1894

l'Ere nouvelle 1894

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La langue française avant et après la Révolution

Etudes sur les origines de la bourgeoisie moderne

Paul Lafargue


I
LA LANGUE ET SON MILIEU

Une langue, ainsi qu'un organisme vivant, naît, croit et meurt ; dans le cours de son existence, elle passe par une série d'évolutions et de révolutions, assimilant et désassimilant des mots, des locutions familiales et des formes grammaticales.

Les mots d'une langue, de même que les cellules d'une plante ou d'un animal, vivent leur vie propre : leur phonétique et leur orthographe se modifient sans cesse ; dans l'ancien français, on écrivait presbtre, cognoistre, carn, pour chair, charn pour charnel, etc. ; leur signification se transforme également : bon se prenait autrefois pour bien, faveur, profit, avantage, volonté, etc. [1] ; Jean le bon voulait dire Jean le brave ; bonhomme, après avoir été synonyme d'homme de courage et de sage conseil, devient une épithète ridicule. Le mot grec nomos, qui nous a donné nomade, a traversé une série de significations qui au premier abord semblent n'avoir aucun rapport entre elles ; usité primitivement pour pâturage, pacage, puis pour séjour, demeure, partage, il finit par servir pour usage, coutume, loi. Les différentes significations de nomos indiquent les étapes parcourues par un peuple pasteur devenant sédentaire, agriculteur et arrivant à la conception de la loi, qui n'est que la codification de l'usage, de la coutume [2].

Si le langage se meut dans un état de perpétuelle transformation, c'est qu'il est la production la plus spontanée, la plus caractéristique des sociétés humaines. Les peuplades sauvages et barbares qui se séparent et vivent isolées arrivent au bout d'un certain temps à ne plus s'entendre entre elles, tellement leurs dialectes ont subi de modifications.

La langue ressent le contrecoup des changements survenus dans l'être humain et dans le milieu où il se développe. Les changements dans la manière de vivre des hommes, comme par exemple le passage de la vie agreste à la vie citadine, ainsi que les événements de la vie politique laissent leurs empreintes dans la langue. Les peuples, chez qui les phénomènes politiques et sociaux se pressent, modifient rapidement leur parler ; tandis que chez les peuples qui n'ont pas d'histoire, l'idiome s'immobilise. Le français de Rabelais, un siècle après sa mort, n'était plus intelligible qu'aux lettrés ; mais l'islandais, langue mère des idiomes norvégiens, suédois et danois, s'est maintenu presque intact en Islande.

Vico le premier signale I'origine sauvage et paysanne (selvagge e contadinesche) de la plupart des mots : si à Rome les temples circulaires de marbre éternisent la forme des huttes de bois et de boue des sauvages du Latium, les mots de toute langue civilisée portent l'empreinte de la vie sylvestre des hommes primitifs. Ainsi goné en grec signifie semence, fruit de la terre, petit d'un animal, enfant ; sperma graine, semence, race : la quantité de mots que boûs, bœuf, a contribué à former dans la langue grecque est considérable ; le français, dont beaucoup de mots sont d'origine héllénique, en possède un certain nombre, tels que bouvier, bouvard, jeune taureau, bouvard, marteau de monnayeur, bouillon, bousculer, bouse, bouffer, manger du bœuf, bouffon : on nommait à Athènes bouphônos, tueur de bœufs, un prêtre de Zeus, le gardeur de ville, qui jouait une comédie avant et après l'immolation d'un bœuf accusé d'avoir mangé des offrandes sous l'autel du Dieu. (PAUSANIAS, liv. I, ch. XXIV.)

Les locutions familières et proverbiales laissent apercevoir, peut-être plus clairement encore que les mots, les liens qui rattachent une langue aux phénomènes de ln vie environnante. Du temps que la chandelle de suif était le principal mode d'éclairage, elle fournissait de nobles comparaisons aux poètes. Ronsard complimentait une dame, en lui déclarant que " ses yeux étincelaient tout ainsi que des chandelles ". Le Dictionnaire de Trévoux, de 1743, rapporte qu' " on dit des yeux fort vifs et brillants qu'ils brillent comme chandelles ". Economiser des bouts de chandelles, le jeu ne vaut pas la chandelle, se brûler à la chandelle, sont des expressions familières qui s'éteignent depuis que la lampe à crémaillère, la bougie d'acide stéarique et le gaz nous éclairent.

Une langue ne peut pas s'isoler de son milieu social, pas plus qu'un végétal ne peut être transplanté de son milieu météorologique. Les linguistes d'ordinaire ignorent ou dédaignent l'action du milieu ; beaucoup d'entre eux cherchent dans le sanscrit l'origine des mots et même des fables mythologiques. Le sanscrit pour les grammairiens, comme la cranologie pour les anthropologistes, est le Sésame, ouvre toi de tous les mystères. Les lecteurs de l'Ere nouvelle seraient épouvantés si je reproduisais la liste interminable de mots qu'un orientaliste célèbre dérive du vocable sanscrit " briller ". D'ailleurs il faudrait que les résultats étymologiques des orientalistes fussent moins contradictoires pour nous engager à abandonner pour leur méthode la théorie du milieu qui tend à devenir prépondérante dans toutes les branches des sciences naturelles et historiques.

La théorie du milieu a été introduite en France dans la critique littéraire par une femme de génie. Bien que dans son ouvrage : De la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales, Madame de Staël affirme nettement la nécessité d'une nouvelle littérature pour accorder satisfaction aux nouveaux besoins du milieu social créé par la Révolution, elle ne mentionne qu'en passant et pour la blâmer la transformation de la langue, cet instrument de toute littérature [3].

Après la Révolution qui détruisait l'ancien régime, il était aussi impossible de ne pas innover dans la littérature du règne de Louis XIV que de continuer à en parler la langue.

L'étude du caractère et de la portée de cette rénovation linguistique est l'objet de cet article.

II
LA LANGUE AVANT LA RÉVOLUTION

L'Académie française ayant été dissoute le 18 juillet 1793, la Convention nationale décréta, le premier jour complémentaire de l'an III, que

l'exemplaire du Dictionnaire de l'Académie française, chargé de notes marginales, déposé à la bibliothèque du comité de l'Instruction publique serait remis aux libraires Smits, Maradan et Cie pour être par eux rendu public ; ... les dits libraires prenant avec des gens de lettres de leur choix les arrangements nécessaires pour le travail, à condition qu'ils tireraient 15.000 exemplaires et qu'ils remettraient un nombre de... aux bibliothèques nationales.

En l'an VI (1798), cette édition, la cinquième du Dictionnaire de l'Académie, était mise en vente au prix de 24 livres : les éditeurs avaient placé en tête une préface, et en queue, un supplément que n'avaient pas préparé les membres de la défunte Académie. Le discours préliminaire renfermait des hérésies qui auraient horripilé Voltaire bien autrement que la rentrée des jésuites.

On a conclu, y lit-on, qu'il ne fallait pas consulter la langue du beau monde comme une autorité qui décide et tranche de tout, parce que le beau inonde, pense et parle très mal... parce qu'enfin la différence est extrême entre le beau langage formé des fantaisies du beau monde, qui sont très bizarres, et le langage composé des vrais rapports des mots et des idées.

Voltaire disait qu'il était triste

qu'en fait de langue, comme en d'autres usages plus importants, ce soit la populace qui dirige les premiers d'une nation.

Le Supplément, qui contenait 336 mots forgés ou imposés par la Révolution, constatait le triomphe de la populace.

Les novateurs et les conservateurs critiquèrent vertement cette édition du Dictionnaire. Les novateurs – ils étaient nombreux – reprochaient aux éditeurs d'avoir fermé les pages des deux volumes à un nombre considérable de mots nouveaux. Mercier, qui, avant la Révolution, avait déjà ouvert le feu contre In langue et la littérature du siècle de Louis XIV, pour protester contre cet ostracisme lexicographique, publia en 1801 sa Néologie ou Dictionnaire de 2.000 mots nouveaux ; en 1831, une société de grammairiens faisait paraître un Supplément au Dictionnaire de l'Académie, contenant environ 11.000 mots nouveaux, acceptions nouvelles et termes techniques, que l'usage et la science ont introduite dans la langue usuelle depuis 1794 et qui ne se trouvent pas dans le Dictionnaire de l'Académie. Ces grammairiens se trompent ; l'immense majorité de leurs mots nouveaux circulaient quotidiennement avant 1794.

Les puristes, qui réclamaient " un sénat conservateur de la langue, se fâchèrent tout rouge. L'abbé Morellet, le doyen des vieux enfants, qui ne tient pas à quatre-vingts ans ce qu'il promettait à soixante ", ripostait aux théories niveleuses des éditeurs que

Le Dictionnaire de l'Académie française est le dépôt de la langue usuelle telle qu'elle est parlée dans la classe des citoyens distingués par le rang, la fortune et l'éducation.

Et, secoué d'une noble indignation, il continuait :

On consacre dans ce vocabulaire (le Supplément de 336 mots nouveaux), les mots enragé, motionne, révolutionner, sans-culotte, sans-culottides, termes barbares ou bas, qui n'ayant qu'une durée éphémère et n'étant qu'une sorte de jargon et d'argot révolutionnaire, ou n'exprimant que les folies et les crimes du gouvernement révolutionnaire, ne devaient pas souiller le Dictionnaire de la langue française... Citerai-je, parmi les articles horribles, poursuivait-il en s'échauffant, fournée, substantif féminin, nom donné aux charretées d'individus condamnés au supplice de la guillotine, et guillotine, lanterner, mitraillade, noyade, septembriseur, septembrisade, termes que la cruauté et la bassesse qui les ont introduits dans la langue révolutionnaire doivent bannir de celle des honnêtes gens et qu'il faut effacer à jamais du Dictionnaire, comme les taches de sang des appartements d'un palais. Conçoit-on qu'il soit venu en pensée à des hommes de lettres, que dis-je ! à des membres de ce grand corps littéraire, l'Institut national de France, de consacrer dans le Dictionnaire ces horribles mots ? [4]

La fureur de Gabriel Feydel dépassa celle de Morellet ; elle se répandit en injures non seulement contre le Supplément des mots révolutionnaires, mais encore contre l'œuvre de la ci-devant Académie. Le Dictionnaire était souillé par des termes de

l'argot des joueurs, des cavernes de voleurs, (les cabarets, des mignons de Henri III..., d'articles hideux à lire, rédigés var la coiffeuse d'une académicienne ou par la gouvernante d un académicien... d'expressions (le basse-cour, de vivandières, éloignées de la politesse française, dignes des demoiselles Gorgions, qu'on ne peut entendre que dans les antichambres et de la bouche d'une servante... d'hyperboles de couturières, de garçons coiffeurs à qui la pratique a oublié de donner un pourboire... du jargon de fruitière qui veut faire le bel esprit, du langage de femme de chambre, de prostituée, de blanchisseuse insultant au caractère national... de phrases qui ne conviennent que dans la bouche d'un manœuvre, des phrases de porchers, de barbiers, de la plus vile canaille, dignes d'une marchande de laitues et qu'il faut laisser corrompre dans les repaires des brigands et des filous...[5]

Arrêtons cette citation, nécessaire cependant pour mettre le lecteur à même d'apprécier l'idée que les puristes se faisaient de la langue française, d'où devait être banni le langage des Français adonnés au jeu, ou exerçant les métiers (le barbier, fruitière, blanchisseuse, tailleur, etc.

Les puristes se désespéraient : des légions de mots barbares, bas et vils assiégeaient la langue polie de bonne compagnie, pénétraient dans la place et bouleversaient l'œuvre des deux siècles de culture aristocratique. La langue, ainsi que l'Etat, la société, la propriété et les mœurs, avait été révolutionnée. Les historiens de la langue font à peine allusion à cette rénovation linguistique qui préoccupait si fort les lettrés dans les premières années du siècle. Ils sont tombés dans l'erreur des académiciens de 1835 ; ils se sont mépris sur l'importance de cette soudaine révolution, parce que la langue française est demeurée en apparence

la même, c'est-à-dire également intelligible... tandis que jusqu'aux premières années du siècle de Louis XIV elle n'avait jamais été fixée : car, de siècle en siècle, les mêmes choses avaient besoin d'être récrites dans le français nouveau qui devenait bien vite vieux et chenu. En recopiant un manuscrit de notre langue, souvent on le traduisait à demi. Le texte de Joinville fut longtemps présenté par la dernière de ses versions posthumes, devenues bientôt surannées au point d'être prises pour l'original [6].

Le même phénomène s'était produit pendant la Révolution ; les mots et les expressions qui envahirent la langue étaient si nombreux, que pour rendre intelligibles aux courtisans de Louis XIV les journaux et les brochures de cette époque, il aurait fallu les leur faire traduire.

Mais après la Révolution, il y eut un mouvement de réaction, la langue polie essaya de reconquérir son autorité sur les classes dirigeantes, et d'expulser de son sein les néologismes qui s'y étaient introduits avec effraction. Réflexion faite, les écrivains les plus hardis prirent peur

des mâles expressions de la langue républicaine qui leur avait été familière pendant quatre ou cinq ans. Il y a de quoi faire pâlir à jamais la langue monarchique [7].

Mercier lui-même avertissait qu'il avait

écarté de son dictionnaire, à quelques exceptions près, les mots qui tiennent à la Révolution. La plupart sont des expressions fortes et vigoureuses ; elles correspondaient à des idées terribles ; la plupart sont bizarres, elles appartiennent à la tourmente des événements ; lorsque les vents sifflent et que le vaisseau est battu par la tempête, les matelots jurent, mais ils font la manœuvre qui le sauve.

Mais en dépit des puristes, l'œuvre linguistique de la Révolution était faite ; la ceinture de fer poli qui emprisonnait la langue était brisée, elle avait reconquis sa liberté.

Mais pour juger du caractère et de la portée de cette rénovation de la langue française, il faudra tout d'abord se rendre compte de la conception que les lettrés des XVIIe et XVIIIe siècles se faisaient de la langue. Je commencerai donc par mettre sous les yeux du lecteur les opinions des écrivains de l'époque.


Les nobles, durant le moyen âge, demeuraient dans leurs châteaux, au milieu de leurs vassaux et serfs, mais la politique monarchique les concentre à Paris ; ils gravitent alors autour du roi et forment sa cour. Ils perdent leur antique indépendance féodale ; ils rompent les liens qui les rattachent aux autres classes et constituent un corps séparé du reste de la nation, qui finit par lui devenir étranger, et se retire à Versailles, la capitale de l'aristocratie. Ne vivant pas de la vie de la bourgeoisie, encore moins de celle du peuple, la noblesse se créa des mœurs, des habitudes et des idées aussi distinctes de celles de la majorité de la nation que ses privilèges étaient différents des droits et des devoirs des bourgeois et des artisans ; il arrive donc naturellement qu'ils se différencièrent des autres citoyens par le costume aussi bien que par les manières et le langage. L'idiome qu'ils élevèrent autour d'eux, ainsi qu'une barrière, les isolait des autres classes, tout autant que la politesse de leurs manières, l'étiquette de leurs cérémonies et même leur façon de se servir à table et de manger [8].

La langue artificielle, qui distinguait l'aristocratie, ne fut pas créée de toute pièce, comme la langue internationale que Leibniz inventa avant les volapukistes ; elle était extraite de la vulgaire, parlée par le bourgeois et l'artisan, la ville et la campagne. Ce même phénomène de dédoublement s'était déjà produit dans la langue latine : au temps de la deuxième guerre punique, elle se scinda en langue noble, sermo nobilis, et en langue plébéienne, sermo plebeius.

Les habitudes et les mœurs de la société polie du XVIIe siècle devaient limiter considérablement le nombre des mots de sa langue artificielle, que Mercier nommait monarchique, mais qu'il serait exact d'appeler aristocratique. Les nobles n'exerçant pas de métiers, à l'exception de celui des armes, n'avaient nul intérêt à connaître les expressions qui désignaient leurs différentes opérations ; aussi les premières éditions du Dictionnaire de l'Académie multiplièrent les termes du blason et exclurent presque absolument les mots techniques des métiers. Cette élimination fut une des principales causes de la querelle de Furetière contre l'Académie. Je laisse à de plus érudits le soin de montrer par quel procédé d'émondage successif on parvint à constituer la langue de la bonne compagnie. Mais j'insiste sur ce point, dont on ne saurait exagérer l'importance, que c'est par un élagage méthodique de la vulgaire que l'on forma la langue des écrivains de Louis XIV, qui au XVIIIe siècle eut

un si grand cours et qui se partagea avec la langue latine la gloire d'être cette langue que les nations apprennent par une convention tacite pour se pouvoir entendre [9].

Cet insigne honneur n'échut à la langue aristocratique que parce que la France fut le seul grand pays d'Europe où les nobles, se centralisant autour de leur chef féodal, créèrent une cour importante et atteignirent une politesse et une élégance admirées et imitées par les aristocraties européennes.

Les romans de d'Urfé, qui sont des codes de savoir-vivre aristocratique, étaient lus jusqu'au fond de la Norvège.

Les nobles, plus guerriers que clercs, n'avaient

la sotte arrogance et témérité d'aucuns sçavans qui pensent que nostre vulgaire soit incapable de toutes bonnes lettres et érudition [10];

Sans se mettre martel en tête, ils lui empruntèrent tout simplement les mots, les expressions et les tournures dont ils avaient besoin pour leur commerce quotidien, mais en les passant au crible et n'en retenant qu'un nombre très restreint : ce n'est qu'après avoir été pesés et repesés, approuvés et estampillés, qu'ils étaient admis à circuler dans la société polie et les écrits qu'elle patronnait : ils obligèrent les gens de lettres, du moins ceux qui briguaient leurs faveurs, qui n'étaient, selon la sévère et juste expression d'un critique, que " les agréables amuseurs de la société , à délaisser la forte mais rude langue des d'Aubigné, des Montluc, qu'on affecta d'ignorer, pour cette langue triée sur le volet.

Les nobles, arrachés de leurs manoirs et concentrés dans Paris, s'appliquèrent à perdre leurs allures de Pourceaugnac pour revêtir les manières de courtisans. L'élagage de la langue touffue, vigoureuse et chaotique léguée par le XVe siècle, marchait donc de pair avec le policement des mœurs brutales des barons féodaux et le raffinement de leur goût. Ce travail de dégrossissement des habitudes féodales et de son parler se faisait au commencement du XVIIe siècle dans une multitude d'assemblées, de salons, de réduits et de ruelles, qui s'échelonnaient du faubourg Saint-Germain au fond du Marais, et qu'énumère avec complaisance le Grand Dictionnaire des précieuses de Somaize : ils prenaient le ton à l'hôtel de Rambouillet, le centre de la réforme. Bien que la noblesse trouvât dans ses rangs les pédagogues dont elle avait besoin, bien qu'elle fournît des écrivains de valeur (Mmes de Sévigné, de Lafayette, La Rochefoucauld, etc.), ce qu'elle ne devait plus faire par la suite, elle s'adjoignit néanmoins, pour mener à bien son œuvre éducatrice, une troupe de regratteurs de mots, de pédants chicaneurs, Vaugelas, Balzac, Voiture, que Boileau place dans son Art poétique sur la même ligne que Racine et Molière, Godeau, Coëffeteau, Chapelain, le parâtre de la Pucelle, le Père Bouhours, qui prétendait enrichir la langue en l'appauvrissant, et d'autres encore plus oubliés : ils appartenaient tous à l'Académie récemment fondée et affichaient leur prétention de dégasconner la langue, ils entendaient par là la dépouiller de toute verdeur provinciale. Voltaire, s'il eût vécu alors, se serait enrôlé dans cette docte société de précieux ; car il croyait

que le malheur de Corneille était d'avoir été élevé en province, parce qu'on trouve trop souvent chez lui des impropriétés [11]

Se soustrayant à l'action épurante de l'hôtel de Rambouillet et de ses annexes, les ruelles et l'Académie, des écrivains stigmatisés de l'épithète de libertins, de poètes crottés, de poètes de la trogne rouge, mais de tempérament fougueux, de verve tumultueuse et gauloise et de superbe hardiesse philosophique, continuèrent à se servir de la langue non dégasconnée et à écrire dans le style pédestre et bourgeois : ils s'adressaient à un public mixte de bourgeois instruits et de nobles indisciplinés et indisciplinables.

L'histoire des éditions du Dictionnaire de l'Académie va nous permettre de suivre l'évolution de la langue aristocratique. Les premiers académiciens qui, dans leur naïf enthousiasme, s'intitulaient " des ouvriers en paroles, travaillant à l'exaltation de la France " (leurs successeurs du règne de Louis XIV n'avaient plus qu'une ambition, " rendre immortels tous les mots et toutes Ies syllabes consacrés à la gloire de leur illustre protecteur ") se trouvèrent fort embarrassés quand il s'agit de dresser le catalogue de la langue. La manière de classer les mots les arrêta d'abord : la première édition du Dictionnaire de l'Académie les groupa par familles : ce mode de classement, abandonné depuis, a été dernièrement repris par le docteur Freund dans son Grand Dictionnaire de la langue latine ; il faudra y revenir quand on voudra établir un méthodique dictionnaire philologique de la langue française.

Les académiciens avaient à surmonter une deuxième difficulté autrement sérieuse ; il fallait trier les mots auxquels on accorderait l'honneur de figurer dans le Dictionnaire. Après de nombreuses discussions, ils décidèrent de n'admettre que les termes consacrés par les écrivains connus, et parmi les écrivains connus on nombrait les académiciens ; cependant deux qui venaient de trépasser étaient morts absolument inconnus. Dans la liste d'écrivains élus pour leur fournir la matière figuraient Amyot, Montaigne, Desportes, Charron, la reine Marguerite, Ronsard, Marot, etc., mais ils s'aperçurent que, malgré leur merveilleuse richesse, ils ne s'étaient pas servis d'une infinité de mots et d'expressions dont l'usage était cependant indispensable au commerce de la vie quotidienne ; force leur fut de revenir à la langue courante et de composer non le vocabulaire des écrivains célèbres, qui " devenaient barbares en peu d'années ", disait Pellisson, mais le dictionnaire de la langue. Cette première édition est plutôt une ébauche qu'un véritable lexique.

Quand il fallut préparer la deuxième édition de 1717, les académiciens se buttèrent contre une autre difficulté. Les nobles ainsi que les gens du peuple créaient des expressions argotiques, tels que sabler le vin, battant l'œil, falbala, fichu, ratafia ; devait-on leur octroyer le droit de dictionnaire ? Ils jugèrent, après de longues hésitations, que

dès qu'un mot s'est introduit dans la langue, il a place acquise dans le dictionnaire ; il serait souvent plus aisé de se passer de la chose qu'il signifie que du mot qu'on a inventé pour le signifier, quelque bizarre qu'il paraisse [12].

Voltaire, aristocrate jusqu'au bout de sa plume, n'avait pas eu ces scrupules :

Ce qui nuit à la noblesse de la langue, affirmait-il, ce ne sont pas les solécismes de la bonne compagnie... c'est l'affectation des auteurs médiocres de parler de choses sérieuses dans le style de la conversation [13].

Les académiciens de 1717 formulèrent dans leur préface la règle qui aurait dû guider tout lexicographe.

Il semble, disent-ils, qu'il y ait entre les mots d'une langue une espèce d'égalité, comme entre les citoyens d'une même République... et comme le général d'armée et le magistrat ne sont pas plus citoyens que le simple soldat ou le plus vil artisan, nonobstant la différence de leurs emplois, de même les mots de justice et de valeur ne sont pas plus des mots français, ni plus français, quoiqu'ils représentent les premières vertus, que ceux qui sont destinés à représenter les choses les plus abjectes et les plus méprisables.

Il est certain qu'un siècle plus tard, en 1817, vingt-trois ans après la Révolution, ces académiciens n'auraient pas tenu ce langage : mais pour qu'on ne charge pas la mémoire de l'Académie de théories démagogiques en matière linguistique, il faut s'empresser d'ajouter qu'ils n'entendaient pas ouvrir le dictionnaire aux locutions populaires, mais aux " expressions bizarres " des gens de la bonne société, bien qu'elles eussent parfois un parfum de taverne et de mauvais lieu. Les nobles du temps de Richelieu et de Mazarin qui ne s'étaient pas encore complètement assouplis au métier de gens du monde, recherchaient la compagnie débraillée des écrivains libertins et des poètes de la rouge trogne pour se reposer des fatigues du décorum et des ennuis de l'étiquette et se délasser dans les cabarets de la dignité officielle. Mais tandis que le Dictionnaire accueillait les expressions risquées des gentilshommes, La Fontaine, qui assistait assidûment aux séances de l'Académie, n'avait pu faire admettre " les mots de sa connaissance " qu'il avait rencontrés dans Marot et Rabelais.

La préface de la troisième édition (1740) indique que la position est changée ; la langue polie est menacée, il faut monter bonne garde autour d'elle. L'Académie ne songe plus à élever les mots au rang de citoyens d'une République égalitaire ; elle déclare au contraire qu'elle

a toujours cru qu'elle devait restreindre son dictionnaire à la langue commune, telle qu'on la parle dans le monde et telle que nos orateurs et nos poètes l'emploient.

Elle exposait sans réticences l'idée aristocratique de la langue, qui n'est point celle que parlent les bourgeois et les artisans, mais celle des gens de la bonne société et des écrivains qu'elle patronne. L'Académie, qui s'imaginait que " la langue lui appartenait comme la barberie aux barbiers " (Furetière), se rapprochait de l'idéal de Bossuet qui avait désiré

un conseil souverain et perpétuel, dont le crédit établi par l'approbation publique [lisez la cour] peut réprimer les bizarreries de l'usage et en tempérer les dérèglements.

Aussi la préface de la troisième édition déclarait que

comme les honnêtes gens évitaient de se servir des termes que dicte l'emportement ou qui blessent la pudeur, on les a exclus.

Et non satisfaits de cet ostracisme, les académiciens désignent pour la première fois les mots que doivent employer le style poétique et le style soutenu, et ceux qui sont réservés pour le style familier. On pensait, au XVIIIe siècle, que la langue parvenue à sa plus parfaite perfection devait être fixée, l'Académie était le collège de prêtres qui devaient en conserver le culte.

La France est le seul pays où l'on soit arrivé à établir urne tyrannique censure académique ; niais le besoin s'en fit sentir ailleurs. Un écrivain irlandais dont les audaces de pensée et de langage auraient confondu Bossuet davantage que l'apparition du diable, Jonathan Swift, émit la proposition, bien étrange sous sa plume, d'instituer une académie qui pût contenir et fixer la langue anglaise, écarter beaucoup de termes, en corriger d'autres, en ressusciter quelques-uns.

Il faut qu'aucun mot, auquel cette société aurait donné sa sanction, ne puisse dans la suite vieillir et être rejeté [14].

L'ami de Voltaire, le grand Frédéric, rédigea une grammaire allemande pour régler et discipliner la langue de son peuple aussi supérieurement que les exercices de ses soldats.

Les grammairiens de l'hôtel de Rambouillet et de l'Académie ne réussirent à extraire de " la vulgaire, si apte à porter le faix des conceptions humaines ", bien que " née d'elle-même en façon d'herbes, racines et arbres [15], une langue châtiée débarrassée de ses tournures populaires, de ses expressions naïves et de ses termes communs, que par un travail pénible et de tous les instants. Leur longues et fastidieuses discussions sur les mots et même sur les particules ont pu sembler futiles, puériles, et être ridiculisées, elles ne témoignent pas moins de la passion sérieuse et réfléchie qui animait ces créateurs de la langue aristocratique. Une fois soustrait à l'arbitraire et à la fantaisie individuelle, et régenté par de nombreuses et précises règles grammaticales, le langage de la bonne société, constitué définitivement, fut vulgarisé par les livres et inculqué par l'éducation ; quoique de construction artificielle, il devint alors la langue naturelle de l'aristocratie, la classe gouvernante. Elle entra si avant dans la nature des courtisans de Versailles, qu'il leur paraissait aussi impossible de parler la vulgaire que de se vêtir des habits grossiers et sombres des artisans et des bourgeois, qu'ils apercevaient de leur carrosse en traversant à toute bride Paris pour se rendre à la cour.

Durant le XVIIIe siècle, le centre de gravité sociale se déplaça et se transporta de Versailles à Paris ; la vulgaire dont les nobles soupçonnaient peut-être l'existence, mais qui pour eux ne comptait pas, eut alors l'occasion de s'affirmer : ses mots et ses expressions commencent à faire irruption dans la langue polie, avec les financiers et les riches bourgeois qui s'introduisaient dans les salons et les familles aristocratiques dont ils redoraient les blasons.

Les nobles insouciants souriaient à cette révolte de mots et aux prétentions des parvenus qui singeaient gauchement leurs manières : leur confiance dans la pérennité de leurs droits et privilèges était si aveugle, qu'ils croyaient leur suprématie sociale à l'abri de toute attaque, ainsi que l'œuvre commencée par l'hôtel de Rambouillet et portée à son plus haut point de perfectionnement par les écrivains du règne de Louis XIV. Mais les gens de lettres qui s'érigeaient en conservateurs de la langue du grand siècle pensaient différemment, leurs craintes qu'elle ne fut polluée par le contact de la vulgaire, leurs récriminations, objurgations et colère contre les expressions familières et triviales laissent bien loin derrière elles les ridicules des précieuses, si raillées. Les précieux du XVIIe siècle, et parmi eux il faut compter les écrivains de Port-Royal et leurs adversaires, les jésuites, qui leur reprochaient " la lourdeur uniforme de leurs longues périodes et de leurs expressions surannées ", furent à leur manière des créateurs, et leur langue méthodique, claire et polie occupe une place d'honneur dans l'histoire de la littérature française : mais les gens de lettres du XVIIIe siècle ne furent que des gardes-malades d'une moribonde dont on essayait de prolonger la vie par des arrêtés académiques.

On aurait compris les nobles se croisant pour la défense de la langue de Louis XIV ; elle était leur idiome maternel, celle dans laquelle ils avaient bégayé leurs premières paroles et dans laquelle ils pensaient et exprimaient leurs sentiments ; mais ils n'en avaient cure ; pendant la période révolutionnaire ce furent les journaux et les brochures des aristocrates qui mirent à la mode le style poissard. Les gens de lettres, qui, dragons hérissés de règles grammaticales et de prétentions au bon style, gardaient la reine des langues, ne l'avaient pas apprise des lèvres de leur mère, mais dans les livres et les collèges, sous la férule des professeurs ; à l'Académie, parfois composée de plus de nobles que d'écrivains, ils se plaçaient sous leur discipline pour le langage de bonne compagnie ; dans leur famille et leur commerce quotidien ils ne parlaient que la vulgaire, ils l'écrivaient dans leurs lettres privées, ne se servant de l'autre que pour pondre des élégies, des tragédies et des in-octavo ; ainsi que les pédants dont parle Du Bellay,

ils ne pensaient rien escrire de bon, si ce n'était en langue estrangère, et non entendue du vulgaire.
Je ne doute point, disait Diderot, que nous n'ayons bientôt comme les Chinois une langue parlée et une langue écrite.

Le dédoublement existait si bien, que la préoccupation constante des écrivains était de ne se permettre par inadvertance l'usage d'expressions familières ; (les hommes rompus au métier comme Voltaire écrivaient le coude sur le dictionnaire et la grammaire, pour ne point laisser échapper la moindre peccadille.

La préface du Dictionnaire de l'Académie de 1835, payant son dû à Voltaire, rappelait " qu'il fut un admirable et presque timide gardien de la langue ". C'est ce frondeur si pétulant et si spirituel qu'il faut étudier si l'on veut connaître les ridicules des précieux du XVIIIe siècle.

L'on dirait, en vérité, s'écrie Mercier, que l'on n'a commencé à écrire en France que lorsque Boileau et Racine ont pris la plume ; qu'avant eux, il n'y avait ni esprit, ni raisonnement, ni style... Allez, beaux esprits, restez ignares, et complaisez-vous dans vos dictions élégantes et futiles, faites des vers français et de la prose lycéenne.

On croirait que c'est là une boutade de cet esprit turbulent et mal équilibré ; pas du tout, il ne défigurait pas la pensée des précieux ; il reproduisait exactement les opinions des puristes. Ecoutez ce Voltaire qui passe pour l'antipode du pédantisme :

La langue du XVIe siècle n'était ni noble, ni régulière. Le génie de la conversation étant tourné à la plaisanterie, la langue devint très féconde en expressions burlesques et naïves, et très stérile en termes nobles et harmonieux... C'est la raison pour laquelle Marot ne réussit pas dans le style sérieux et qu'Amyot ne put rendre qu'avec naïveté l'élégance de Plutarque. Le français acquit de la vigueur sous la plume de Montaigne, nais il n'eut point encore d'élévation et d'harmonie... La langue devint plus noble et plus harmonieuse par l'établissement de l'Académie française [16].

Dans un autre endroit, il conclut que,

depuis que les Français s'avisèrent d'écrire, ils n'eurent aucun livre d'un bon style jusqu'à l'année 1656 où les Lettres provinciales parurent [17].

Victor Hugo en 1824 était encore plus exclusiviste :

Boileau partage avec notre Racine le mérite unique d'avoir fixé la langue française. (Préface des Nouvelles Odes.)

La vieille langue que Voltaire et les précieux trouvaient si frustre, si barbare, si peu harmonieuse, les écrivains illustres du règne de Louis XIV ne pouvaient se consoler de l'avoir perdue.

Il me semble, écrivait Fénelon dans sa Lettre sur l'éloquence adressée à l'Académie, qu'on a gêné et appauvri la langue en voulant la purifier... Le vieux langage se fait regretter quand nous le trouvons dans Marot, Amyot, le cardinal d'Ossat : il avait un je ne sais quoi de court, de naïf, de hardi, de vif et de passionné.

Racine lui-même se plaignait de rencontrer dans le style d'Amyot une grâce qu'il ne croyait pouvoir égaler dans le langage moderne. (Préface de Mithridate.)

Diderot faisant bande à part blâmait

cette noblesse prétendue qui nous fait exclure de notre langage un grand nombre d'expressions énergiques... A force de raffiner nous avons appauvri notre langue et, n'ayant souvent qu'un terme propre pour exprimer une idée, nous aimons mieux affaiblir l'idée que de ne pas employer un terme noble. Quelle perte que celle de tant de mots que nous revoyons avec plaisir dans Amyot et Montaigne ! Ils ont commencé par être rejetés du beau style parce qu'ils avaient cours dans le peuple, et ensuite rebutés par le peuple même qui à la longue est toujours singe des grands, ils sont devenus tout à fait inusités.

Voltaire lui ripostait :

Plusieurs personnes ont cru que la langue française s'était appauvrie depuis le temps d'Amyot ; en effet, on trouve chez ces auteurs plusieurs expressions qui ne sont plus recevables ; mais ce sont pour la plupart des termes familiers auxquels on a substitué des équivalents. Elle s'est enrichie de termes nobles et énergiques [18].

Racine, avant de devenir la tête de Turc des romantiques, avait été la bête noire de l'hôtel de Rambouillet : on lui reprochait de n'avoir pas suffisamment purifié sa langue, de se servir " d'expressions familières et bourgeoises, de termes bas et rampants ". Un siècle plus tard, Voltaire reprenait pour non compte ces accusations. Afin de montrer combien sa critique était petite et chicanière, voici des Vers de Racine qu'il trouvait familiers et bourgeois :

...De si belles mains
semblent vous demander l'empire des humains.
(Bérénice, acte II, scène II.)

Crois-tu, si je l'épouse,
Qu'Andromaque en son cœur n'en sera pas jalouse ?
(Andromaque, acte II, scène V.)

Tu vois que c'en est fait, ils se vont épouser.
(Bajazet, acte III, scène III.)

Cependant les mains de Bérénice qui semblent demander un empire étaient d'un recherché accompli, si les vers d'Andromaque et de Bajazet sont médiocres. Mais cette fureur de purisme était poussée à un tel extrême que l'auteur de Candide arrivait à trouver " triviale, basse et indigne de Pascal " l'expression simple et énergique de ces fortes pensées :

CXXVI. L'exemple de la chasteté d'Alexandre n'a pas tant fait de continents que celui de son ivrognerie a fait d'intempérants. Il n'est pas honteux de n'être pas aussi vertueux que lui, et il semble excusable de n'être pas plus vicieux que lui.
CIV. Cela est admirable : on ne veut pas que j'honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept ou huit laquais ! Eh quoi ! Il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c'est une force. C'est bien de même qu'un cheval bien enharnaché à l'égard d'un autre [19] !

Mme de Staël semble penser que l'on peut renouveler la littérature sans toucher à la langue ; Voltaire les croyait au contraire si étroitement liées que tout changement dans l'une devait amener forcément une modification correspondante dans l'autre : s'il se constitue le gardien jaloux de la langue, il attaque avec furie les novateurs littéraires, qui pour excuser leurs tentatives se réclamaient de Shakespeare. Sa campagne contre le plus grand génie dramatique qu'ait produit l'humanité depuis Eschyle mérite d'être connue : elle indique l'état des esprits de l'époque et peut être considérée comme une des premières escarmouches du combat que classiques et romantiques allaient engager après la Révolution sur les œuvres de Racine et de Shakespeare.

Lorsque, en 1776, le secrétaire de la librairie annonça la publication de la première traduction française de Shakespeare, le patriarche de Ferney, qui connaissait " le monstre " non par ouï-dire, comme ses admirateurs romantiques, mais pour l'avoir hi et pillé, trembla pour la tragédie et la langue : les écrivains qui jusqu'alors avaient insouciamment violé leurs règles étaient méprisables ; mais ce " barbare " était de taille à leur porter des coups dangereux : il fallait à tout prix le bannir de la littérature en France comme on avait proscrit de sa langue les mots de Montaigne, de (le La Noue et de Rabelais. Son anxiété est extrême, il écrit de Suisse à l'Académie contre Gilles Shakespeare et son traducteur Pierrot Letourneur ; il croyait les frapper en ridiculisant leurs noms. Une lettre de Voltaire était un événement, on prit jour pour la lire en séance publique, le 25 août. Il s'agite alors pour donner de la solennité à cette lecture ; il invite ses amis " comme bons Français et comme soutiens du bon goût [20] ". Il recommande à d'Alembert

d'engager la reine et les princesses à prendre notre parti... La reine aime le théâtre tragique elle distingue du bon et du mauvais goût, comme si elle mangeait du beurre et du miel (Isaïe, VII, 15), elle sera le soutien du bon goût.

D'Alembert était chargé de lire la fameuse lettre ; il l'accable de conseils sur la manière de débiter les passages scabreux de Shakespeare, de les gazer s'ils choquaient par trop les auditeurs.

Tout le plaisant de l'affaire consiste dans le contraste des morceaux admirables de Corneille et de Racine avec les termes de b... [le mot est en toutes lettres] et de la halle que le divin Shakespeare met continuellement dans la bouche de ses héros et héroïnes... On ne peut pas prononcer au Louvre ce que Shakespeare prononçait si facilement devant la reine Elisabeth [21].

On voit que dans ses lettres privées Voltaire ne se gênait pas ; dans ses romans et ses contes il s'était permis de peu courtoises privautés avec le beau langage et le bon goût. D'Alembert lui répliquait :

Il faut que Shakespeare ou Racine demeure sur la place... malheureusement il y a parmi les gens de lettre bien des déserteurs et faux frères ; mais les déserteurs seront pris et pendus. Ce qui me fâche, c'est que la graine de ces pendus ne sera bonne à rien, car ils seront bien maigres et bien secs [22].

En effet, les écrivains qui, avant la Révolution, avaient protesté contre la tragédie et le Dictionnaire de l'Académie étaient des irréguliers à qui la gloire et la fortune ne souriaient pas.

Dans sa lettre à l'Académie, Voltaire ne manque pas d'incriminer Shakespeare pour le discours du portier ivre, sur les effets aphrodisiaques, antiaphrodisiaques et diurétiques de la boisson ; il y a en effet dans ce passage de quoi choquer la pudeur de ce siècle aux oreilles si chastes. Racine, dans son chef-d'œuvre, les Plaideurs, s'était risqué jusqu'à lâcher un des mots du portier de Macbeth ; mais le péché était véniel, il ne s'agissait que de petits chiens. Il faudrait remonter à Scarron et à Rabelais pour retrouver une telle liberté de langage, que les naturalistes modernes n'ont pas encore osé prendre : Voltaire est donc excusable s'il se voile la face et crie raca. Shakespeare, là et dans maints autres réjouissants passages, dépasse, en vérité, ce que le goût aristocratique et capitaliste peut tolérer.

Mais Voltaire ne se scandalisait pas seulement des paroles d'un ivrogne, mais encore de cette réponse d'une sentinelle : " Je n'ai pas entendu une souris trotter. " (Hamlet.)

Oui, Monsieur, continuait le suprême arbitre littéraire, en s'adressant au malheureux Pierrot Letourneur, un soldat peut répondre ainsi dans un corps de garde, mais non pas sur le théâtre, devant les premières personnes d'une nation, qui s'expriment noblement et devant qui il faut s'exprimer de même.

Encore qu'un soldat désigne une souris par son nom, passe, mais que Henri V d'Angleterre parle à Catherine, fille de Charles VI, roi de France, de la façon suivante :

Si tu veux ma Catini, que je fasse des vers pour toi, que je danse, tu me perds, car je n'ai ni parole, ni mesure pour versifier et je n'ai point de force pour danser en mesure... (Henri V, acte V, scène I.);

Que Hamlet songeant au mariage de sa mère, un mois après la mort de son père, s'écrie :

Ah ! fragilité est le nom de la femme ! Quoi ! n'attendre pas un petit mois ! Quoi, avant d'avoir usé les souliers avec lesquels elle a suivi le convoi de mon père ! O ciel ! les bêtes qui n'ont point de raison auraient fait un plus long deuil. [Ces traductions sont de Voltaire.]

Faire discourir les rois et les reines comme des simples mortels, c'était outrepasser ce que le père de la Pucelle pouvait supporter au théâtre. Mine du Deffant, après je ne sais quelle tragédie, de Voltaire, disait : " Il cultive tous les genres même l'ennuyeux ". La lettre à l'Académie le complète ; lui, l'esprit fait écrivain, il s'y élève jusqu'au grotesque dans cette apostrophe :

Jugez, maintenant, cours de l'Europe, académiciens de tous les pays, hommes bien élevés, hommes de goût dans tous les Etats. Je fais plus, j'ose demander justice à la reine de France et à ses princesses, aux filles de tant de héros, qui savent comment les héros parlent [23].

Les filles de Louis XV savaient comment parlait leur père à ses maîtresses. L'auteur de la Henriade oubliait que le Béarnais, qui vécut en un temps analogue à celui où parlaient et agissaient les personnages que Shakespeare a transportés tout vivants sur le théâtre, tenait de semblables propos et de plus verts encore, qui auraient autrement scandalisé les princesses.

Mais ce n'était pas la langue tragique qui seule inspirait des inquiétudes à Voltaire ; ce n'était pas elle seule qu'il voulait préserver de l'envahissement des mots familiers et des locutions populaires ; c'était encore la langue scientifique, la langue journalistique et même celle de la conversation.

Vous lirez, dans nos livres nouveaux de philosophie, dit-il tout désespéré, qu'il ne faut pas faire en pure perte les frais de penser, que les éclipses sont en droit d'effrayer le peuple, qu'Epicure avait un extérieur à l'unisson de son âme... et mille autres expressions pareilles, dignes du laquais des Précieuses ridicules... Vous lirez dans des papiers publics : On a appris que la flotte aurait mis à la voile le 7 mars et qu'elle aurait doublé les Sorlingues. Tout conspire à corrompre une langue un peu étendue... Les négociants introduisent dans la conversation les termes de leurs comptoirs et vous disent que l'Angleterre arme une flotte ; mais que par contre la France équipe ses vaisseaux [24].

Cette dernière plainte caractérise la langue défendue par les précieux ridicules du XVIIIe siècle : ils proscrivaient les mots et les expressions nés dans le comptoir et l'atelier.

Pauvre Voltaire ! ses inquiétudes n'étaient point exagérées, la langue vulgaire que les écrivains du grand siècle n'étaient parvenus à reléguer au second plan, en ne faisant usage que de celle élaborée à l'hôtel de Rambouillet, remontait à la surface ; on commençait à écrire :

Les tragédies, en style d'Allobroge..., se lamentait-il, les solécismes, les barbarismes... l'ampoule le plus ridicule ne sont pas sentis pendant un temps, parce que la cabale et le sot enthousiasme du vulgaire causent une ivresse qui ne sent rien.

Il entrevoyait dans un avenir prochain la perte du goût et de la langue

par ces ouvrages Visigoths et vandales... Ce malheur arrive d'ordinaire après les siècles de perfection. Les artistes craignant d'être imitateurs cherchent des routes écartées ; ils s'éloignent (le la belle nature que leurs prédécesseurs ont saisie... Le public amoureux des nouveautés court après eux... Le goût se perd, on est entouré de nouveautés qui sont rapidement effacées les unes par les autres. Le bon goût est un dépôt que quelques bons esprits conservent encore loin de la foule [25].

Une phalange de gens de lettres soutenait Voltaire contre les Ostrogoths et les Vandales de la littérature qui démolissaient l'œuvre de deux siècles de culture aristocratique ; cependant dans son propre camp il se rencontrait des protestants contre les dogmes de l'Eglise académique ils récriminaient contre la pauvreté de la langue ; qui plus est, Voltaire lui-même dans son jeune âge l'avait traitée de " gueuse fière à qui il faut faire l'aumône malgré elle ". Les savants surtout se plaignaient des résistances qu'elle leur opposait quand il fallait lui faire admettre des termes scientifiques, bien que de nouvelles connaissances réclamassent l'usage de mots nouveaux ; mais

les hommes qui pourraient donner le ton par leur rang et leur naissance manquent de connaissance spéculative ou d'expérience, s'écrie un des encyclopédistes. Si de tels hommes étaient plus éclairés, notre langue s'enrichirait de mille expressions propres ou figurées, qui lui font défaut et dont les savants qui écrivent sentent seuls le besoin [26].

Quel fétichisme pour la langue polie ! Les savants se faisaient un scrupule de se servir d'une expression scientifique qui n'aurait pas été autorisée par les ignorants de la bonne compagnie.

Avouons la vérité, continue l'auteur de l'article, la langue des Français polis n'est qu'un ramage faible et gentil ; disons tout, notre langue n'a point une étendue fort considérable, elle n'a point une noble hardiesse d'image, ni des pompeuses cadences, ni de ces grands mouvements qui pourraient rendre le merveilleux ; elle n'est point épique... Il y a un grand nombre de choses essentielles que la langue française n'ose exprimer, par une fausse délicatesse.

Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, on commençait à sentir impérieusement le besoin de renouveler la langue, ainsi que les institutions sociales et politiques. On est en droit de se demander comment Voltaire et les encyclopédistes, qui furent les représentants théoriques de ce besoin général et qui avaient pour mission historique de préparer les têtes des hommes chargés d'accomplir cette révolution, ont été si respectueux pour les usages et les règles de l'idiome aristocratique.

Les encyclopédistes n'écrivaient pas pour le peuple, mais pour la partie instruite et intelligente de la bourgeoisie qui, bien que désireuse d'abolir les privilèges des nobles, essayait néanmoins de copier leurs manières. Les philosophes admis dans les salons des nobles, parfois sur le pied de la plus parfaite égalité, s'occupaient de les gagner aux idées réformatrices ; ils devaient, observe Mme de Staël, " les accoutumer comme les enfants à jouer avec ce qu'ils redoutent ". Ils ne pouvaient donc adopter un autre langage que celui de la noblesse : ils étaient même obligés d'en exagérer le purisme, afin de ne pas prêter le flanc à de trop faciles critiques. Ils étaient avant tout des polémistes ; ils avaient à démolir par leur critique impitoyable les idées et les opinions traditionnelles qui étayaient l'ancien régime. Ils ne perdirent pas leur temps à réformer la langue ; ils s'occupèrent de la rendre plus alerte et plus acérée ; ils semblent avoir eu peur d'introduire des mots et des locutions qui, par leur nouveauté, auraient pu détourner l'attention ou obscurcir le sens de leurs attaques. Posséder une langue précise et claire, frappant l'adversaire comme une épée, étaient une préoccupation constante depuis Descartes.

Mais, en dehors des encyclopédistes, un sourd travail se faisait dans la langue ; ses effets commençaient à être perceptibles bien des années avant la Révolution ; nous allons la voir éclater ouvertement et renouveler, comme par enchantement, la langue, dans l'espace de quelques années, de 1789 à 1794.

III
LA LANGUE APRÈS LA RÉVOLUTION

La langue, au XVIIIe siècle, se transformait : elle perdait sa politesse aristocratique pour prendre les allures démocratiques de la bourgeoisie : des littérateurs bravant la colère académique commençaient à emprunter lés mots et les locutions au langage de la boutique et de la rue. Cette évolution se serait effectuée graduellement, si la Révolution n'était venue lui imprimer une marche accélérée et l'entraîner au delà du but que lui assignaient les nécessités de la situation.

La transformation du langage se faisait parallèlement à l'évolution de la classe bourgeoise : pour trouver la raison du phénomène linguistique, il est nécessaire de connaître et de comprendre le phénomène social et politique dont il n'est que la résultante. La bourgeoisie du XVIIIe siècle, riche, instruite, et exerçant une action latente sur la marche des affaires publiques, guerroyait contre l'aristocratie, non plus comme au moyen âge pour conquérir des franchises communales, mais pour partager le pouvoir politique et faire dans la propriété, la législation et la fiscalité les réformes indispensables à sa marche en avant. Parmi les fortes têtes de ces temps épiques, Mirabeau et les hommes qui l'inspiraient sont ceux qui ont le plus clairement entrevu le but qu'il fallait atteindre : ils ne cherchèrent pas à renverser la monarchie, mais à lui donner les formes constitutionnelles qui faisaient la grandeur et la prospérité de l'Angleterre et l'admiration des encyclopédistes et des économistes ; et c'est à la monarchie constitutionnelle que finit par aboutir le mouvement après les luttes sanglantes de la Révolution ; et, depuis 1815, le parlementarisme n'a fait que se développer sous différentes étiquettes gouvernementales.

Les réformes politiques et économiques ne présupposaient pas la suppression de la noblesse comme classe gouvernante, mais l'ascension à côté d'elle d'une nouvelle classe puissante par la richesse et le savoir. Les nobles ne surent pas comprendre que, si ces réformes nécessaires blessaient leur vanité et endommageaient certains de leurs privilèges, elles allaient accroître considérablement leur fortune territoriale : après s'être laissés emporter, le 4 août, par un de ces élans d'enthousiasme qui sont le propre de la nation française, au lieu de permettre à l'évolution bourgeoise de suivre son cours normal et régulier, puisqu'ils étaient incapables de la diriger, ils voulurent l'enrayer. La bourgeoisie était trop puissante pour qu'une fois montée, elle ne renversât tous les obstacles. Cette évolution était d'une si impérieuse nécessité pour son existence que rien ne lui coûta pour l'accomplir : les exécutions sanguinaires, les spoliations en masse, les dilapidations colossales, les lois de maximum, en un mot les mesures d'exception de la Révolution étaient incompatibles avec l'humeur bourgeoise, elles auraient choqué les chefs révolutionnaires qui durent les prendre, autant qu'elles ont choqué M. Taine, si elles ne leur avaient paru imposées par les circonstances et indépendantes de la volonté humaine.

Pour triompher de l'aristocratie soutenue par les monarchies européennes, la bourgeoisie dut soulever les masses populaires, qu'elle n'avait pas l'intention de mettre en mouvement. Les écrivains et les philosophes qui préparèrent théoriquement la Révolution, à de bien rares exceptions, se préoccupaient fort peu du sort des ouvriers : ils ne s'adressaient qu'aux nobles et aux bourgeois :

Voltaire voulait que les lumières fussent de bon ton et que la philosophie fût à la mode,

remarque Mme de Staël. Mais l'élément populaire, une fois soulevé, voulut à son tour obtenir des réformes et donner un corps aux déclamations bourgeoises : au lieu de se contenter de l'égalité civile devant la loi, il réclama l'égalité économique devant les moyens d'existence : pendant un instant, il put à Paris affirmer ses tendances communistes, établir des repas fraternitaires, agiter des projets de réforme agraire et de propriété commune. Mais ce mouvement populaire, greffé sur la révolution bourgeoise et développé prématurément par les luttes de la bourgeoisie et de l'aristocratie, (levait échouer.

Tant que la bourgeoisie eut à lutter contre l'aristocratie, elle dut céder aux exigences populaires : elle fut obligée de faire la part du feu et d'accorder des réformes qui lui répugnaient et qu'elle reprit dès que sa situation s'éclaircit. Le mouvement de réaction commença avec Robespierre et continua, en s'accentuant, sous le Directoire. La constitution de 1793, qui accordait le suffrage universel, peut être considérée comme le point culminant du mouvement révolutionnaire ; votée le 23 juin, elle fut immédiatement suspendue et remplacée par la Constitution de l'an III (1795) avant d'avoir pu être appliquée.

Ces mouvements politiques de progression et de recul se prolongèrent jusque dans la religion, les arts, les mœurs et la langue. L'athéisme, après avoir été érigé en religion, fut imputé à crime, Dieu, aboli par décret, et le catholicisme redevint la religion nationale, après qu'on eut passé par l'Etre suprême de Robespierre. La philosophie sensualiste du XVIIIe siècle, qui ouvrit la Révolution, régna à la Commune de Paris ; tenue en suspicion par Robespierre, accusée d'avoir fomenté " les excès et les crimes de 1793, elle fut supplantée sous le Directoire par la philosophie harmonienne d'Azaïs, puis par la philosophie du bon sens que Royer-Collard importa de l'Ecosse, et définitivement remplacée par l'éclectisme phraseur de M. Cousin. David, ses élèves et ses rivaux, après avoir délaissé les Curiaces et les Psychés pour peindre réalistement les drames de la rue et les combats des soldats républicains, revinrent sous le Directoire à leurs premières amours, aux Romains et aux Sabines. Le costume, l'ameublement, les habitudes sociales les plus traditionnelles subirent également le contrecoup du double ébranlement politique ; le calendrier républicain faisant commencer l'année le 22, septembre (premier vendémiaire), le 1er janvier fut traité en suspect ; il fut défendu de le célébrer comme jour de l'an ; on décachetait ce jour-là, prétend-on, les lettres à la poste pour voir si elles ne contenaient pas des souhaits de bonne année. La célébration du jour de l'an fut rétablie sous le Directoire, an V (1797).

La littérature, du moins la seule possible en ces temps troublés, la littérature des journaux, des pamphlets, des discussions politiques, dans les clubs et assemblées parlementaires, n'échappa pas au sort commun. Dès le début de la Révolution, la langue du XVIIIe siècle fut mise de côté, et sans transition l'on tomba dans le style démagogique. Sous le Directoire, les b... et les f... que le Père Duchêne ressuscité crut pouvoir faire revivre, furent proscrits par ordre du gouvernement,

comme des preuves palpables d'une tendance à l'anarchie de 1793, qu'il faut pulvériser dans l'alphabet.

Les nobles jouèrent dans la révolution linguistique le rôle qu'ils avaient tenu dans le mouvement philosophique : ils avaient contribué à l'ébranlement de leur situation privilégiée en se délectant aux paradoxes les plus dangereux, qui n'étaient pour eux que les friandises de l'esprit. Les émigrés qui fuyaient dans les cours d'Allemagne, d'Italie et de Savoie la proscription révolutionnaire, avaient été si corrompus par la critique frondeuse des philosophes, qu'on les prit pour des révolutionnaires, et parfois ils furent expulsés comme tels. Le 4 août, les délégués de la noblesse, qui faisaient parade d'esprit philosophique, sans que cela parut tirer à conséquence, crurent qu'ils pouvaient sacrifier leurs privilèges et même abandonner leurs titres nobiliaires, pour s'affubler de noms roturiers, sans rien changer dans les situations, tellement ils étaient convaincus de leur supériorité et conscients de l'immense distance qui les séparait de la tourbe bourgeoise, où ils ne distinguaient que des fournisseurs et des commensaux.

Les nobles poussèrent à l'extrême la révolution littéraire : ainsi que le remarquent MM. E. et J. de Goncourt dans leur Histoire de la société française pendant la Révolution et sous le Directoire, si nourrie de recherches originales, compromises malheureusement par des préoccupations de style, les aristocrates dans le Journal des Halles, – qui portait pour épigraphe : " Où il y a de la gêne, il n'y a pas de plaisir ", et dont le premier numéro débutait par cette phrase : " J'entendons gueuler à nos oreilles des papiers... [27], dans la Chronique scandaleuse, le Journal de la cour et de la ville, le Journal à deux liards,

précédèrent le style canaille des révolutionnaires et commencèrent avant les Duchênes à mettre le langage des rues au service de la polémique

La noblesse et ses défenseurs avaient pressenti l'extraordinaire puissance qu'allait acquérir la presse populaire, alors naissante.

Avec des plumes, disait Lemaire, on a fait f... à bas les plumets des preux ; avec des plumes on a fait danser une gavotte à dame Bastille ; avec des plumes on a ébranlé les trônes des tyrans, remué le globe et piqué tous les peuples pour marcher à la liberté [28].

L'aristocratie avait senti la nécessité (le gagner le peuple et de s'en servir, comme d'un bélier, pour abattre la bourgeoisie et, afin de le conquérir, elle abandonna sans façon le parler de la cour pour le langage des daines de la Halle qui " trimant la galère, tirant le diable par la queue, ayant ben de la peine " prétendaient " malgré tout ça n'être plus regardées moins que des zéros en chiffres ". (Cahier des plaintes et doléances des dames de la Halle et des marchés de Paris rédigé au grand salon des Porcherons, août 1789.)

La noblesse poursuivait sa tactique traditionnelle : dans les luttes intestines qui ensanglantèrent les villes du moyen âge, elle prenait souvent fait et cause pour les gens du menu, pour les ouvriers des métiers contre les maîtres des corporations et le patriciat municipal, pour le populo minuto, contre le populo grosso, comme disaient expressivement les Florentins du temps de Savonarola. Duns notre siècle, l'aristocratie anglaise, pour résister aux empiètements de la bourgeoisie et pour contrecarrer l'agitation de l'anticornlaw-league, essaya de conquérir l'élément prolétaire des villes manufacturières en faisant voter, malgré les Cobden et les Bright du libéralisme, les lois pour lu réglementation des heures de travail.

La révolution littéraire, initiée par les aristocrates, prit immédiatement un développement considérable. Journaux, pamphlets, brochures, feuilles volantes se mirent à pleuvoir dru comme grêle : d'arme politique, ils ne tardèrent pas à devenir moyens d'enrichissement.

Quel mérite avez-vous à être patriote, disait Saint-Just à un libraire, quand un pamphlet vous rapporte des milliers de francs.

Pour s'assurer le lecteur, on lui servait du style des Halles ; pour amorcer l'acheteur, on recourait aux titres à sensation, extravagants, grotesques, populaciers, obscènes, terribles. Voici quelques exemples :

La Bouche de fer, de l'abbé Fauchet, que l'Anti-Jacoubinas sacrait " évêque par la colère de Dieu ". – Les Œufs de Pâques, œufs frais de Besançon. – Le Rocambole des journaux, ou Histoire aristo-capucino-comique de la Révolution. – Lettres b... patriotiques du père Duchêne, épigraphe : " Achetez ça pour deux sous, vous rirez pour quatre ! " – Lettres b... patriotiques de la mère Duchêne. – Le Plum-pudding ou Récréation des écuyers du roi. – Je m'en f..., épigraphe : " Liberté, libertas, f... ". Au cinquième numéro il change de titre et s'intitule : Jean Bart ou suite de je m'en f... – Journal de la rapée ou ça ira, ça ira ! qui débute ainsi : " Comme je ne nous estimons pas tant seulement... " – Le Tailleur patriote, ou les Habits de Jean F... – A deux liards mon journal ! Le journal de l'autre monde, ou Conversation vraiment fraternelle du diable avec saint Pierre, dont le frontispice est un trou de guillotine enguirlandé de têtes coupées, portant pour légende : " Tableau d'histoire naturelle du diable. Avis aux intrigants ".

Des escouades de camelots, nommés alors proclamateurs, criaient ces titres et mimaient parfois dans les carrefours l'article ou la nouvelle à sensation de la feuille qu'ils vendaient.

Des pamphlets et des brochures par centaines accrochaient l'acheteur avec des titres tout aussi tapageurs : Si je me trompe qu'on me pende ! - Prenez votre petit verre.

- Le Parchemin en culottes. – Bon Dieu ! qu'ils sont donc bêtes, ces Français ! – Les Demoiselles du Palais-Royal aux Etats généraux. – La Mouche cantharide nationale contre le clergé. – Lettre de Rabelais, vol-au-vent aux décrets de l'assemblée, boudin à la Barnave, dindon à la Robespierre. – Le Dernier Cri du monstre. – La Botte de foin ou Mort tragique du sieur Foulon. – L'Audience aux enfers de MM. Launay, Flesselles, Foulon et Savigny.

- Le Coup de grâce des aristocrates, prières pour les agonisants avec l'office des morts, qui commence ainsi : " Que Belzébuth ratisse les aristocrates avec ses griffes ". – Adresse de remerciement de Monseigneur Belzébuth pour l'envoi des traîtres le 14 et le 22 juillet.

La langue de ces journaux et pamphlets, passionnée et violente, venait de naître : les mots forgés pour la circonstance mordaient, les phrases enflées d'une rhétorique nouvelle s'abattaient sur l'adversaire comme des coups de massue. Les Goncourt, ces délicats lettrés, doublés d'érudits, qui dans les deux volumes précités ne cachent pas leurs sentiments royalistes, sont obligés d'admirer le talent littéraire des écrivains révolutionnaires.

Ils répondent [aux aristocrates] par le style des halles, disent-ils, par une langue qu'ils ramassent dans le ruisseau et qu'ils assouplissent sans l'alanguir, qu'ils font maniable et docile, sans lui ôter de sa coloration solide, de ses allures robustes et fortes. Ne vous laissez pas tromper à l'aspect premier de ces journaux, à ces b..., à ces f..., qui n'en sont pour ainsi parler qu'une manière de ponctuation : surmontez le dégoût, et vous trouverez, au delà de ce parler de la Rapée, une tactique habile, un adroit allèchement pour le populaire, une mise à sa portée des thèses gouvernementales et des propositions abstraites de la politique. Vous trouverez par delà un idiome poussé de ton, nourri, vigoureux, rabelaisien, aidé à tout moment de ternies comiques ou grossiers venant à bien, un esprit de saillie remarquable, une dialectique serrée, un gros bon sens carré et plébéien. Un jour viendra... où l'on reconnaîtra esprit, originalité, éloquence même, peut-être la seule véritable éloquence de la Révolution, au Père Duchêne et surtout à Hébert [29].

L'arme que les aristocrates manièrent les premiers, arrachée de leurs mains, fut retournée contre eux ; leurs journaux n'eurent qu'une circulation limitée et durent souvent, faute de lecteurs, suspendre leur publication ; tandis qu'une popularité inouïe récompensa " les puissants Vadés de la Révolution ".

Le succès des Père Duchêne et leur prépondérante influence sur la marche des événements ne doivent pas faire oublier que les royalistes furent les premiers à orner leurs journaux de la " fleur de langage de la canaille, ce que s'empressa de faire la commission de l'Institut national dans son Rapport sur la continuation du Dictionnaire de la langue française (an IX).

Dans le cours de la Révolution, y lit-on, l'exagération des idées a produit celle des mots ; on a pris pour de l'éloquence des associations étranges d'expressions incohérentes ; des hommes qui n'avaient point fait d'études ou qui en avaient fait de mauvaises se sont crus appelés à être des orateurs, des poètes, des écrivains ; ils ont voulu exciter l'attention et, ne pouvant le faire par des moyens sages, que le goût eût avoués, ils ont eu recours à une audace de langage qui convenait assez bien à celle de leur conduite ; ils ont créé des mots barbares, des tournures forcées et n'ont trouvé que trop d'imitateurs qui ont pris l'enflure pour la grandeur, d'absurdes témérités pour d'heureuses hardiesses.

L'Institut répétait les attaques que de tous côtés on lançait contre

les parleurs nombreux que la Révolution a fait éclore et qui de tous points de la France nous ont apporté ces expressions, ces phrases de terroir qui déparent aujourd'hui le langage de Racine et de Buffon (Décade philosophique, 30 fructidor, an X).

On tenait alors en grand mépris les gens de lettres

sortis des rangs de cette immense cohue de journalistes que la Révolution a fait naître : des jeunes commis se trouvant sans emploi, de petits tonsurés échappés des séminaires ont essayé de vendre leur esprit deux sous la demi-feuille, et les divers partis les ont salariés, depuis les Père Duchêne jusqu'au Courrier de la cour. (Bulletin de Paris, 7 messidor, an X.)

On conçoit que des lettrés timides, des Laharpe et des Morellet, vieillis dans les salons de l'ancien régime, aient été scandalisés par la langue démagogique des journaux révolutionnaires ; elle choquait par trop leurs habitudes et leur politesse académiques ; niais des hommes politiques et des historiens qui appréciaient la tâche que les événements imposaient à ces journalistes, qui savaient qu'ils avaient à capter l'attention d'un publie sans culture littéraire, enflammer ses passions, et gagner son concours à la cause qu'ils avaient embrassée, doivent comprendre que leur style était celui que réclamaient les circonstances, et admirer qu'il se soit rencontré tant d'écrivains de talent pour se servir de cette langue réputée fruste et pour conquérir " l'estime guenilleuse de l'extrême infériorité ". Le journaliste et le pamphlétaire révolutionnaires ne sont pas des professeurs de rhétorique, visant à l'impeccabilité, avant de songer aux règles de la grammaire et du beau style, ils doivent ainsi que l'auteur dramatique, se préoccuper d'entraîner la foule à laquelle ils s'adressent : ils sont des polémistes qui doivent se plier à la langue, aux goûts, aux habitudes et à l'instruction de leurs lecteurs.

Le langage populacier piqué de grossiers jurons, que bourgeois et aristocrates endossèrent ainsi qu'un déguisement carnavalesque, devait être déposé une fois la bataille gagnée. Le bannissement par ordre de justice des b... et des f... du Père Duchêne, mentionné plus avant, n'était que le premier acte de l'échenillage que l'on allait pratiquer sur la langue révolutionnaire. On protestait hautement contre

l'introduction ou l'emploi de locutions nouvelles que rien ne nécessite ni n'excuse... contre ces tournures nouvelles, ces accouplements de mots étonnés l'un de l'autre. C'est à l'oubli total des convenances, c'est à la confusion absolue de toutes les nuances sociales, à ces saturnales qui avaient fait de l'ineptie un titre à la puissance, à ce besoin de se dégrader pour n'être point poursuivi, qu'il faut attribuer leur introduction. (Mercure de France, thermidor, an VIII.)

L'Institut, qui se croyait le censeur de la langue comme la ci-devant Académie, réclama l'honneur d'être le grand échenilleur des mots de la Révolution. " C'est à l'Institut à faire rentrer l'ordre dans la langue française, dit le rapport précité. La Décade (20 messidor an IX) annonce que la commission de l'Institut chargée du dictionnaire a consacré sa première séance

à examiner les mots nouvellement introduits dans la langue pendant les dix ou douze dernières années, réguliers et harmonieux, et ceux qu'un bon usage aura consacrés.

La chasse aux mots et aux locutions, que l'on organisa, n'était pas un innocent passe-temps de lettrés, mais une œuvre politique ; on travaillait à effacer dans la langue, ainsi que dans la philosophie, la religion, les mœurs, toute trace de la Révolution ; comme un cauchemar, elle obsédait ceux qu'elle avait fait trembler et qui ne demandaient plus qu'à jouir.

Toutes les fois que le cours des idées ramène à réfléchir sur les destinées de l'homme, la Révolution nous apparaît, dit Mme de Staël analysant cet état mental, vainement on transporte son esprit sur les rives des temps qui sont écoulés..., si dans ces régions métaphysiques un mot répond à quelque souvenirs, les émotions de l'âme reprennent tout leur empire. La pensée n'a plus alors la force de nous soutenir [30].

On ne se contentait plus de proscrire les jurons du Père Duchêne, on pourchassait les mots les plus décents et anodins. Le Mercure, où écrivaient Fontanes, Chateaubriand et les hommes du parti catholique, se gendarmait contre l'emploi des mots nouveautés, enrichisseur, étroitesse, hommes vertueux, plume libérale, " un barbarisme monstrueux " (1er vendémiaire an X). On reprochait à la Décade philosophique son titre, qu'on lui conseillait de changer ; elle répondait timidement (en ces temps il ne faisait pas bon de passer pour révolutionnaire) :

Si l'on s'est servi du mot décade pendant la révolution, faut-il le prescrire ? Nous concevons que l'on n'entende pas sans dégoût les noms qui désignaient les divers partis, ce sont des mots souillés, nous désirons qu'on les oublie si c'est possible. Mais celui de décade ne peut être rangé dans cette classe. Il indique la division décimale du mois. Les décadis ont été supprimés comme jours de repos, mais non pas les décades. (10 thermidor, an X.)

Laharpe se distingua parmi les exécuteurs de mots : il écrivit une brochure pour manifester son horreur du tutoiement qui lui avait été imposé en 1793, et un volume de plus de cent pages pour laver la langue française des souillures révolutionnaires.

Autrefois, dit-il, les écrivains des charniers fournissaient à tout venant des lettres de bonne année, d'amour, d'injures : il y avait le style à 10, 20 et 30 sous. Le premier pour la populace qui ne savait ni lire ni écrire, le second pour ceux qui avaient appris l'un et l'autre ; le troisième pour les petits-maîtres de boutique. Ce dernier était le style fleuri : pour 30 sous on vous donnait de l'esprit et de la phrase. Voilà précisément toute la hiérarchie du bel esprit révolutionnaire ; il a produit 5 ou 6 écrivains et autant d'orateurs de la Montagne qui se sont élevés jusqu'au style à 30 sous... Ces coryphées méprisent de la meilleure foi du monde leurs confrères à 10 sous. Les pauvres gens ne se doutent pas qu'un jour viendra où l'on ne fera pas plus de distinction entre eux qu'on n'en fait aujourd'hui parmi nos anciens écrivains des charniers.

Après avoir sabré les écrivains, il sabrait les mots :

Démocratiser, s'écrie-t-il, un des mots forgés dans la Révolution. Moraliser est un verbe neutre qui n'a jamais signifié rendre moral, mais parler de morale, prêcher la morale ; démoraliser signifierait par conséquent cesser de parler de morale. Fanatiser n'est point moins barbare, il est contraire à toutes règles de la formation des mots, comme le serait authentiser, héroïser, pour rendre authentique, héroïque, etc. Aucun adjectif en que ne peut produire un verbe en iser [31].

On lui fit observer que l'on disait électriser, paralyser, tyranniser, dogmatiser, canoniser et que lui-même avait employé ces mots.

Marie-Joseph Chénier prit la défense des vocables incriminés.

Beaucoup de gens peut-être ne haïssent dans les nouveaux mots que les idées et les institutions nouvelles, remarque-t-il. Il faut cependant y prendre garde ; tel mot que l'on croit né avec la République française fut contemporain de la monarchie... Beaucoup de gens voudraient proscrire civique et citoyen comme suspects de nouveauté, ce sont de vieux mots.

L'âge du mot importait peu ; du moment qu'il avait été employé par les révolutionnaires, il était suspecté, jugé et condamné. Le Mercure (3 vendémiaire, an XI) s'excusait de s'être servi du mot patriotisme qu'il fallait entendre dans sa signification primitive, car

les hommes de 93 n'avaient pas de patriotisme, quoiqu'ils parlassent de patrie.

Chateaubriand prétendait que l'on demeurait

froid aux scènes des Horaces parce que derrière tous ces mots : " Quoi ! vous me pleuriez mourant pour mon pays ! " on ne voit plus que du sang, des crimes et le langage de la tribune de la Convention [32].

Cette chasse folle après les mots et les locutions n'en laissa pas moins subsister dans la langue un nombre considérable qui avaient pénétré par la brèche de la Révolution : les colères impuissantes des grammairiens et des puristes ne firent que constater officiellement la naissance de la langue bourgeoise. Il s'agit d'étudier cette rénovation linguistique dans ses causes et ses effets.

La Révolution appelait une classe nouvelle à la vie politique, qu'elle créait du même coup : les affaires d'Etat, réglées jusqu'alors dans le secret du cabinet royal, allaient être discutées publiquement dans les journaux et les assemblées parlementaires. L'opinion publique devenait une puissance, il fallait s'adresser à elle et s'aider de son concours pour soutenir le gouvernement. Ces conditions politiques nouvelles exigeaient une langue également nouvelle, qui, de la sphère politique, devait, par la suite, passer dans le domaine purement littéraire [33].

Les hommes qui, pendant la Révolution, avaient charge des affaires publiques, qui les discutaient à la tribune et dans la presse, venaient de toutes les provinces et avaient été élevés loin de la cour et de l'influence des académies et des salons ; et ceux qui, comme Talleyrand, avaient reçu une éducation aristocratique étaient conscients des insuffisances de la langue [34]. Celle qu'ils parlaient dans leurs maisons, leurs boutiques et leurs cabinets d'hommes de loi. Etait, celle des bourgeois, leurs amis et leurs clients, et non celle des courtisans de Versailles et des écrivains académiques qui, frayant avec les gens du monde et briguant leurs suffrages, s'efforçaient de n'employer que leur langue épurée. Mais les journalistes et les orateurs de la Révolution s'adressaient à un autre public bourgeois eux-mêmes, ils se donnaient à tâche de convaincre et de gagner des bourgeois. Ils parlaient et écrivaient naturellement la langue qu'ils entendaient autour d'eux, dans leur milieu social, ainsi que l'avaient fait les Rabelais, les Montaigne et les Calvin, ces pères de notre idiome, dont ils firent revivre un grand nombre de mots et d'expressions. Les événements politiques dans lesquelles ils furent jetés étaient si imprévus et si précipités que, obligés d'écrire et de parler sous l'impression du moment, ils n'avaient ni le désir ni le loisir de se conformer aux règles académiques, de choisir leurs expressions et même d'obéir aux règles les plus élémentaires de la grammaire. D'ailleurs élus pour renverser les institutions d'une société qui gênait les développements de leur classe, ils ne devaient ni respecter sa langue ni les usages du corps littéraire qui s'en était constitué le gardien. La dissolution de l'Académie, " ce dernier refuge de toutes les aristocraties [35] " était dans l'ordre logique des événements.

Parlant et écrivant sans souci de la tradition, ils sortaient du cercle étroit qui emprisonnait la langue polie ; sans s'en douter et sans le vouloir, ils détruisaient en un rien de temps l'œuvre de l'hôtel de Rambouillet et du siècle de Louis XIV. Ils se servirent sans nulle gêne des mots et locutions familières dont un usage quotidien leur avait appris la force 'et l'utilité, sans se douter qu'ils avaient été mis au ban de la cour et des salons : ils emportèrent des provincialismes de leurs lieux d'origine ; ils employèrent les termes de leurs métiers et négoces, forgèrent les mots qui leur manquaient et changèrent le sens de ceux qui ne leur convenaient plus. La Révolution fut réellement créatrice dans la langue, comme dans les institutions politiques, et Mercier avait raison de dire que " l'idiome de la Convention fut aussi neuf que la position de la France ".

J'ai montré par les citations l'acharnement de Voltaire et des puristes d'avant et d'après la Révolution à défendre coûte que coûte la langue démodée du XVIIe siècle ; afin de donner une idée de la brusque révolution linguistique qui s'accomplit de 1789 à 1794, je vais reproduire les listes fort incomplètes de mots nouveaux et anciens dont s'enrichit alors la langue ; elles seront, néanmoins, suffisantes pour faire voir au lecteur que la plupart des innovations faites depuis avaient été introduites dans ces quelques années révolutionnaires.

On a voulu abréger les phrases par des verbes nouveaux qui dépouillent le style de toute grâce, sans lui donner plus de précision,

disait Mme de Staël, et pour preuve à l'appui elle disait : utiliser, préciser, activer [36]. La précision incomparable de la langue du XIIIe siècle, que n'atteindra jamais la langue moderne surchargée d'adjectifs faisant image et de comparaisons brillantes, mais peu exactes généralement, n'était pas la qualité que recherchaient les révolutionnaires : ils voulaient avoir une langue imagée, expressive et riche en mots : la langue aristocratique manquant de verbes, ils transformaient en verbes les substantifs sans se préoccuper de leur régularité grammaticale et de l'exactitude parfaite de leur signification. Dans l'énumération des verbes introduits ou créés pendant la Révolution et dans les autres que je donne à la suite, j'ai mentionné, à quelques exceptions près, les mots adoptés par l'usage malgré l'ostracisme académique.

Républicaniser, pactiser, centraliser, réquisitionner, légiférer, égaliser, " la Bastille comme la mort égalise tout ce qu'elle engloutit " (Linguet). Journaliser, élire,

ce mot était à peine connu avant la Révolution, le peuple l'estropiait dans les premières élections qu'il a faites et il était très commun d'entendre d'honorables membres dire : On a éli monsieur un tel président. (Mercier, Dictionnaire néologique.)

Ordonnancer, pamphlétiser, radier de la liste des émigrés, baser,

lourd, inutile parasite, il est la plus malheureuse création du néologisme moderne : fonder, établir, en avait tenu lieu jusqu'ici... qu'il reste aux gens de tribune, comme on laissait aux procureurs les termes de chicane (Mercure, 1er germinal an X).

scélératiser, juillettiser,

quand donc les peuples, à l'exemple de Paris, renverseront les bastilles et juillettiseront,

caméléoner, mobiliser, démarquiser, démocratiser, déprêtiser,

le conseil général de la Commune de Paris arrête qu'il y aurait un registre pour inscrire les déclarations des citoyens qui voudraient se faire déprêtiser,

détiarer, réligionner, athéiser, messer une messe en quatre temps.

Domestiquer, esclaver une nation, héroïser, révigorer, viriliser, enjuponner, gigantifier le péril, abominer, soporifier.
Fabuliser
les nouvelles, féruler une assemblée, paroler, forcener son langage comme Collot d'Herbois, paôner, léoniser,

les révolutions donnent aux opinions cette fureur qui va léoniser les peuples, elles suffiront pour dévorer les tyrans (Mandar) ;

girouetter, verbe si nécessaire en ces temps où l'on changeait souvent d'opinions, que le Dictionnaire des contemporains fut intitulé le Dictionnaire des girouettes ; fanger par la corruption des villes (Restif de la Bretonne, il fut un des plus ardents néologues), ligaturer un peuple ; juvenaliser, machiaveliser, cromwelliser, don quichotter, avocasser, convulser, coquiner, désexualiser, diamanter, enceinturer, rendre enceinte, pyramider, " folie qui nous vient d'Egypte , cependant Diderot avait écrit : " Ce groupe pyramide bien ". Pantoufler :

L'Assemblée a réduit le roi Coco à pantoufler avec la reine sur les affaires publiques.

Mme de Sévigné avait dit : " Voilà c... bien aise, nous allons bien pantoufler ". Ebêtir, deshumaniser, impressionner, imager son discours, expressionner par des intonations, gester, Lekain gestait avec noblesse.

Historiser, éditer, tomer plus que ne comporte la matière.

Mystifier, agrémenter, susurrer, futiliser, moderniser, fanfarer, mélodier, odorer, subodorer, hameçonner, naufrager, frugaliser par amour de la République, stériliser l'industrie, ajourner, moduler, urbaniser une assemblée, pologniser, germaniser, épingler, l'absence de ce verbe excuse la périphrase de Delille.

Substantiver, éduquer, idéaliser, égoïser.

On ne saurait reprocher à l'auteur des fameux mémoires (Necker) de n'avoir pas égoïsé.

Les révolutionnaires avaient besoin de substantifs et d'adjectifs nouveaux aussi bien que de verbes ; ils remirent en circulation des vieux mots qui avaient disparu depuis Mme de Sévigné et La Fontaine ; nombre d'entre eux sont journellement usités en dépit de la prédiction du Mercure qui, se faisant l'écho des grammairiens et des puristes de l'an X, s'enquérait railleusement

des mots que forgèrent Ronsard, du Bellay, du Bartas et tant d'autres. Que sont devenus, dans le siècle suivant, ceux qu'hasardait Ménage ?

La raillerie portait à faux : Ronsard, Baïf et leurs amis de la Pléiade voulaient remplacer en poésie le latin par le français que les lettrés

estimaient barbare et irrégulière, incapable de ceste élégance et copie [abondance] qui est en la grecque et la romaine ; d'autant, disent-ils, qu'elle n'a ses déclinaisons, ses pieds et ses nombres comme ces des autres langues [37].

Au lieu d'imiter Villon et de rimer hardiment dans la langue vulgaire, ils firent un compromis, ils empruntèrent aux Grecs et aux Latins leur métrique et des mots qu'ils francisèrent. Leur révolution réussit ; ils détrônèrent si bien le latin, que leurs mots d'origine antique furent emportés dans la débâcle. Les révolutionnaires, au contraire, n'avaient importé dans la langue aristocratique que des mots de fabrication populaire ; et ces mots ont eu une vitalité étonnante, tandis que la vie de ceux enfantés par les érudits et les lettrés est précaire et éphémère [38].

Le Dictionnaire de l'Académie de l'an VI, dont la publication avait été décrétée par la Convention, donna, dans son supplément, droit de bourgeoisie à 336 mots nouveaux ; c'était faire la place bien petite, car c'est alors que furent lancés tous les termes de la langue parlementaire.

Organisateur, désorganisateur, réorganisation, agitateur, agitable, modérantisme, " on l'accuse de modérantisme pour tuer la modération ". Députation, député, civisme, incivisme, propagande, propagandiste, réfractaire, prêtre ou fonctionnaire qui avait refusé de prêter serment à la Constitution civile du clergé, plus tard remplacé par prêtre insermenté, citoyenne, flagellateur des abus, suspect, personne soupçonnée d'aristocratisme, fraternisation des peuples, tyrannicide, légicide, liberticide, journalisme, journaillon, désabonnement, logographe, qui écrit aussi vite que la parole, titre d'un journal rendant compte des débats législatifs, ingouvernable, bureaucratie, bureaucrate, aristocrate, " partisan de l'ancien régime ". Aristocratie,

la caste des ci-devant nobles et privilégiés, en général les ennemis du gouvernement (définition du Dictionnaire de l'Académie de l'an VI).

Démocrate

par opposition à aristocrate, celui qui s'est dévoué à la cause de la Révolution.

Cependant les Actes des apôtres de 1789 portaient comme épigraphe : " Liberté, gaîté, démocratie royale ".

Négricide, négrophilisme, titre d'une brochure de l'an X, dans laquelle on réclamait le rétablissement de la traite et de l'esclavage. Un grand nombre de publications réactionnaires et catholiques préconisaient alors l'esclavage. La moutonaille s'attache aux meneurs audacieux. Salariat, salarié,

je ne sais que trois manières d'exister dans la société, il faut être mendiant, voleur ou salarié. (Mirabeau.)

Théophage, terme de dérision emprunté aux protestants qui désignaient ainsi les catholiques : pour les révolutionnaires il signifiait diseur de messe, croque-Dieu, capucinade, capucinage, gobe-Dieu.

Agio, agioteur, faiseur, fricoteur, fricasseur d'affaires, spéculateur, soumissionnaire.

Capitaliste :

Ce mot n'est guère connu qu'à Paris. Il désigne un monstre de fortune, un homme au cœur d'airain qui n'a que des affections métalliques. Parle-t-on de l'impôt territorial ? Il s'en moque : il ne possède pas un pouce de terre. Comment le taxera-t-on ? Ainsi que des Arabes du désert qui viennent (le piller une caravane enterrent leur or, (le peur que d'autres brigands ne surviennent, c'est ainsi que les capitalistes ont enfoui notre argent. (Dictionnaire anecdotique.)

Les révolutionnaires créèrent des mots pour la circonstance :

Sans-culotte, sans-culottides, les cinq jours complémentaires, vendémiairiste, fructidorien, thermidorien,

septembrisade, septembriseur, terrorisme, terroriste, vandalisme, Grégoire l'employa pour la première fois dans un rapport à la Convention : " Je créai le mot pour tuer la chose, dit-il dans ses mémoires. La langue était alors une arme de démolition. Dans sa défense des artistes à qui l'on voulait imposer la patente, Mercier dit :

Pour mieux renverser les choses, on a renversé le langage. (Tribune publique, octobre 1796.)

Télégraphe,

cette machine inventée depuis la Révolution est une espèce de gazette aérienne dont le gouvernement social connaît l'alphabet.

Lèse-peuple, " attentat plus grand que lèse-majesté ". La langue s'enrichit d'une infinité de mots nécessaires et pittoresques :

Enleveur, ossu, ossature, inabordé, infranchissable, acrimonie, inanité, classement, classification, classificateur, classifier, gloriole, élogieux, inconsistant, inéluctable, imprévoyable, fortitude, ingéniosité, hébétement, engloutissement, imagerie, effarement, vulgarité, Mme de Staël prétend avoir été la première à l'employer :

la famosité de ce soumissionnaire est écrite en lettres de sang.

Brûlement des paperasses de la robinocratie. Logo-diarrhée, Voltaire s'en était servi, mais dans une lettre privée. Oiseux, employé par Massillon, à qui l'on reprochait d'être novateur ; il fut réprimandé pour avoir dit " contempteur des lois ".

Naguère, qui avait été proscrit et remplacé par " il n'y a pas longtemps, depuis peu ", fut repris, ainsi que certes dont La Bruyère s'est plaint de la disparition. L'hôtel de Rambouillet avait mené une campagne contre car ; Gomberville se vantait de ne s'en être pas servi une seule fois dans les 4 volumes de son roman Polexandre.

La philosophie et les sciences bénéficièrent de quantités de termes :

Idéaliser, idéalisme, idéaliste, idéalisation, idéalité, indifférentisme, perfectionnement, perfectibilité. Etre suprême,

il plut à Robespierre de proclamer l'Etre suprême de la République qui n'avait rien de commun avec le bon Dieu... Un sans-culotte disait : " Il n'y a plus de Dieu, il n'y a qu'un Etre suprême ". (Laharpe.)

On essaya d'introduire sciencé, qui était inutile puisqu'on possédait, depuis le moyen-âge, savant. Les Anglais, à qui le mot manque, sont embarrassés pour désigner l'homme de science, ils l'appellent un étudiant de sanscrit, de philosophie, etc. ; dernièrement, ils ont adopté le mot français savant et ont créé le néologisme scientist. Des mots introduits récemment dans la langue étaient usités durant la Révolution :

Modernisme, naturalisme, pris dans un sens religieux, religion de la nature ; sélection, réintroduit de l'anglais par Mme Clémence Royer dans la préface de la traduction du livre de Darwin, rieniste, nihiliste, on attribuait à Tourgueniev sa formation ; H. Castille, qui possédait une grande richesse de mots, s'en était servi dans son livre sur les Hommes et les mœurs du règne de Louis-Philippe, 1853.

De nouvelles significations furent imposées à des mots anciens :

Lanterner, avant la Révolution, être irrésolu : " le cardinal lanterna tant les six derniers jours " (de Retz) ; après la Révolution, pendre à la lanterne. Moralité av. la Rév. réflexion morale, sens moral enveloppé sous quelque discours fabuleux ; ap. la Rév. caractère moral d'une personne, ses mœurs, ses principes. (Dictionnaire de l'Académie de l'an VI). Niveler, av. la Rév. mesurer avec le niveau ; niveleur, celui qui fait profession de niveler ; ap. la Rév. égaliser ; niveleur, " celui qui demande à égaliser les fortunes et le partage des terres ". Egalité, av. la Rév. conformité, parité, rapport entre choses égales ; ap. la Rév. égalité des droits ; la loi la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Patente, av. la_Rév. terme de chancellerie et de finance, qui n'avait d'usage que dans certaines phrases ; lettres patentes ; ap, la Rév., espèce de brevet acheté du gouvernement pour exercer une industrie ou faire un commerce. Juré, av. la Rév. celui qui fait les serments requis pour la maîtrise : chirurgien juré ; juré vendeur de volaille. Se dit, dans le corps des artisans, de ceux qui sont préposés pour faire observer les statuts : maître juré ; ap. la Rév. commission de simples citoyens appelés pour constater un délit dénoncé. Spéculer, qui était réservé aux manifestations les plus élevées de la pensée philosophique et mathématique, passa dans la langue financière pendant la Révolution. Souverain, après la Révolution, substantif collectif : " L'universalité des citoyens est le souverain ".

La littérature du XVIIIe siècle, entre autres mérites, se distingue par la précision et la clarté de sa langue et par la sobriété et le choix délicat de ses images : ces qualités lui étaient imposées par son caractère de littérature de combat. Les romans, les contes et les tragédies développaient les thèses de philosophie : les polémiques les plus arides, comme celle sur le commerce de blé, étaient relevées par l'esprit ; on couvrait de ridicule les idées opposées, et l'on accablait de raisonnements les adversaires. La langue devait forcément être précise, sobre d'images et pauvre de mots, afin de ne pas égarer la discussion. Depuis Descartes, l'esprit critique était par excellence l'esprit philosophique ; les philosophes de l'école cartésienne recommandaient de commencer la discussion par définir les termes du débat, et les encyclopédistes attachaient la même importance à l'exacte définition des mots. Diderot prétendait que souvent les controverses s'éternisaient parce que les deux adversaires se servaient des mêmes mots avec des sens différents. Condillac croyait qu'une langue était une méthode analytique ; et que les mots étant des porte-pensées, le premier instrument de l'art de penser était une langue exacte comme les mathématiques aux mots nettement définis et classés.

La Raison, que les membres de la Commune de 93 devaient déifier, était la souveraine maîtresse des encyclopédistes : ils n'admettaient rien sur la parole du maître ; ils ne respectaient rien parce que consacré par la tradition, ils ne toléraient rien parce que nécessité par les convenances sociales, ils critiquaient tout. Institutions sociales et politiques, croyances religieuses, systèmes philosophiques, préjugés mondains, tout devait comparaître devant le tribunal de la Raison et prouver ses droits à l'existence : tout était décomposé, analysé dans ses parties et pesé dans ses éléments ; selon la pittoresque expression de Hegel, " l'homme marchait alors sur la tête ".

Mais à côté des encyclopédistes se produisaient d'autres écrivains, questionnant les puissances de l'analyse, mettant en doute la pensée raisonnante et opposant le Sentiment à la Raison.

Quoi qu'en disent les moralistes, l'entendement doit beaucoup aux passions, qui d'un commun aveu lui doivent beaucoup aussi : c'est par leur activité que notre raison se perfectionne,

écrivait Rousseau dans son Discours sur l'inégalité parmi les hommes, un des plus extraordinaires chefs-d'œuvre du XVIIIe siècle. Dans un autre endroit du même discours, il osait ajouter :

J'ose presque assurer que l'état de réflexion est un état contre nature, et que l'homme qui médite est un animal dépravé.

A Bernardin de Saint-Pierre il disait :

Quand l'homme commence à raisonner, il cesse de sentir.

Le Sentiment détrônait la Raison, le cœur supplantait la tête.

Les ferments qui travaillaient la société du XVIIIe siècle devaient non seulement amener une transformation des institutions politiques, mais encore une rénovation des goûts et des passions de l'homme social.

Le goût de la nature, ignoré par les nobles qui désertaient leurs terres pour la cour et les jardins de Versailles, se réveilla si soudainement dans l'âme des citadins bourgeois, qu'ils crurent naïvement découvrir la nature comme Christophe Colomb l'Amérique. Personne avant eux ne l'avait connue ni décrite.

La poésie que nous appelons descriptive, dit Chateaubriand dans le Génie du christianisme, a été inconnue de l'antiquité...
Hésiode, Théocrite, et Virgile nous ont laissé sans doute d'admirables peintures des travaux, des mœurs et du bonheur rustique ; mais quant à ces tableaux des campagnes, des accidents du ciel et des saisons, qui ont enrichi la muse moderne, on en trouve à peine quelques traits dans leurs écrits.

La littérature nouvelle n'allait pas s'occuper des travaux et des mœurs des champs, mais de la nature au point de vue romanesque, pittoresque et sentimental : on dotait la nature d'une âme sensible. Quelques années avant la Révolution, un savant naturaliste suisse, Bonnet, qui philosopha sur le tard de sa vie, découvrit aux plantes une âme immortelle et institua un paradis céleste pour les bourriques et les mulets, condamnés sur terre aux durs travaux, sans doute pour avoir mangé dans le paradis terrestre du foin défendu.

L'amour, cette passion contenue, comprimée, soumise aux règles de la politique et aux convenances de la société pendant la période aristocratique, s'insurgea et réclama la maîtrise de l'homme et la régence de ses pensées et de ses actions.

La langue précise de Voltaire se trouvait impuissante à exprimer ces goûts et ces passions de fraîche date.

L'art de rendre la nature, dit Sainte-Beuve, est si nouveau que les termes mêmes n'en sont pas inventés... pour décrire la variété des formes bombées, arrondies, allongées, aplaties, cavées d'une montagne, vous ne trouvez que des périphrases, c'est la même difficulté pour les plaines et les vallées. Qu'on ait à décrire un palais, ce n'est plus le même embarras... il n'y a pas une moulure qui n'ait son nom [39].

La politique avait créé la langue parlementaire ; le goût de la nature, l'amour et le sentiment allaient à leur tour former un langage à leur usage.

La politesse faisait du noble un stoïque ; elle obligeait le courtisan à cacher sous un visage souriant et un maintien irréprochable les angoisses de l'âme et les douleurs du corps ; aussi la littérature aristocratique ne s'arrête pas à décrire la souffrance. Le verbe larmoyer, disparu au XVIIe siècle, renaît à la vie après la Révolution ; car, dans la littérature bourgeoise,

la douleur allait servir aux plus sublimes effets du talent (Mme de Staël)

et les nerfs allaient jouer un rôle prépondérant. On fit dans la langue une copieuse infusion de mots sentimentaux : endolorir, énervation, alanguissement,

un tendre alanguissement énerve toutes mes facultés (Rousseau),

désespérance, appalir, vaporer (avoir des vapeurs), enamourer, désaimer ;

Pourquoi les Français ne diraient-ils pas désaimer, quand ils aiment si vite et désaiment plus vite encore d'après les caprices du moment ? (Mercier);

tendrifier un cœur comme un gigot de cordon bleu.

L'homme ne s'efforçait plus de s'élever jusqu'à la pensée, il s'abandonnait au sentiment et à la sensation ; il désertait la méditation philosophique et la critique spirituelle, et se laissait

entraîner par la poésie des images qui comme le son de la musique portent l'homme à se livrer au vague indéfini de la rêverie (Mme de Staël).

Etrange contraste : Condillac le sensualiste emprisonnait l'esprit dans une langue sèche et abstraite comme les mathématiques ; Malebranche le spiritualiste

essaye de réunir dans ses ouvrages de métaphysique les images aux idées.

Pendant la période révolutionnaire la passion désordonnée des objectifs faisant image, des comparaisons, des métaphores, des antithèses se donna libre carrière ; le mauvais goût aidant, elle engendra une boursouflure de langage semblable à l'énorme et emphatique verbosité qui, du temps de Pétrone, émigra d'Asie à Athènes [40], et qui n'a pas été dépassée par les extravagances les plus échevelées des romantiques.

On entendait alors à la tribune des assemblées et des clubs, et on lisait dans les journaux et les brochures :

L'hydre épouvantable de l'aristocratie renaîtra donc sans cesse de ses pertes : c'est elle qui exile la bonne intelligence et le bon ordre. (Révolution de Paris, nº IV du 2 août 1789.)

Plus tard l'hydre de l'aristocratie se métamorphose en hydre de l'anarchie :

L'hydre de l'anarchie peut renaître de ses cendres, veillons pour exterminer le monstre et l'anéantir à jamais. (Id., nº VII.)

L'hydre se changeait en phénix pour renaître de ses cendres :

L'aristocratie se forge des armes dans l'atelier de la liberté. (Id., nº IV.) Les accapareurs n'échapperont pas à l'œil vigilant de l'humanité qui les poursuit. (Id., III.) La confiance, la liberté, la sûreté sont les sources de la prospérité publique. (Circulaire du comité des subsistances de Paris.)

Loustalot appelle ce galimatias " un grand principe ". " La publicité est la sauvegarde des peuples. " (Bailly : il eut l'honneur de frapper plusieurs mots épiques que l'on a attribués à Joseph Prud'homme.) Calonne, dans un Mémoire sur les subsistances, peint Necker ayant

pour satellite le spectre de la disette et s'appuyant sur le flambeau de la sédition. – Le génie de la liberté s'éveille, il se lève, il verse sur les deux hémisphères sa lumière divine et ses feux créateurs. (Fauchet, Eloge civique de B. Franklin.) Les poignards de la calomnie se sont multipliés. (Ordre du jour de La Fayette, 31 juillet 1789.) Quand la nation s'élance du néant de la servitude vers la création de la liberté. (Mirabeau.)

La révolution avait échauffé la verve de Laharpe, le froid pédant, au point de lui faire déclamer, bonnet rouge en tête :

Du fer ! – Il boit le sang, le sang nourrit sa rage, et la rage donne la mort. – Le peuple ne peut sceller irrévocablement la liberté qu'en traçant l'acte qui la consacre avec la pointe des baïonnettes. (Billaud-Varenne, discours, 19 décembre 1792.) Les désirs des citoyens demandent à Napoléon Bonaparte de sceller pour jamais le cratère des révolutions. (Bulletin de Paris, 12 thermidor an X.) Ecrivains, fils du torrent révolutionnaire. – Une bile trois fois recuite entoure son cœur d'une espèce de silex. Quand le briquet de l'anarchie frappe sa fibre cordiale, il lance du feu. (Fauchet, Journal des amis.)
L'infortune est un creuset où Dieu retrempe l'âme. (Bulletin de Paris.) – La tragédie est le colosse de l'homme moral. (Décade philosophique, thermidor an VIII.) Dieu est l'éternel célibataire des mondes. (Chateaubriand, Génie du christianisme [41].)
La mystérieuse continence de la lune dans les frais espaces de la nuit. (Id., ibid.) La bouche mourante d'Atala s'entrouvrit et sa langue vint chercher le Dieu que lui présentait la main du prêtre. (Atala.)

La littérature peignait la désespérance et la vanité des grandeurs humaines.

La terre n'est qu'une cendre des morts pétrie des larmes des vivants. (Atala.) La gloire n'est que le deuil du bonheur. (Mme de Staël.) C'est par la mort que la morale est entrée dans la vie. (Génie du christianisme.) La mort est comme un demi néant inventé afin que le pêcheur sentît l'horreur du néant entier. (Id., ibid.)

On élevait le galimatias à sa troisième puissance.

Si l'on veut apprécier combien ce style, encombré d'adjectifs, de métaphores et d'antithèses, était antipathique à la langue du XVIIIe siècle, il faut se souvenir des doléances de Voltaire, qui, après s'être plaint de l'introduction maladroite de mots anglais (redingote, de riding coat, habit de cheval, boulingrin, de bowling green, pelouse où l'on joue à la balle, etc.), s'indignait contre ces expressions figurées : " allumer le flambeau de la sédition ; ma raison lance des étincelles ; le trône a ses mœurs ; le sort jette des mystères ; les chevaliers descendaient dans le tombeau en y précipitant leurs ennemis victorieux ". Morellet, qui, cependant, avait assisté, spectateur muet d'indignation, aux orgies métaphoriques et antithétiques de la Révolution, trouvait en sa vieille âme assez de purisme pour se courroucer au style d'Atala et se demander " ce que deviendraient le goût, la langue et la littérature française " si l'on tolérait des

boire la magie sur ses lèvres ; les lunes de feu ; les voix de la solitude s'éteignent ; le sol humide murmurait ; les clameurs des fleuves ; les cadavres des pins et des chênes ; les colonnes de fumée assiégeant les nues qui dégorgent leurs foudres, etc. [42].

Les lecteurs contemporains, qui en ont lu bien d'autres, arrivent difficilement à comprendre la colère et le désespoir de Voltaire et de Morellet.

Mais les critiques étaient vaines : la langue littéraire moderne, avec ses défauts et ses qualités, née à la tribune des assemblées parlementaires et dans les pages des journaux et des brochures politiques, développée et complétée dans les romans qui pullulèrent après la chute de Robespierre et, dans les drames, qui réclamaient immodestement le droit à l'existence, était définitivement constituée avant que le XVIIIe siècle ne sonnât sa dernière heure. Elle n'attendait plus que des artistes de talent pour la châtier, l'assouplir, la porter à sa perfection et l'employer à la production de chefs-d'œuvre. Chateaubriand s'empara de la langue nouvelle, méprisée par les fossiles de la ci-devant société et par tous les écrivains qui avaient la prétention à la belle littérature ; il la mania en virtuose de génie. Atala, la première œuvre romantique du siècle, ridiculisée par les lettrés, mais accueillie par le public avec un enthousiasme indescriptible, ainsi que vingt ans plus tard devaient l'être les Méditations de Lamartine, ouvrit une ère littéraire nouvelle : ce fut quand la langue révolutionnaire eut affirmé dans la prose sa suprématie rhétoricienne, que Lamartine, Vigny, Hugo et son école romantique purent la faire triompher dans la poésie.

Dès que l'ardeur de la lutte politique se fut un peu apaisée, la querelle littéraire, qui avait éclaté avant la Révolution, se ralluma ; on se divisa en deux camps : les classiques et les romantiques, comme l'on devait dire plus tard.

Une partie des gens de lettres, écrit Chateaubriand, n'admirent que les étrangers (principalement Shakespeare mis au-dessus de Corneille et de Racine) ; tandis que l'autre tient fortement à notre ancienne école. Selon les premiers, les écrivains du siècle Louis le Grand n'ont ni assez de mouvement dans le style, ni surtout assez de pensées ; selon les seconds, tout ce prétendu mouvement, tous ces efforts du jours vers des pensées ne sont que décadence et corruption. (Mercure, 25 prairial, an X.)

La guerre était ouverte depuis plusieurs années, en l'an VIII le Mercure se plaignait que

vanter Racine c'était vouloir être traité d'ennemis de la République, de gens à courte vue, de fanatiques cherchant à ramener de vieilles institutions. (Fructidor, an VIII.)

Fontanes, qui découvrit Chateaubriand à Londres, où il traînait la misère et qui le convertit de l'athéisme au catholicisme, rééditait contre Shakespeare les attaques de Voltaire et assurait que

ce dernier se repentit dans sa vieillesse d'avoir enhardi le mauvais goût à placer le monstre sur l'autel de Sophocle et de Racine. (Mercure, messidor, an VIII.)

Chateaubriand, exagérant les opinions de son protecteur, comparait

les critiques qui s'appuient sur la nature pour louer Shakespeare à ces politiques qui replongent les Etats dans la barbarie en voulant anéantir les distinctions sociales. (Mercure, 5 prairial, an X.)

C'était la lutte politique qui continuait sous une forme littéraire : les révolutionnaires tenaient pour Shakespeare et les réactionnaires pour Racine. La confusion des esprits était telle en ces jours troublés que les défenseurs de la langue de l'ancien régime étaient précisément ceux qui soutenaient les idées philosophiques et les principes politiques de 1789 : tandis que Chateaubriand et ses amis se servaient de la langue révolutionnaire pour remettre en honneur la religion catholique ridiculisée par les encyclopédistes et pour rejucher au pouvoir les prêtres persécutés par les hommes de 93. Il arrivait donc que le triomphe de la langue révolutionnaire était assuré par ceux-là mêmes qui se posaient en adversaires des idées révolutionnaires.

La langue qui surgit de 1789 à 1794 n'était pas nouvelle : en feuilletant les œuvres des vieux auteurs et les livres des écrivains que l'on traitait de libertins et de poètes crottés, on retrouvait les mots récemment introduits, à l'exception d'un petit nombre forgés pour la circonstance ; on rencontrait chez beaucoup de ces lettrés le même abus du style figuré et la même emphase qui, de nos jours, continuent à orner les écrits des romanciers s'intitulant antiromantiques [43]. La Révolution s'est bornée, en définitive, à détrôner la langue aristocratique et à ramener à la surface une langue parlée par des bourgeois et qui avait déjà été utilisée dans des œuvres littéraires. Ce revirement commençait à se dessiner avant 89 ; la Révolution le précipita bruyamment.

La langue aristocratique ou classique et la langue romantique ou bourgeoise, depuis quatre siècles les langues littéraires de la France, sont extraites de la langue populaire, le grand fonds commun d'où les lettrés de toutes les époques tirent les mots, les tournures et les locutions.

La centralisation monarchique, commencée au XIVe siècle, fit prévaloir le dialecte de l'Ile-de-France et de Paris, devenu capitale, sur les idiomes des autres provinces parvenus à une forme littéraire lors de la constitution des grandes seigneuries féodales : l'aristocratie rassemblée autour du roi put alors créer sa langue classique en clarifiant la vulgaire et l'imposer aux écrivains qui prosaient et versifiaient pour son plaisir. M. Littré, dans la remarquable préface de son Dictionnaire, que l'on a souvent reproduite sans la mentionner,

se demande pourquoi le XVIIe siècle se crut autorisé à émonder un parler si ample et si souple [que la langue du XVIe siècle], à corriger un instrument d'un si bon usage.

Le patient lexicographe, qui signale la marche parallèle de la langue et de la centralisation aristocratique, ne remarque pas que la vie de la cour et de salon exigeait une langue moins riche, mais plus raffinée, que celle des rudes batailleurs du XVe et du XVIe siècles.

La bourgeoisie, qui, depuis la découverte de l'Amérique, croissait rapidement en richesse et en puissance latente, tailla à son tour dans la vulgaire, mais plus largement, sa langue romantique : et dès qu'elle arriva au pouvoir en 1789, elle l'imposa comme la langue officielle de la France : les écrivains ambitionnant la gloire et cherchant la fortune durent l'adopter malgré leur mauvais vouloir. La langue classique tomba avec la monarchie féodale ; la langue romantique, née à la tribune des assemblées parlementaires, durera ce que durera le gouvernement parlementaire

Paul LAFARGUE,
l'Ere nouvelle.


Notes

[1] LA CURNE DE SAINTE-PALAYE : Dictionnaire de l'ancien langage français depuis son origine jusqu'au siècle de Louis XIV.

[2] Dans mes " Recherches sur les origines de l'idée du Bien et du Justes " (Revue philosophique, septembre 1885), j'ai essayé de démontrer qu'en remontant aux significations primitives des mots, on parvenait à se rendre compte de la naissance dans la tête humaine des idées abstraites que l'on croyait innées.

[3] M. Taine s'assura le succès, dès son début, en appliquant la théorie du milieu dans des études littéraires très remarquées ; s'il avait mentionné le livre de Mme de Staël, lui qui est armé d'une si vaste érudition, on aurait pu croire qu'il s'en était inspiré pour ses théories littéraires et qu'il y avait glané les traits saillants de sa critique des écrivains du XVIIe siècle. Le lecteur appréciera la finesse et la profondeur de l'ouvrage de Mme de Staël par les extraits que je donnerai dans le cours de cet article.

[4] A. MORELLET : Du projet de l'Institut national de continuer le Dictionnaire de l'Académie française, an IX (1801)

[5] G. FEYDEL : Remarques morales, philosophiques et grammaticales sur le Dictionnaire de l'Académie française, 1807.

[6] Dictionnaire de l'Académie française, 6e édition, 1835, préface.

[7] S. MERCIER : Dictionnaire néologique, 1801, préface.

[8] Mme de Staël remarque " que la politesse classait, au lieu de réunir les hommes ". Il fallait un long entraînement et une constante surveillance de ses gestes, paroles, idées et sentiments pour acquérir cette perfection de grâce à laquelle était parvenue la noblesse, qui la séparait des autres classes et qui n'a pas encore été égalée dans la société moderne.

[9] Encyclopédie, de Diderot, article " Langue française ".

[10] Joachim DU BELLAY : la Défense et illustration de la langue française, 1549, liv. I, ch. 1er. Editions de Becq de Fouquières.

[11] VOLTAIRE : Dictionnaire philosophique, article " Langue ".

[12] Préface de la deuxième édition du Dictionnaire de l'Académie.

[13] VOLTAIRE : Dictionnaire philosophique, article " Langue ".

[14] Jonathan SWIFT : A proposal for correcting, improving and ascertaining the English tongue in a Letter to the lord high treasurer.

[15] Du BELLAY loc. cit.

[16] Encyclopédie, article " Français ".

[17] Dictionnaire philosophique, article " Style ".

[18] Encyclopédie, article " Français ".

[19] VOLTAIRE : Dernières remarques sur les " Pensées " de Pascal, édition Garnier, t. XXXI.

[20] Lettre à M. de Vaines, 10 août 1776. Vol. I. Correspondance. édition Garnier.

[21] Correspondance de Voltaire. Lettre du 13 auguste, vol. L, édition Garnier.

[22] Correspondance de Voltaire. Lettre du 20 auguste, vol. L.

[23] Lettre de M. de Voltaire à l'Académie française, lue le 25 août 1776, édition Garnier, vol. XIX. Mélanges.

[24] VOLTAIRE : Dictionnaire philosophique, article " Langue ".

[25] VOLTAIRE : Dictionnaire philosophique, article " Goût ".
M. G. Boulanger, le peintre célèbre, publiait à l'occasion du Salon de 1885 une brochure intitulée : A nos élèves, dans laquelle il déplore l'abandon du grand art. Pour lui, Bastien-Lepage ne serait rien qu'un des affolés " par le naturalisme, l'impressionnisme pour parler l'argot, qui prétend glorifier l'impuissance et la paresse. Le plus grand symptôme des maux qui nous menacent est la recherche de l'originalité ". Sans avoir l'intention de comparer M. Boulanger à Voltaire et Bastien-Lepage, ce peintre d'un talent si personnel et si varié, à Crébillon, à l'Allobroge, que vise particulièrement l'auteur du Dictionnaire philosophique, j'ai cru piquant de rapprocher ces deux représentants distingués d'arts si différents, parlant à plus d'un siècle de distance et néanmoins exprimant les mêmes défiances contre l'originalité, la ruine de tout conventionnalisme.

[26] Encyclopédie, de Diderot, article " Langue française ".

[27] Au XVIe siècle, la mode parmi les gens de cour avait été de joindre la première personne du singulier avec la première personne du pluriel, et de dire j'avons, j'aimons, etc.

[28] Lettres b... patriotiques du père Duchêne, nº 199.

[29] E. et J. DE GONCOURT : Histoire de la société française pendant la Révolution.

[30] Mme de Staël : De la littérature, etc., 1re partie. ch. IX.

[31] LAHARPE : le Fanatisme dans la langue révolutionnaire, t. V des Œuvres complètes, édition de 1820.

[32] CHATEAUBRIAND : le Génie du christianisme, 1re édition, t. IV.

[33] Mme de Staël, dans son enthousiasme inconsidéré et un peu forcé pour son père, lui attribue l'honneur d'être " le premier et jusqu'à présent le plus parfait modèle de l'art d'écrire pour les hommes publics ". (De la littérature, 2e partie, ch. VII.) Le style sentimental et boursouflé de M. de Necker est plutôt un modèle de cette belle littérature que les financiers emploient dans leurs réclames, où ils mêlent le 6 % et la morale, les intérêts du père de famille et les rendements de la mine. La lettre qu'il adresse de Genève le 23 juillet 1789 à Louis XVI est un excellent échantillon de son genre :
" Je ne prends, Sire, que le temps d'essuyer les larmes que votre lettre me fait répandre et je vole à vos ordres. Je ne vous porterai point mon cœur, c'est une propriété qui vous est acquise à mille titres et à laquelle je n'ai plus droit. Je compte avec impatience et je cherche a accélérer les moments qui sont nécessaires pour aller vous offrir la dernière goutte de mon sang, etc. "

[34] " Notre langue, disait Talleyrand, a perdu nombre de mots énergiques qu'un goût plutôt faible que délicat a proscrit ; il faut les lui rendre. Les langues anciennes et quelques-unes d'entre les modernes sont riches d'expressions fortes, de tournures hardies qui conviennent parfaitement à de nouvelles mœurs ; il faut s'en emparer. " Cité par Mercier dans sa Néologie au mot synonymique.

[35] Rapport lu par David, député du département de Paris, à la tribune de la Convention, le 8 août 1793.

[36] Les mots marqués ne se trouvent pas dans l'édition de 1835 du Dictionnaire de l'Académie, s'ils se rencontrent dans les livres des académiciens.
De la littérature, 2e partie, ch. VII, " Du style ".

[37] J. DU BELLAY : la Défense de la langue, 1. I, ch. IX.
Ronsard, par testament, recommandait à ses amis et disciples de ne point laisser perdre lies vieux termes français et de les " défendre contre les marauds qui ne tiennent pour élégant que ce qui est écorché du latin et de l'italien ".

[38] Le latin nous fournit un exemple remarquable. Les mots de la langue des lettres déclinent avec l'Empire romain ; tandis que ceux de la langue vulgaire vivent encore dans les mots qu'ils ont contribué à former en italien, provençal, espagnol, français.
 Latin Littéraire   Latin populaire   Italien   Espagnol   Français 
 Equus   Caballus   Cavallo   Caballo   Cheval 
 Pugna   Batalla   Battaglia   Batalla   Bataille 
 Osculari   Basiare   Baciare   Besar   Baiser 
 Os   Bucca   Bocca   Boca   Bouche 
 Feli   Catus   Gatto   Gate   Chat 
 Urbs   Villa   Villa   Villa   Ville 
 Ignis   Focus   Fuoco   Fuego   Feu 
 Jus, etc.   Directus ou Drictus   Dritto   Derecho   Droit 

[39] SAINTE-BEUVE : Etude sur Bernardin de Saint-Pierre, publiée en tête de Paul et Virginie. Edition illustrée de Furne.

[40] Le Satyricon. Nuper ventosa isthaec et enormis loquacitas Athenas ex Asia commigravit. (Caput II.)

[41] Les citations de Chateaubriand sont extraites de la première édition d'Atala et du Génie du christianisme : c'est là qu'il faut chercher une manifestation spontanée de la rhétorique révolutionnaire : les éditions subséquentes ont été constamment remaniées.

[42] MORELLET : Observations critiques sur le roman intitulé Atala, an IX.

[43] MM. E. et J. de Goncourt écrivent à Michelet dans une lettre, précieusement conservée par eux, que la Bible de l'Humanité est semblable à la " Bible indienne : elle a les dessins du cachemire et les ampleurs de la tente... Vous avez des phrases de lumière, des pages de soleil, des épithètes qu'on respire, des idées qui frémissent sur la tige des mots, etc. ". M. Claretie, après avoir reproduit cette lettre (Temps, 30 janvier 1885), s'écrie : " Mais quand on vous disait que le naturalisme est né du romantisme ! ". Les écrivains naturalistes ne peuvent échapper au romantisme ; M. Zola est forcé de le reconnaître : ils peuvent abandonner le moyen âge usé, pour le moderne qui bientôt sera à son tour vieux jeu, mais ils resteront romantiques.


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