1886 |
La religion du Capital
5. Prières capitalistes
A. – Oraison dominicale.
Capital, notre père, qui êtes de ce monde, Dieu tout-puissant, qui changez le cours des fleuves et percez les montagnes, qui séparez les continents et unissez les nations ; créateur des marchandises et source de vie, qui commandez aux rois et aux sujets, aux patrons et aux salariés, que votre règne s'établisse sur toute la terre.
Donnez-nous beaucoup d'acheteurs prenant nos marchandises, les mauvaises et aussi les bonnes ;
Donnez-nous des travailleurs misérables acceptant sans révolte tous les travaux et se contentant du plus vil salaire ;
Donnez-nous des gogos croyant en nos prospectus :
Faites que nos débiteurs payent intégralement leurs dettes [*] et que la Banque escompte notre papier ; Faites que Mazas ne s'ouvre jamais pour nous et écartez de nous la faillite ;
Accordez-nous des rentes perpétuelles.
Amen.
B. – Credo.
Je crois au Capital qui gouverne la matière et l'esprit ;
Je crois au Profit, son fils très légitime, et au Crédit, le Saint-Esprit, qui procède de lui et est adoré conjointement ;
Je crois à l'Or et à l'Argent, qui, torturés dans l'Hôtel de la Monnaie, fondus au creuset et frappés au balancier, reparaissent au monde Monnaie légale, et qui, trouvés trop pesants, après avoir circulé sur la terre entière, descendent dans les caves de la Banque pour ressusciter Papier-monnaie ; je crois à la Rente cinq pour cent, au quatre et au trois pour cent également et à la Cote authentique des valeurs ; je crois au Grand-Livre de la Dette publique, qui garantit le Capital des risques du commerce, de l'industrie et de l'usure ; je crois à la Propriété individuelle, fruit du travail des autres, et à sa durée jusqu'à la fin des siècles ; je crois à l'Éternité du Salariat qui débarrasse le travailleur des soucis de la propriété ; je crois à la Prolongation de la journée de travail et à la Réduction des salaires et aussi à la Falsification des produits ; je crois au dogme sacré : ACHETER BON MARCHÉ ET VENDRE CHER ;
et pareillement je crois aux principes éternels de notre très sainte église, l'Économie politique officielle.
Amen.
C. – Salutations. (Ave Miseria.)
Salut, Misère, qui écrasez et qui domptez le travailleur, qui déchirez ses entrailles par la faim, tourmenteuse infatigable, qui le condamnez à vendre sa liberté et sa vie pour une bouchée de pain ; qui brisez l'esprit de révolte, qui infligez au producteur, à sa femme et à ses enfants les travaux forcés des bagnes capitalistes, salut, Misère, pleine de grâces.
Vierge sainte, qui engendrez le Profit capitaliste, déesse redoutable qui nous livrez la classe avilie des salariés, soyez bénie.
Mère tendre et féconde de Surtravail, génératrice de rentes, veillez sur nous et les nôtres.
Amen.
D. – Adoration de l'or.
Or, marchandise miraculeuse, qui porte en toi les autres marchandises ;
Or, marchandise primigène, en qui se convertit toute marchandise ;
Dieu qui sait tout mesurer,
Toi, la très parfaite, la très idéale matérialisation du Dieu capital,
Toi, le plus noble, le plus magnifique élément de la nature,
Toi, qui ne connais ni la moisissure, ni les charançons, ni la rouille ;
Or, inaltérable marchandise, fleur flamboyante, rayon radieux, soleil resplendissant ; métal toujours vierge, qui, arraché des entrailles de la terre, la mère antique des choses, retourne t'enfouir, loin de la lumière, dans les coffres-forts des usuriers et les caves de la Banque et qui, du fond des cachettes où tu te tasses, transmets au papier vil et misérable ta force qu'il double et qu'il décuple ;
Or inerte, qui remues l'univers, devant ton éclatante majesté les siècles vivants s'agenouillent et t'adorent humblement ;
Accorde ta grâce divine aux fidèles qui t'implorent et qui, pour te posséder, sacrifient l'honneur et la vertu, l'estime des hommes et l'amour de la femme de leur cœur et des enfants de leur chair, et qui bravent le mépris d'eux-mêmes.
Or, maître souverain, toujours invincible, toi l'éternel victorieux, écoute nos prières ;
Bâtisseur de villes et destructeur d'Empires ;
Étoile polaire de la morale
Toi, qui pèses les consciences
Toi, qui dictes la loi aux nations et qui courbes sous ton joug les papes et les empereurs, écoute nos prières ;
Toi, qui enseignes au savant à falsifier la science, qui persuades la mère de vendre la virginité de son enfant et qui contrains l'homme libre à accepter l'esclavage de l'atelier, écoute nos prières ;
Toi, qui achètes les arrêts du juge et les votes du député, écoute nos prières ;
Toi, qui produis des fleurs et des fruits inconnus à la nature ;
Qui sèmes les vices et les vertus ;
Qui engendres les arts et le luxe, écoute nos prières ;
Toi, qui prolonges les ans inutiles de l'oisif et qui abrèges les jours du travailleur, écoute nos prières ;
Toi, qui souris au capitaliste en son berceau et qui frappes le prolétaire dans le sein de sa mère, écoute nos prières.
Or, voyageur infatigable, qui te plais aux fourberies et aux chicanes, exauce nos vœux ;
Interprète de toutes les langues, Entremetteur subtil,
Séducteur irrésistible,
Étalon des hommes et des choses, exauce nos vœux ;
Messager de paix et fauteur de discordes
Distributeur du loisir et du surtravail ;
Auxiliaire de la vertu et de la corruption, exauce nos vœux ;
Dieu de la persuasion, qui fais entendre les sourds et délies la langue des muets, exauce nos vœux ;
Or maudit et invoqué par d'innombrables prières, vénéré des capitalistes et aimé des courtisanes, exauce nos vœux ;
Dispensateur des biens et des maux ;
Malheur et joie des hommes ;
Guérison des malades et baume des douleurs, exauce nos vœux ;
Toi, qui ensorcelles le monde et pervertis la raison humaine ;
Toi, qui embellis les laideurs et pares les disgrâces ;
Porte-respect universel, qui rends honorables la honte et le déshonneur, et qui fais respectables le vol et la prostitution, exauce nos vœux ;
Toi, qui combles la lâcheté des gloires dues au courage ;
Qui accordes à la laideur les hommages dus à la beauté ;
Qui fais don à la décrépitude des amours dues à la jeunesse ;
Magicien malfaisant, exauce nos vœux ;
Démon qui déchaîne le meurtre et souffle la folie, exauce nos vœux ;
Flambeau qui éclaire les routes de la vie ;
Guide et protecteur, et salut des capitalistes, exauce nos vœux.
Or, roi de gloire, soleil de justice ;
Or, force et joie de la vie. Or, illustre, viens à nous ;
Or, aimable au capitaliste et redoutable au producteur, viens à nous ;
Miroir des jouissances ;
Toi, qui donnes au fainéant les fruits du travail, viens à nous ;
Toi, qui emplis les celliers et les greniers de ceux qui ne bêchent, ni ne taillent les vignes ; de ceux qui ne labourent, ni ne moissonnent, viens à nous ;
Toi, qui nourris de viande et de poisson ceux qui ne mènent paître les troupeaux, ni ne bravent les tempêtes de la mer, viens à nous ;
Toi, la force et la science et l'intelligence du capitaliste, viens à nous ;
Toi, la vertu et la gloire, la beauté et l'honneur du capitaliste, viens à nous ;
Oh ! viens à nous, Or séduisant, espérance suprême, commencement et fin de toute action, de toute pensée, de tout sentiment capitaliste.
Amen.
Note
[*] Le Pater noster des chrétiens, rédigé par des mendiants et des vagabonds pour de pauvres diables accablés de dettes, demandait à Dieu la remise des dettes : dimite nobis debita nostra, dit le texte latin. Mais quand des propriétaires et des usuriers se convertirent au christianisme, les pères de l'Eglise trahirent le texte primitif et traduisirent impudemment debita par péchés, offenses, Tertullien, docteur de l'Église et riche propriétaire, qui sans doute possédait des créances sur une foule de personnes, écrivit une dissertation sur l'Oraison dominicale et soutint qu'il fallait entendre le mot dettes dans le sens de péchés, les seules dettes que les chrétiens absolvent. La religion du Capital, en progrès sur la religion catholique, devait réclamer l'intégral payement des dettes : le crédit étant l'âme des transactions capitalistes.
|