaires directes et où les libéraux se répandaient en imprécations contre cet « élément déchaîné. »
Afin d'attirer particulièrement l'attention sur le risque d'interprétation liquidatrice de ce point archi-obscur, j'ai présenté, à cette séance du plénum, une série de propositions écrites où je soulignais certains passages des discours des orateurs. Voici deux des communications en question :
1. « A la demande de Lénine, on a inclus dans le procès-verbal l'observation suivante du camarade T [20]. (un social-démocrate polonais) : « C'est une absolue aberration de prétendre qu'il y ait ici une minimisation de la tactique révolutionnaire face à la contre-révolution. »
2.« A la demande de Lénine, on a inclus dans le procès-verbal une exclamation du camarade Martov (« exact ! ») ponctuant les paroles de I [21]. (un bolchevik qui défendait le point en question), selon lesquelles les mots litigieux n'abaissaient point, mais, au contraire, rehaussaient la portée de la révolution et de ses méthodes face à celles de la contre-révolution. »
Mes communications font l'une et l'autre état du fait qu'avec l'acquiescement de Martov, le Polonais et le bolchevik se sont catégoriquement refusés à admettre que ce point pouvait être interprété dans un sens liquidateur. Bien entendu, ces deux camarades n'avaient absolument pas l'intention de se livrer à une semblable interprétation.
Or, on sait depuis longtemps que, ce qui fait l'objet d'une application effective, c'est la loi, et non pas les motifs de la loi, non pas l'intention du législateur. L'importance du point considéré pour l'agitation et la propagande résultera non pas des bonnes intentions qui animent l'un ou l'autre de ses auteurs, non pas de leurs déclarations au plénum, mais du rapport objectif des forces et des tendances à l'intérieur de la partie russe de la social-démocratie (les social-démocrates non russes feront à peine attention à ce point obscur).
C'est pourquoi j'attendais avec un intérêt particulier la façon dont on allait interpréter ce point dans la presse, préférant ne pas me hâter de faire connaître mon opinion, préférant recueillir au préalable les réactions des social-démocrates n'ayant pas assisté au plénum, ou encore celles des gens du Goloss.
Le premier numéro du Goloss paru après le plénum a fourni aussitôt, en quantité largement suffisante, les éléments permettant d'apprécier notre discussion sur l'interprétation qui serait fournie du point en question.
Dans l'article de la rédaction du Goloss sur les résultats du plénum, nous lisons ce qui suit :
« Il serait, bien sûr, parfaitement impensable et absurde de supposer que, par ces mots » (« pour la première fois », etc.) « le Comité central ait voulu condamner indirectement notre tactique d'autrefois, attendu que celle-ci était adaptée à la situation révolutionnaire » (l'italique appartient à l'auteur : n°19-20, p.18).
Très bien ! L'auteur déclare impensable et absurde l'interprétation liquidationniste. Cependant, si nous poursuivons notre lecture, nous rencontrons, dans le même paragraphe, l'affirmation que voici :
« Par ces mots, on a officiellement reconnu le caractère relativement arriéré de notre vie politique dans le passé, en dépit des formes révolutionnaires dans lesquelles elle s’est incarnée, ce qui, soit dit en passant, a justement été l'une des causes essentielles de la défaite subie par la révolution; par ces mots, on a officiellement reconnu le caractère par trop élémentaire de notre ancienne tactique, caractère que lui imposaient les rapports sociaux périmés; par ces mots enfin on a officiellement reconnu que, quelle que soit la situation politique à à l'avenir, toute tentative pour revenir à la dictature des cercles fermés clandestins du mouvement et à la politique qui s'y est liée, constituerait un pas décisif en arrière. »
Pas mal, n'est-ce pas ?
On ne sait par où commencer pour s'y retrouver dans cet amoncellement de « perles ».
Prenons d'abord la référence trois fois répétée à la « reconnaissance officielle ». Combien de railleries ce même Goloss n'a-t-il pas fait pleuvoir sur les résolutions qui reconnaissent officiellement telle appréciation du passé, de la révolution et du rôle des partis bourgeois, etc. ! Voici un exemple de la sincérité des clameurs dirigées contre l'« officialisation » : lorsqu'une décision du parti, clairement rédigée, n'a pas l'heur de plaire aux partisans du Goloss, ils se moquent de la prétention de vouloir résoudre « officiellement » des questions scientifiques et complexes, etc., etc., - de même que les Sozialistische Monatshefte [22] raillent la résolution de Dresde dirigée contre les opportunistes ou que les ministérialistes belges tournent de nos jours en dérision la résolution d'Amsterdam. Par contre, dès que les hommes du Goloss ont l'impression qu'il existe une brèche ouverte aux liquidateurs, alors, à trois reprises, ils jurent leurs grands dieux que cela « a été admis officiellement ».
Or, quand un adepte du Goloss jure ses grands dieux, sachez... qu'il esquive la vérité. L'auteur de l'article en question est d'autant moins fondé à parler d'une « reconnaissance officielle » de son interprétation, que le caractère litigieux de l'interprétation de ce point a fait l'objet de débats spéciaux au Comité central, à quoi on ajoutera encore que les déclarations officiellement consignées au procès-verbal – oui ! voilà ce qui est effectivement « officiel»! et reproduisant les paroles du Polonais et du bolchevik, permettent de voir que ces derniers n'ont jamais tenu pour exacte l'interprétation donnée par le Goloss. Seul notre auteur s'est couvert de honte en clamant qu'il y avait reconnaissance officielle.
L'expression « pour la première fois » reconnaît l'existence d'un « retard relatif dans le passé » - voilà qui, à la rigueur, pourrait passer, quoique rien ne nous indique en vertu de quoi il faut appliquer cela précisément à la vie politique, et non pas à d'autres aspects du développement social; mais lorsqu'on ajoute : « en dépit des formes révolutionnaires », l'oreille d'âne du supporter des Viékhi [23] pointe d'une manière un peu trop imprudente. On peut parier que sur 100 libéraux qui auront lu ce passage, 90 au moins porteront aux nues les adeptes du Goloss, tandis que sur 100 ouvriers, 90 au moins se détourneront des opportunistes. Quant à l'adjonction « faite en passant » sur les « causes de la défaite subie par la révolution », elle trahit, ceux qui ont participé à l'ouvrage en cinq tomes des liquidateurs : ils essaient de faire passer leurs conceptions libérales sur le rôle du prolétariat dans la révolution sous le couvert d'une résolution peu claire. C'est pourquoi ils parlent du « caractère élémentaire » et même - notez-le bien ! - du caractère par trop élémentaire de « notre ancienne tactique ». Ce caractère « par trop » élémentaire de notre tactique, voyez-vous, est sous-entendu par la phrase : « appliquer pour la première fois » avec intelligence, systématiquement et de manière conséquente (dans un parti de masse) la méthode de la social-démocratie internationale [24] ». La tactique de l'époque de la lutte ouverte, de l'époque de la relative liberté de la presse, des alliances de masse, des élections avec participation des partis révolutionnaires, de l'effervescence générale de la population, des oscillations rapides de la politique gouvernementale, de l'époque qui a vu un certain nombre de victoires importantes remportées sur le gouvernement, - cette tactique a été par trop élémentaire, comparée, sans doute, à la tactique non élémentaire des années 1909-1910 ! Quel renégat, quel piètre social-démocrate il faut être et avec une compréhension combien étriquée des événements, pour formuler de semblables interprétations !
Mais, le plus admirable, c'est lorsque, de l'expression « pour la première fois », on en arrive à tirer une condamnation de la « dictature ( !! ) des cercles fermés, clandestins ». A l'époque de la tactique « par trop élémentaire » des années 1905-1907, la direction du parti ouvrier ressemblait beaucoup plus, comme vous voyez, à une « dictature », que pendant les années 1909-1910, elle émanait bien plus d'organisations « clandestines » et notamment de « cercles », qui étaient plus « fermés » que ceux d'aujourd'hui ! Pour donner à cette pensée, profonde et amusante, un air de vraisemblance, il faut se rappeler, que, pendant la révolution, les opportunistes et les cadétophiles se sentaient, parmi les ouvriers, comme un « cercle fermé », tandis qu'à l'heure actuelle, à un moment où ils luttent pour la légalité (ah! mais!) ils n'ont pas cette impression de « claustration » (Milioukov lui-même est à nos côtés), ils ne sont pas un « cercle » (nous avons chez nous des périodiques ouvertement « renégats »), ils ne sont pas « clandestins », etc., etc.
C'est la première fois que le prolétariat, organisé en un parti de masses social-démocrate, constate, parmi ceux qui désirent se considérer comme ses chefs, une semblable attraction systématique et conséquente, vers l'apostasie libérale.
Tenir compte de cette leçon tirée de l'interprétation du fameux point qui contient l'expression « pour la première fois », voilà une chose à laquelle devront s'astreindre, bon gré, mal gré, le camarade polonais et le camarade bolchévique [25] qui ont officiellement déclaré qu'ils considéraient l'interprétation liquidatrice de leur point comme tout à fait erronée.
Notes
[20] L. Tyszka.
[21] I. Doubrovinsky.
[22] Sozialistische Monatshefte (Revue Socialiste Mensuelle) : revue
révisionniste allemande paraissant à Berlin de 1897 à 1933.
[23] Viékhi (Les Jalons) : revue de tendance libérale-bourgeoise, proche des cadets.
[24] C'est
également dans cet esprit que le camarade An. interprète la résolution du
Comité central (cf. son article « A propos de la lettre du Caucase », dans le
présent numéro de la Feuille de
Discussion). Par son article, le camarade An.
confirme les accusations les plus lourdes, portées par l'auteur de la « Lettre
du Caucase », le camarade K. St., bien qu'il qualifie cette lettre de « pamphlet
». Nous aurons l'occasion de revenir ultérieurement sur cet article du camarade
An. qui, maints égards, est bien curieux. (Note de l’auteur.)
K. St. , l’auteur de cette lettre de décembre
1909 est Staline. La partie menchévique de la rédaction du Social-Démocrate
refusa de la publier, et elle ne le sera finalement qu’en mai 1910 dans le n°2
de la Feuille de discussion, en même temps que la réponse de
« An. ». Ce dernier pseudonyme était celui de N. Jordania, le leader
des menchéviques géorgiens.
[25] Au plénum, les camarades en question ont interprété le § 1 en mettant l'accent sur l'accroissement de la différenciation des classes, sur le développement d'une conscience purement socialiste chez les masses ouvrières, sur le renforcement de la réaction bourgeoise. Ces idées sont assurément exactes, mais elles ne sont pas formulées (et ce ne sont pas elles qui sont formulées) dans les thèses dont se compose le § 1.(Note de l’auteur.)