1895 |
4. La Cité du Soleil
La Cité du Soleil
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Les Solariens vivent en commun ; ils couchent dans de vastes dortoirs et mangent dans des réfectoires ; les hommes d'un côté et les femmes de l'autre ; le service des tables est fait par des jeunes gens, âgés de moins de 20 ans. Les repas se prennent en silence, tantôt un jeune homme lit à haute voix, tantôt d'autres chantent et jouent des instruments de musique. Des médecins règlent la nature des aliments suivant les âges et les saisons : la nourriture est très variée. Ils avaient songé à être végétariens ; mais ils ont reconnu la nécessité d'ajouter la viande aux légumes. Le nombre des repas varie selon les âges ; les adultes en prennent deux, les vieillards trois et les enfants quatre ; ils commencent à dix ans à boire le vin dilué d'eau, les vieillards le consomment pur.
Ils sont d'une propreté méticuleuse ; ils ont, en effet, le temps de soigner leur corps ; ils se baignent souvent et renouvellent fréquemment leur linge, qui est lavé avec de l'eau «filtrée dans des tubes remplis de sable.» Ils font un grand usage de parfums ; ils se frottent d'huile et de plantes aromatiques, et mâchent tous les matins du fenouil, du thym et du persil pour embaumer leur haleine.
Les hommes et les femmes portent le même costume «propre à la guerre», avec cette seule différence que la tunique des hommes s'arrête au-dessus du genou et que celle des femmes descend un peu au-dessous. Les Solariens établissaient l'égalité des sexes, en détruisant l'inégalité qu'on avait pris des siècles à élever entre eux, par la différenciation des occupations, des fonctions sociales et domestiques, des vêtements, des habitudes, et des mœurs. Ils détestent «ainsi que le fumier le noir, la couleur favorite des Japonais» : tous les vêtements qu'ils portent dans l'intérieur de la cite sont blancs, et ceux qu'ils mettent pour l'extérieur sont rouges [19]. Les habillements sont de soie et de laine. Marco Polo dit que les Tartares de Chine mettaient le premier jour de leur an des vêtements blancs en signe de bonheur ; le cheval blanc était l'emblème allégorique de l'ordre des Dominicains auquel appartenait Campanella, qui a pris divers détails dans les récits de l'aventurier vénitien ; la construction de sa cité ressemble à celle du palais de l'empereur à Combaluc, le nom tartare de Pékin.
La vie abondante, hygiénique, entrecoupée de travaux et de plaisirs physiques et intellectuels, sans inquiétude du lendemain et sans préoccupation d'aucune sorte que mènent les Solariens, les rend robustes et sains. Le seul mal qui les frappe souvent est l'épilepsie ; il est vrai que c'est «la maladie des hommes supérieurs, d'Hercule, de Scott, de Socrate, de Callimaque et de Mahomet» : ils la guérissent par des prières et des exercices gymnastiques appropriés. Leur thérapeutique est aussi originale que simple : elle prescrit surtout les bains de lait et de vin, le séjour à la campagne, l'exercice modéré et gradué, la musique et la danse. Avant les Solariennes, les femmes de Lacédémone baignaient leurs nouveau-nés dans du vin pour les rendre robustes, et Démocrate, à ce que l'on rapporte, guérissait les coliques néphrétiques et la sciatique avec des airs de flûte.
Note
19
La
couleur des vêtements avait une importance pour Campanella ;
elle était un symbole Il dit dans une pièce de vers :
«Un vêtement de deuil convient à notre siècle...
Ce siècle a honte des couleurs riantes, car il pleure sur sa
fin, sur la tyrannie qui a rempli son cours ; sur les fers, les
lacets, les plombs, les embûches des héros sanguinaires
et sur les âmes affligées des Justes.
«...
Cette couleur est encore l'emblème
d'une folie extrême qui
nous rend aveugles, ténébreux
et méchants
"...
J'entrevois
un temps où l'on reviendra aux blanches tuniques, lorsque la
volonté suprême nous aura tiré de cette fange.»
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