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"Le mode de production de la vie matérielle conditionne en général le procès de développement de la vie sociale, politique et intellectuelle." - K. Marx |
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Le déterminisme économique de Karl Marx
Recherches sur l'origine et l'évolution des idées de justice, du bien, de l'âme et de dieu.
1909
Vico, que les historiens philosophes ne lisent guère, bien qu'ils se passent de bouquin en bouquin ses corsi et ricorsi et deux ou trois autres sentences aussi souvent mal interprétées que répétées, a formulé dans la Scienza nuova les lois fondamentales de l'histoire.
Il pose, comme une loi générale du développement des sociétés, que tous les peuples, quels que soient leur origine ethnique et leur habitat géographique, cheminent par les mêmes routes historiques : de sorte que l'histoire d'un peuple quelconque est une répétition de l'histoire d'un autre peuple, parvenu à un degré supérieur de développement.
"Il existe, dit-il, une histoire idéale éternelle, que parcourent dans le temps les histoires de toutes les nations de quelque état de sauvagerie, de barbarie et de férocité que partent les hommes pour se civiliser" pour se domestiquer, ad addimesticarsi, selon son expression. (Scienza nuova, libr. II, § 5) [1].
Morgan, qui probablement ne connaissait pas Vico, est arrivé à la conception de la même loi, qu'il formule d'une manière plus positive et complète. L'uniformité historique des différents peuples, que le philosophe napolitain attribuait à leur développement d'après un plan préétabli, l'anthropologiste américain la rapporte à deux causes : à la ressemblance intellectuelle des hommes et à la similarité des obstacles qu'ils ont dû surmonter pour développer leurs sociétés. Vico croyait, lui aussi, à la ressemblance intellectuelle. "Il existe nécessairement, dit-il, dans la nature des choses humaines, une langue universelle mentale, commune à toutes les nations ; laquelle désigne uniformément la substance des choses jouant un rôle actif dans la vie sociale des hommes et l'exprime avec autant de modifications que ces choses peuvent prendre d'aspects différents. Nous constatons son existence dans les proverbes, ces maximes de la sagesse populaire, qui sont de la même substance chez toutes les nations antiques et modernes, bien qu'ils soient exprimés de tant de manières différentes." (Ib., Degli Elem., XXII) [2].
"L'esprit humain, dit Morgan, spécifiquement le même chez tous les individus, chez toutes les tribus, chez toutes les nations, et limité quant à l'étendue de ses forces, travaille et doit travailler dans les mêmes voies uniformes et dans d'étroites limites de variabilité. Les résultats auxquels il arrive, dans des pays séparés par l'espace et par le temps, forment les anneaux d'une chaîne contenue et logique d'expériences communes... Ainsi qui les successives formations géologiques, les tribus de l'humanité peuvent être superposées en couches successives d'après leur développement : classées de la sorte, elles révèlent avec un certain degré de certitude la marche complète du progrès humain, de la sauvagerie à la civilisation", car "le cours des expériences humaines a cheminé par des voies presque uniformes" [3]. Marx, qui a étudié le cours des "expériences" économiques, confirme l'idée de Morgan. "Le pays le plus développé industriellement, dit-il dans la préface du Capital, montre à ceux qui le suivent sur l'échelle industrielle l'image de leur propre avenir."
Ainsi donc "l'histoire idéale éternelle" que, d'après Vico, doivent parcourir, chacun à leur tour, les différents peuples de l'humanité, n'est pas un plan historique préétabli par une intelligence divine, mais un plan historique du progrès humain conçu par l'historien, qui, après avoir étudié les étapes parcourues par chaque peuple, les compare entre elles et les classe en séries progressives d'après leur degré de complexité.
Des recherches, continuées depuis un siècle sur les tribus sauvages et les peuples antiques et modernes ont triomphalement démontré l'exactitude de la loi de Vico ; elles ont établi que tous les hommes, quels que fussent leur origine ethnique et leur habitat géographique, avaient en se développant traversé les mêmes formes de famille, de propriété et de production, ainsi que les mêmes institutions sociales et politiques. Les anthropologistes danois furent les premiers à constater le fait et à diviser la période préhistorique en âges successifs de pierre, de bronze et de fer, caractérisés par la matière première des outils manufacturés et par conséquent par le mode de production. Les histoires générales des différents peuples, qu'ils appartiennent à la race blanche, noire, jaune ou rouge, et qu'ils habitant la zone tempérée, l'équateur ou les pôles, ne se distinguent entre elles que par l'étape de l'histoire idéale de Vico, que par la couche historique de Morgan, que par le barreau de l'échelle économique de Marx, auquel ils sont parvenus ; de sorte que le peuple le plus développé montre à ceux qui sont moins développés l'image de leur propre devenir.
Les productions de l'intelligence n'échappent pas à la loi de Vico. Les philologues et les grammairiens ont trouvé que, pour la création des mots et des langues, les hommes de toutes les races avaient suivi les mêmes règles. Les folkloriques ont recueilli chez les peuples sauvages et civilisés les mêmes contes, Vico avait déjà constaté chez eux les mêmes proverbes. Beaucoup de folkloriques, au lieu de considérer les contes similaires comme les productions des peuples qui ne les conservent que par tradition orale, pensent qu'ils ont été imaginés dans un centre unique, d'où ils se sont répandus sur la terre : c'est inadmissible et en contradiction avec ce que l'on observe pour les institutions sociales et pour les autres productions tant intellectuelles que matérielles.
L'histoire de l'idée de l'âme et des idées auxquelles elle a donné naissance est un des plus curieux exemples de la remarquable uniformité du développement de la pensée. L'idée de l'âme, que l'on rencontre chez les sauvages, même lis plus inférieurs, est une de leurs premières inventions intellectuelles. L'âme une fois inventée, il fallut lui aménager une demeure sous terre ou au ciel pour la loger après la mort, afin de l'empêcher de vagabonder sans domicile et de tracasser les vivants. L'idée de l'âme, très vivace chez las peuples sauvages et barbares, après avoir contribué à la fabrication de l'idée du Grand-Esprit et de Dieu, s'évanouit chez les peuples arrivés à un degré supérieur de développement, pour ne renaître avec une vie et une force nouvelles que lorsqu'ils parviennent à une autre étape de l'évolution. Les historiens, après avoir signalé chez les nations historiques du bassin méditerranéen l'absence de l'idée de l'âme, qui cependant avait existé chez elles durant la précédente période sauvage, constatent sa renaissance quelques siècles avant l'ère chrétienne, ainsi que sa persistance jusqu'à nos jours. Ils se contentent de mentionner ces extraordinaires phénomènes de disparition et de réapparition d'une idée aussi capitale sans leur attacher d'importance et sans songer à en chercher l'explication, que d'ailleurs ils n'auraient pu trouver dans le champ de leurs investigations et que l'on ne peut espérer découvrir qu'en appliquant la méthode historique de Marx, qu'en la recherchant dans les transformations du monde économique.
Les savants qui ont mis au jour les formes primitives de la famille, de la propriété et des institutions politiques, ont été trop absorbés par le travail de recherches pour avoir le temps de s'enquérir des causes de leurs transformations : ils n'ont fait que de l'histoire descriptive et la science du monde social doit être descriptive et explicative.
Vico pense que l'homme est le moteur inconscient de l'histoire et que ce ne sont pas ses vertus, mais sas vices qui en sont les forces vives. Ce ne sont pas le désintéressement, la générosité et l'humanité, mais "la férocité, l'avarice et l'ambition" qui créent et développent les sociétés ; "ces trois vices, qui égarent le genre humain, engendrent l'armée, le commerce et le pouvoir politique, - la corte - et comme conséquence le courage, la richesse et la ' sagesse des républiques : de sorte queues trois vices, qui sont capables de détruire le genre humain sur la terre, produisent la félicité civile."
Ce résultat inattendu fournit à Vico la preuve de "l'existence d'une divine providence, d'une divine intelligence, qui, avec les passions des hommes, absorbés tout entiers par leurs intérêts privés, lesquelles les feraient vivre dans les solitudes, comme des bêtes féroces, organise l'ordre civil, qui nous permet de vivre dans une société humaine." (Ib., Degl. Elem., VlI).
La divine providence qui dirige les mauvaises passions des hommes est une réédition de l'axiome populaire : l'homme s'agite et Dieu le mène. Cette divine providence du philosophe napolitain et ce dieu de la sagesse populaire qui conduisent l'homme à l'aide de ses vices et de ses agitations, qui sont-ils ?
Le modèle production, répond Marx.
Vico, d'accord avec la raison populaire, affirme que l'homme seul fournit les forces motrices de l'histoire. Mais ses besoins et ses passions, mauvaises et bonnes, ne sont pas des quantités invariables, ainsi que le pensent les idéalistes, pour qui l'homme est resté toujours le même. Par exemple, l'amour maternel, cet héritage des animaux, sans lequel l'homme à l'état sauvage n'aurait pu vivre et se perpétuer, s'amoindrit dans la civilisation au point de disparaître chez les mères des classes riches, qui, dès sa naissance, se débarrassent de l'enfant et le confient à des soins mercenaires ; d'autres femmes civilisées éprouvent si peu le besoin de la maternité qu'elles font vœu de virginité [4]; l'amour paternel et la jalousie sexuelle qui ne peuvent se manifester dans les tribus sauvages et barbares pendant la période polyandrique, sont au contraire très développés citez les civilisés ; - le sentiment de l'égalité, vivace et impérieux chez les sauvages et les barbares, vivant en communauté, au point d'interdire à qui que ce soit la possession d'un objet que les autres ne pourraient posséder, s'est si bien oblitéré depuis que l'homme vit sous le régime de la propriété individuelle, que les pauvres et les salariés de la civilisation acceptent avec résignation, comme une fatalité divine et naturelle, leur infériorité sociale.
Ainsi donc, dans le cours du développement humain, des passions fondamentales se transforment, se réduisent et s'éteignent, tandis que d'autres naissent et grandissent. Ne chercher que dans l'homme les causes déterminantes de leur production et évolution serait admettre que, bien que vivant dans la nature et la société, il ne subit pas l'influence de la réalité ambiante. Une telle supposition ne peut naître, même dans la cervelle du plus quintessencié idéaliste, car il n'oserait prétendre que l'on doit rencontrer le même sentiment de pudeur chez la femme de famille décente et la malheureuse gagnant son existence avec son sexe ; la même rapidité de calcul chez le commis de banque et l'académicien ; la même agilité des doigts chez le pianiste professionnel et le terrassier. Il est donc incontestable que l'homme physique, intellectuel et moral, subit d'une manière inconsciente mais profonde, l'action du milieu dans lequel il se meut.
Notes
[1] Le verbe civilizzare n'existait probablement pas dans la langue italienne du temps de Vico ; ce n'est qu'au XVIIIe siècle qu'on s'en servit en France pour désigner la marche d'un peuple dans la voie du progrès. Le sens était si récent que l'Académie française ne fait figurer le mot civilisation dans son Dictionnaire qu'à partir de l'édition de 1835. Fourier ne l'employait que pour designer la période bourgeoise moderne.
La science naturelle a aussi son "histoire idéale éternelle" : il est curieux et intéressant de noter ce parallélisme de la pensée dans les philosophies naturaliste et historique. - Aristote et les déistes admettent l'existence d'un plan préétabli, d'après lequel Dieu crée les espèces animales, et que l'homme peut découvrir par l'étude de la morphologie comparée, "Il repense alors la pensée divine". - Les philosophes matérialistes, substituant la Nature à Dieu, lui attribuent une sorte de plan inconscient, ou plutôt un modèle, un type immatériel et irréalisé, d'après lequel se réalisent les formes réelles : pour les uns, il est prototype, forme originelle, dont les êtres réels sont des perfectionnements graduels, et pour les autres un archétype dont ils sont des remodelages variés et imparfaits.
[2] Aristote attachait également beaucoup d'importance aux proverbes ; plusieurs écrivains parlent d'un recueil de maximes populaires qu'il avait composé et qui est perdu. Synesius le mentionne dans son Éloge de la Calvilie : "Aristote, dit-il, considère les proverbes comme les débris de la philosophie des temps passés, engloutie dans les révolutions que les hommes ont traversées : leur piquante concision les a sauvés du naufrage. Aux proverbes et aux idées qu'ils expriment s'attache donc là même autorité qu'à l'antique philosophie, d'où ils nous sont venus et dont ils gardent la noble empreinte, car, dans les siècles reculés, on saisissait bien mieux la vérité qu'aujourd'hui." L'évêque chrétien, qui était nourri des auteurs païens, reproduit l'opinion de l'antiquité, qui pensait que l'homme dégénérait au lieu de se perfectionner. Cette idée, contenue dans la mythologie grecque et rapportée dans maints passages de l'Iliade, était partagée par les prêtres égyptiens qui, d'après Hérodote, divisaient les temps écoulés en trois périodes : l'âge des dieux, des héros et des hommes.
L'homme, depuis qu'il est sorti du communisme de la gens, a toujours cru qu'il dégénérait, et que le bonheur, le paradis terrestre, l'âge d'or était dans le passé. L'idée de perfectibilité humaine et de progrès social s'est formée au XVIIIe siècle, alors que la Bourgeoisie approchait du pouvoir ; mais, ainsi que le christianisme, elle relégua le bonheur au ciel.
Le socialisme utopique le fit descendre sur terre. "Le paradis n'est pas derrière nous, mais devant nous", disait Saint-Simon.
[3] Lewis H. Morgan, Ancient society, II, c. IX, IV, c. I, III, c. V.
[4] On observe un phénomène semblable chez des insectes qui ont su se créer un milieu social : la reine des abeilles, qui est la mère de la ruche, ne s'occupe pas de sa progéniture et tue ses filles, pourvues d'organes sexuels, que les ouvrières neutres doivent protéger contre la fureur maternelle. Des races de poules domestiquées ont perdu l'instinct de la maternité ; quoique excellentes pondeuses, elles ne couvent jamais.
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