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– cours d'économie sociale –
Citoyennes et citoyens,
Dans la série de conférences organisées par le Cercle de la Bibliothèque socialiste du Parti ouvrier, notre ami Deville traitera du Capital et des phénomènes de sa production. J'étudierai l'action du milieu économique sur l'homme et les sociétés humaines.
Pour les matérialistes de l'école de Marx, l'homme est le produit de deux mileux:le milieu cosmique ou naturel et le milieu économique ou artificiel; je dis artificiel puisqu'il est le fait de l'art humain. Les institutions civiles et politiques, les religions, les philosophies et les littératures des sociétés humaines plongent leurs racines dans le milieu économique; c'est dans le sol économique qu'elles puisent les éléments de leur grandeur et de leur décadence; et c'est dans le milieu économique, et là seulement, que l'historien philosophe doit rechercher les causes premières des évolutions et des révolutions sociales.
Je soumettrai la grande théorie de Marx à l'épreuve de l'histoire en étudiant avec vous deux milieux économiques : le milieu féodal ou du servage et le milieu capitaliste ou du salariat. Mais avant d'aborder ces études spéciales, je crois nécessaire de consacrer la première conférence à quelques-unes des théories idéalistes qui ont servi à expliquer les événements de l'histoire humaine; et la deuxième à des considérations générales sur l'action du milieu naturel et du milieu artificiel.
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Au lieu d'expliquer les phénomènes dont le corps humain et la nature étaient le théâtre par l'action des forces de la matière, les hommes ont d'abord, et c'était le plus simple, recouru à l'intervention d'êtres qui n'avaient d'existence réelle que dans leur imagination: c'était reculer et non résoudre la difficulté; c'était même créer une nouvelle difficulté. Aussi une des tâches de l'esprit humain a été de détruire, les unes après les autres, les religions et les philosophies, qui, à un moment donné, avaient servi à l'homme pour comprendre l'univers. Détruire pour reconstruire, désassimiler pour assimiler, est la condition essentielle de toute vie sociale et individuelle.
Les événements de la vie individuelle (naissance, puberté, relations sexuelles, maladies, mort) étaient sous le contrôle d'êtres imaginaires; la religion catholique qui a peu inventé et peu détruit, mais qui a beaucoup démarqué, a tranformé les dieux païens en cérémonies religieuses (sacrements du baptême, de la communion, du mariage, de l'extrême-onction). Des dieux étaient chargés de conduire le soleil, de souffler la tempête, de lancer la foudre; les religions monothéistes ont centralisé sur un dieu unique ces attributs multiples.
Mais l'homme avait aussi à s'expliquer les phénomènes sociaux, qui le frappaient plus terriblement encore que les phénomènes naturels; il employa le même procédé. Des dieux avaient chassé l'homme du paradis terrestre et l'avaient condamné au travail et à la douleur; la grandeur et la décadence des empires étaient réglées par la providence divine.
Afin de vous donner un exemple de la manière dont s'expliquent l'enchaînement des faits historiques, ceux qui recourent à l'intervention d'un personnage imaginaire, je ne saurais mieux choisir que le Discours sur l'histoire universelle de Bossuet, une des plus remarquables synthèses religieuses de l'histoire du monde. Pour Bossuet, ainsi que pour les idéalistes de tous les spiritualismes, ce ne sont pas les nécessités matérielles de l'existence et les besoins, les intérêts, les passions et les instincts qu'elles engendrent, qui font mouvoir les hommes et les peuples, c'est un dieu qui les aiguillonne et les conduit, par des chemins de lui sul connus, à une fin qu'ils ignorent.
Le dieu, fils de Bossuet, se sert des "Assyriens et des Babyloniens pour châtier le peuple juif; des Perses pour le rétablir; d'Alexandre et de ses premiers successeurs pour l'exercer; des Romains pour soutenir sa liberté... Les Juifs ont duré jusqu'à Jésus-Christ sous la puissance de ces mêmes Romains. Quand ils l'ont méconnu et crucifié, ces mêmes Romains ont prêté leurs mains, sans y penser, à la vengeance divine, et ont exterminé ce peuple ingrat. Dieu, qui avait résolu de rassembler dans le même temps le peuple nouveau de toutes les nations, a premièrement réuni les terres et les mers sous ce même empire. Le commerce de tant de peuples divers, autrefois étrangers les uns aux autres, et depuis réuni sous la domination romaine, a été un des plus puissants moyens dont la Providence se soit servie pour donner cours à l'Evangile".
Vico, dans ses Eléments de la Science nouvelle, observe très finement que les Grecs craignant de rendre les dieux contraires à leurs vux, en ayant des murs contraires aux leurs, ne trouvèrent rien de plus simple que de donner à leurs dieux leurs propres habitudes, qui étaient tant soit peu malpropres. Bossuet avait, lui aussi, une peur salutaire de son dieu, qui bouleversait si lestement les empires; pour trouver grâce à ses yeux, il lui prêta les sentiments de servilité qui l'animaient. "Je ne craindrai point de vous assurer, dit-il à son royal élève, que ce sont vos ancêtres qui, de tous les rois, sont prédits le plus clairement dans les illustres prophéties de la Bible" [1]. Ainsi, c'était pour établir les papes à Rome et pour glorifier Louis XIV que dieu avait jongé la terre de ruines, frappé la race humaine de douleurs. C'est à cette conclusion qu'aboutit une des plus grandes conceptions religieuses de l'histoire humaine.
En me servant du procédé de Bossuet, qui est le procédé qu'emploient les idéalistes, je pourrai vous démontrer que dieu n'avait accompli les formidables révolutions des empires que pour honorer l'adultère et favoriser les Alphonses.
En effet, quel homme dieu choisit-il, entre tous les enfants de la terre, pour être le père de son peuple chéri, pour donner naissance à cette suite glorieuse de rois qu'illustrera David, Salomon, et que terminera Jésus-Christ le fils de dieu ? – Il choisit Abraham, un Alphonse. Voici ce que racontent, à ce sujet, ces saintes écritures, dont la diffusion a été un des grands objets de la divine providence.
La famine étant survenue dans le pays qu'habitait Abraham, il descendit en Egypte; avant de se mettre en marche, il parla ainsi à Sarah, sa femme; je cite textuellement, le passage vaut un document humain de l'école Zolaïste:
"13. – Dis, je te prie, que tu es ma sur, afin que je sois bien traité à cause de toi, et que par ton moyen ma vie soit préservée.
"14. – Il arriva donc qu'aussitôt qu'Abraham fut venu en Egypte, les Egyptiens virent que cette femme était fort belle.
"15. – Les principaux de la cour de Pharaon la virent aussi et la puèrent devant lui; elle fut enlevée pour être menée dans la maison de Pharaon.
"16. – Lequel fit du bien à Abraham à cause d'elle, de sorte qu'il en eut des brebis, des bufs, des ânes, des serviteurs, des servantes, des ânesses et des chameaux" [2].
Le saint patriarche trouva si agréable cette méthode d'acquérir des ânes et des esclaves des deux sexes, qu'il récidiva; lorsqu'il alla habiter Guerar, situé entre Kades et Sur, il dit de "Sarah, sa femme, c'est ma sur; et Abimelec, roi de Guerar, envoya et prit Sarah".
"Abimelec, prit des brebis, des bufs, des serviteurs et des servantes et les donna à Abrahamet lui rendit Sarah, sa femme.
"Et il dit à Sarah: Voici, j'ai donné à ton frère mille pièces d'argent" [3].
N'allez pas croire que l'histoire des autres peuples ne contient pas des témoignages aussi certains et aussi irréfutables de la volonté divine: au contraire, dieu a voulu que les grands entrechoquements de peuples fussent amenés par des accidents matrimoniaux. L'antagonisme de la Grèce et de l'Asie, qui débuta par la guerre de Troie et se perpétua jusqu'à la conquête de l'Asie par Alexandre, eut pour origine l'aventure galante de la belle Hélène et du berger Pâris, et prit fin lorsque le guerrier macédonien ravit à Darius ses nombreuses épouses.
Les Romains, à qui dieu donna l'empire du monde, ne devinrent son peuple de prédilection qu'après l'enlèvement des Sabines à leurs maris; quand, enivrés de leurs succès, ils laissaient tomber en désuétude les murs antiques, pour régénérer son peuple corrompu, dieu suscita et éleva à la dignité de censeur, Caton, l'austère Caton, en qui revivaient les vertus d'Abraham et qui prêtait au rhéteur Hortensius sa femme pour un petit peu d'argent.
Au moyen âge, les seigneurs féodaux qui usaient et abusaient du droit de jambage étaient par grâce divine, les aînés de la nation; de nos jours, les bourgeois qui, non contents d'user et d'abuser du noble droit de jambage sur les serves de leurs ateliers, mais qui encore les obligent à compléter leurs insuffisants salaires industriels par les tristes salaires de la prostitution, sont les élus de dieu, ils sont ceux sur qui il déverse la pluie d'or de ses faveurs; les vulgaires Alphonses du trottoir, qui n'exploitent le travail que d'une ou deux malheureuses, dieu les case dans la police et leur donne à casser les têtes des socialistes, ces impies qui nient dieu et sa divine providence.
Les collets montés et les hommes graves pourraient trouver cette histoire universelle concluant à la glorification de l'adultère et des Alphonses, un peu fantaisiste et folichonne; et cepandant, si elle est moins servile que l'histoire universelle de Bossuet, elle est toute aussi logique; en la traçant à grands traits, j'avais l'intention d'exposer le grotesque de la philosophie historique des idéalistes, soit qu'ils se réclament d'un dieu unique, ou de multiples idées éternelles, telles que Justice, Liberté, Fraternité, etc...
2
Dieu a été ignominieusement chassé de la nature, les fonctions qui lui étaient attribuées autrefois ont été reconnues propriétés de la matière; depuis le XVIIIº siècle, on essaie vainement de le chasser de l'histoire. Là où l'impitoyable critique des encyclopédistes avait passé, le dieu naïf d'Israël avait fait son temps: dans la tourmente révolutionnaire il fut aboli par décret, comme un simple garde-champêtre. Pour que le peuple acceptât en patience les lourdes misères qu'on allait charger sur ses épaules, les philosophes, les penseurs, les économistes et les politiciens de la bourgeoisie se mirent à l'uvre et fabriquèrent de nouveaux dieux; le dieu des catholiques fut remplacé par les demi-dieux de la mythologie bourgeoise, par le dieu Progrès, par les déesses Liberté, Fraternité, Patrie, Justice, etc. Ils affublèrent ces nouveaux dieux des qualités du dieu détrôné; ils sont immortels et ont pour mission de conduire l'humanité dans la voie de l'avenir; et pour que l'illusion fût complète, ils les firent anthropomorphes, ils les revètirent ainsi que Jésus et Jupiter de la forme humaine. Mais ces dieux de l'Olympe bourgeois sont sans grandeur et sans poésie, ils sont encore plus grotesques que les divinités de la mythologie païenne et chrétienne. Leur caractère illogique et contradictoire éclate aux yeux.
Les prêtres laïques de la bourgeoisie – les philosophes, les moralistes, les économistes et les politiciens – jurent sur leurs erreurs, leurs mensonges et leur charlatanisme que le dieu Progrès préside au développement et au perfectionnement de l'espèce humaine, et que l'actiobn du dieu Progrès se manifeste avec plus d'énergie chez les nations à civilisation capitaliste; et cependant, dans toutes les nations où règne le dieu Progrès, on constate la plus lamentable dégénérescence de l'espèce humaine. Cette opinion n'est pas celle d'un de ces socialistes chagrins et révolutionnaires, mais celle d'un des plus grands savants de la période bourgeoise, le chimiste J.-V. Liebig. "Dans tous les pays de l'Europe, ou règne la conscription, depuis son établissement, la taille moyenne des hommes faits s'est amoindrie et ils sont devenus en général moins propres au service militaire. Avant la Révolution de 1789 la taille minimum du soldat d'infanterie en France était de 165 centimètres; en 1818 (loi du 10 mars) de 157; enfin après la loi du 21 mars 1832 de 156 seulement. Plus de la moitié des hommes sont généralement déclarés impropres au service pour défaut de taille et vices de constitution. La taille militaire était en Saxe, en 1780, de 178 centimètres; elle est aujourd'hui de 155; en Prusse de 157. D'après les données fournies par le Dr Meyer dans la Gazette de Bavière du 9 mai 1862, "il résulte d'une moyenne de 9 ans qu'en Prusse, sur 1000 conscrits, 716 sont impropres au service, 317 pour défaut de taille et 399 pour défaut de constitution. En 1858, Berlin ne put fournir son contingent pour la réserve, il manquait 156 hommes." [4]. Cette opinion sur la dégénérescence de l'espèce humaine dans les pays civilisés n'est pas isolée; Charles Darwin écrit:"Le docteur Beddoe a dernièrement démontré que, pour les habitants de la Grande-Bretagne, la résidence dans les villes et certaines occupations exercent une influence sur la diminution de la taille, que cette diminution de la taille est héréditaire; et que le même phénomène se reproduit aux Etats-Unis. De plus, le docteur Beddoe croit que ce n'est que lorsqu'une race atteint son maximum de développement physique qu'elle atteint son plus haut point d'énergie et de vigueur morales." Le dieu Progrès conduit les peuples à civilisation capitaliste, à la dégénérescence physique et à la dégradation morale [5].
Les bourgeois républicains brûlent d'un amour si ardent pour les trois déesses Liberté, Egalité, Fraternité, qu'ils vont jusque sur les prisons et les bagnes graver leurs noms bénis: ils prouvent ainsi que dans la société capitaliste il y a autant de liberté, d'égalité et de fraternité hors que dans les prisons. La société capitaliste est un immense bagne: sans distinction d'âge et de sexe, la grande masse de la nation, est enfermée dans des ateliers et condamnée à un rude travail quotidien de 10 et 12 heures, pour ne recevoir qu'un salaire de famine. Du temps que le dieu catholique régnait et que la Trinité républicaine n'était pas encore conçue et mise au monde, avant 1789, les ouvriers jouissaient de toute leur liberté les dimanches et les jours fériés, qui étaient au nombre de 38; ils étaient libérés de leurs travaux 90 jours par an, ou un jour tous les quatre jours et demi. Depuis que les trois déesses bourgeoises ont supplanté les saints du calendrier, les patrons, libre-penseurs et catholiques ont aboli les jours fériés, infligent le travail le dimanche, et nourissent plus mal encore leurs ouvriers, puisque la taille diminue [6].
La déesse Patrie a les goûts dépravés de la fille, elle n'ouvre ses bras et n'accorde ses faveurs qu'à ceux qui la battent, la pillent et la trahissent. Les Gambettistes, ces grands patriotes de la politique, ont mis la croix de la Légion dite d'honneur sur la poitrine de Bleichrder, le conseiller financier de M. de Bismarck; ce digne fils d'Abraham, lorsqu'on discutait l'indemnité de guerre, disait à l'impitoyable vainqueur: – "Allez-y carrément, demandez à la France dix milliards; elle n'en sera que trop heureuse d'en être quitte à ce prix." – Ce sont les patriotes de la Finance qui ont exporté les épargnes de la France, et les ont consacrées à outiller militairement et industriellement les nations rivales. – Ce sont les patriotes de l'industrie qui font venir d'Allemagne, de Belgique, d'Autriche la matière première ouvragée pour ruiner la main-d'uvre nationale. – Ce sont les patriotes de l'Académie des sciences morales et politiques et de la Société des économistes qui discutent les moyens d'introduire en France les coolies de la Chine pour affamer et réduire les salaires de leurs compatriotes français.
La déesse Justice autorise et sanctionne les vols que commettent les patrons sur la classe salariée, sous le nom de profits, intérêts, rentes.
L'idéologie bourgeoise qui, comme autrefois Jésus et la Vierge Marie, a servi et sert encore à duper le populaire, commence à faire son temps, le matérialisme économique de Marx lui donnera le coup de grâce.
Mais, diront les économistes, les lois naturelles de l'économie politique ne sont pas des idées pures, mais des lois positives, découvertes par l'observation et éprouvées par l'expérience de tous les jours; ces lois sont éternelles et immuables; et, ainsi que l'écrivait dernièrement le Temps, "les socialistes, comme le serpent sur la lime, useront toutes leurs dents avant de les entamer." C'est dans la croyance en l'immutabilité de ces lois naturelles que se drapent les Beaulieu et les Courcelle-Seneuil pour contempler les misères populaires avec la placidité d'un vivisecteur mettant à nu les organes d'une grenouille. C'est cette croyance religieuse, qui, le 12 de ce mois, faisait dire à M. Courcelle-Seneuil dans l'Académie des sciences morales et politiques:"Admettons comme une vérité que, d'après l'organisme actuel, le pauvre tend à devenir plus pauvre, le riche plus riche; qu'est-ce que cela prouve au point de vue scientifique, au point de vue absolu, universel ? Rien." – A entendre messieurs les économistes, les travailleurs doivent sans murmurer accepter leurs maux et souffrir de faim à côté des richesses qu'ils ont été seuls à créer, ainsi le veulent les lois naturelles de l'économie politique.
Examinons si ces lois naturelles sont si éternelles et si immuables que le prétendent les économistes. Une des plus éternelles et des plus immuables lois de l'économie est la concurrence, la cause de tout progrès, de tout développement social. Mais la concurrence se détruit elle-même; car une industrie ne se développe qu'en se centralisant: les grands organismes de la production moderne, les mines, les filatures, les ateliers de construction, les chemins de fer, les institutions de crédit, etc., sont de gigantesques monopoles, qui ne se sont constitués qu'en supprimant graduellement la concurrence de milliers de producteurs. Certaines industries, la fabrication de la monnaie, le transport des lettres, par exemple, sont soustraites à la concurrence privée et monopolisées par l'Etat. – Pourquoi les Leroy-Beaulieu ne réclament-ils pas que les lettres et la monnaie soient livrées aux hasards et aux fraudes de la concurrence ? Simplement, parce que les capitalistes sont trop intéressés dans la question. La foi des économistes en l'immuabilité de leurs lois naturelles est une foi accomodante; elle leur permet de réclamer, sans vergogne, l'intervention de l'Etat, qui supprime toute concurrence, dès qu'il y a des intérêts bourgeois à sauvegarder.
Une autre des plus immuables et des plus éternelles lois de l'économie politique est la loi de l'offre et la demande, c'est elle qui fixe le prix des marchandises et nombre d'économistes prétendent que c'est elle qui crée la valeur; c'est la loi qui fait marcher le monde. Cependant des sociétés florissantes ont existé où cette loi n'existait pas. Par exemple, au moyen âge, le prix des marchandises n'était pas fixé par la loi de l'offre et la demande, mais par les syndics des corporations; il est vrai que pour messieurs les économistes le moyen âge est une époque au rebours du sens commun – du sens commun des Prud'hommes. – Mais est-ce que même dans notre société capitaliste l'action de la loi de l'offre et la demande n'est pas suspendue par le fait des accaparements ? Il y a environ un an des spéculateurs étaient parvenus à accaparer les huiles de pétrole en France, c'étaient eux et non la loi de l'offre et la demande qui en règlaient le prix; la maison Rothschild, qui possède les plus importantes mines de mercure en exploitation, règle à sa convenance le prix de ce métal. Le prix de transport des lettres est-il réglé par l'offre et la demande ? – Qu'à la suite d'une révolution, la classe ouvrière s'empare du pouvoir politique et nationalise les instruments de production (machines, terre, banques, etc) et immédiatement la loi de l'offre et la demande cessera d'exister, car les produits seront distribués, non suivant les moyens d'achat du demandeur, mais selon ses besoins et l'abondance des produits.
Prétendre que les lois de l'économie politique sont éternelles et immuables, comme les lois de l'astronomie, c'est prétendre que les évolutions des milieux économiques, dont elles ne sont que la résultante sont aussi lentes et aussi insensibles que les évolutions du monde sidéral; c'est avancer une opinion aussi ridicule que si l'on prétendait que la forme de nos culottes et de nos gilets était immuable et éternelle. Les lois de l'économie politique et la forme de nos vêtements sont variables, elles se modifient à mesure que les modes de production et d'échange se transforment.
Il est une autre théorie qui a la prétention d'expliquer les événements historiques; celle-là a reçu l'appui d'anthropologistes et de savants naturalistes; bien que d'origine césarienne, c'est la théorie des races. Certaine race dotée de qualités spéciales serait destinée à envahir la terre et à supplanter les autres peuples. Malheureusement les inventeurs de la théorie ne sont pas encore parvenus à s'entendre sur le choix de cette race. Chaque théoricien croit voir dans sa race la race prédestinée; aussi c'est tantôt la race slave, la race germanique, la race latine, la race mongole qui est proclamée la race supérieure. Mais la théorie des races, qui tend à remplacer l'idée de Patrie, devenue trop étroite, n'est que du vieux retapé, c'est la théorie biblique dépouillée de sa poésie naïve. Ainsi, comme vous le voyez, après être partis de l'intervention d'un Dieu, les historiens et les penseurs de la bourgeoisie sont insensiblement revenus, avec leur dernière théorie des races, au point de départ; car qui aurait doté la race supérieure de ces qualités qui lui assurent la prépondérance, si ce n'est un Dieu placé en dehors et au-dessus de l'humanité.
La philosophie de l'histoire a piétiné dans un cercle vicieux, sans pouvoir jamais en sortir.
Si les historiens et les philosophes ont été impuissants à découvrir les lois qui président à l'évolution des sociétés, c'est qu'ils marchaient la tête dans les brouillards fumeux des fantaisies idéalistes; ils dédaignaient d'étudier les conditions matérielles de l'existence des hommes et des sociétés; ils ignoraient les passions, les besoins et les intérêts qu'elles engendrent; ils considéraient l'homme comme planant au-dessus des circonstances matérielles et trouvant en lui-même ou en des dieux surnaturels les causes de ses actions; pour Hegel, le dernier des grands métaphysiciens, c'était l'Idée qui, s'opposant à elle-même et, faisant la culbute, se développait et engendrait en se déceloppant les phénomènes de la nature et de la société.
Si les économistes, qui, eux, s'occupaient de ces conditions matérielles ont été frappés de la même impuissance, c'est qu'ils étudiaent le monde économique à la façon des idéalistes; les phénomènes économiques et les lois de ces phénomènes étaient étrernels et immuables; ils avaient crainte de rechercher l'action des phénomènes économiques sur la masse humaine, et la réaction de la masse humaine sur le développement de ces phénomènes; ils croyaient ou feignaient de croire que comme l'homme ne peut influencer le cours des planètes, il ne pouvait non plus exercer aucune action sur la marche des phénomènes économiques.
Les phénomènes et les forces économiques ne sont pas immuables, ils suivent une marche évolutive et, parce qu'ils sont de création humaine, leurs transformations sont plus rapides que celles des autres phénomènes de la nature, et l'homme ne cessera d'être leur jouet que lorsqu'il aura compris leurs directions, leurs actions et leurs effets; alors il pourra les contrôler et les faire servir à ses besoins. L'homme a dompté la nature: l'électricité destructive de la foudre est notre domestique à tout faire; elle transmet le mouvement et la pensée, éclaire nos nuits et fera cuire notre pot-au-feu.
La production mécanique qui a centuplé la puissance reproductive de l'homme, qui a été la mère féconde des richesses de la société capitaliste, n'a su encore qu'être le fléau des classes productives; jamais, dans aucune civilisation, le sort des travailleurs n'a été aussi misérable et aussi incertain, les Beaulieu de l'Economie officielle sont seuls à l'ignorer et à le nier; jamais le surtravail de l'homme, de la femme et de l'enfant, qui autrefois demeuraient au foyer domestique, n'a été aussi long et aussi accablant; et cependant la machine-outil abrège le travail humain, elle est un épargne-travail (labor saving machine), disent les Anglais. MM. Les Economistes disent aux ouvriers: Courbez la tête, acceptez docilement votre sort; car, ainsi que le déclarait Jésus, il y aura toujours des pauvres sur la terre, alors même qu'elle regorgerait de richesses. Les économistes aboutissent au fatalisme abrutissant des spiritualistes; au fatalisme de la résignation, du plat-ventre.
Le matérialisme économique de Marx secoue l'homme de la torpeur du fatalisme spiritualiste; il crie au travailleur: Relève-toi, étudie les forces économiques qui t'écrasent; elles sont sorties des mains de l'homme, comme les Dieux de son cerveau, tu peux les contrôler; si tu veux, la machine-outil, cet horrible instrument de torture, deviendra le Dieu rédempteur qui libérera l'homme du travail pénible et qui lui donnera des loisirs pour goûter les jouissances de la chair et de l'esprit.
Le matérialisme économique appelle les prolétariats des nations civilisées à la révolte; il leur ensigne qu'ils ne s'émanciperont que lorsqu'ils auront brisé le moule économique de la société capitaliste. Les sociétés humaines ne se développent qu'en faisant éclater les moules économiques devenus trop étroits pour les contenir. L'esprit humain ne progresse qu'en foulant aux pieds les religions et les philosophies qui l'ont bercé et qui, après lui avoir servi de guide, se transforment en moyen de réaction et de compression.
Depuis que l'humanité est sortie du moule communiste, ce premier berceau des sociétés humaines, les sociétés humaines ont grandi dans trois milieux économiques caractérisés par leur mode de production: l'esclavage, le servage et le salariat.
Le mode de production de ces milieux économiques a créé des intérêts opposés parmi les hommes, et les a divisés en classes antagonistes; ainsi donc, comme l'a si clairement exprimé F. Engels, "la structure d'une société donnée formait toujours la base réelle que nous devons étudier pour comprendre toute la superstructure des institutions politiques et juridiques, aussi bien que des manières de voir religieuses, philosophiques, qui lui sont propres. Ainsi l'idéalisme est chassé de la science historique, la base d'une science historique matérialiste est posée. La route est ouverte qui va nous conduire à l'explication de la manière de penser des hommes d'une époque donnée, par leur manière de vivre, au lieu de vouloir expliquer, comme on l'a fait jusqu'alors, leur manière de vivre par leur manière de penser" [7].
Lors de la mémorable discussion sur l'Unité de composition qui passiona l'Europe scientifique, Geoffroy Saint-Hilaire disait à son illustre adversaire Cuvier, qui attribuait à un Dieu la création des espèces: "Votre science naturelle n'est qu'une collection de faits ... que servent ces matériaux si on ne les utilise, si on ne les assemble dans un édifice". Et il n'en pouvait être autrement, tant que l'on cherchait hors de la nature les causes des phénomènes de la nature. Ce n'est que lorsque Darwin eut ressuscité la grande théorie de Lamarck et de Saint-Hilaire et l'eut rendue irréfutable par un amas formidable de faits et par des découvertes géniales, que l'idéalisme a été chassé de l'histoire naturelle et que la science naturelle est devenue "une science générale et philosophique", ainsi que l'avait prédit Geoffroy Saint-Hilaire. Sa philosophie bouleverse toutes les métaphysiques.
Marx a importé dans l'histoire humaine la théorie des milieux; mais ne croyez pas que le matérialisme de Marx et d'Engels soit une de ces vulgaires adaptations de théories naturalistes à la science sociale dont dernièrement les Darwiniens d'Allemagne, d'Angleterre et de France ont été si prodigues. Non, Marx est le premier en date. Alors que la théorie des milieux dormait de son lourd sommeil, qui commença en 1832, Marx formulait sa théorie de la lutte des classes dans la Misère de la Philosophie, publié en français en 1847 et, l'année suivante, en 1848, Marx et Engels exposaient, dans le Manifeste du parti communiste, la théorie des transformations sociales imposées par les transformations du milieu économique.
Le matérialisme économique de Marx et d'Engels tuera l'idéalisme historique et son abrutissant fatalisme, créera la philosophie de l'histoire et préparera les têtes pensantes du Prolétariat pour la révolution économique qui ouvrira les portes d'un monde nouveau, du monde du travail libre.
Notes
[1] Discours sur l'Histoire universelle, 3e partie, 1er chapitre.
[2] Genèse, Chap. XII, versets 13-16.
[3] Genèse, Chap. XX, versets 2, 14 et 16.
[4] J.-V. Liebig, La Chimie, dans son application à l'agriculture et à la physiologie, 1862.
[5] Charles Darwin, Descent of Man, vol. I
[6] Les de Mun et les Calla ont remis à flot le socialisme chrétien ; s'ils ne veulent pas que l'on prenne leur socialisme de sacristie pour une duperie, ils devraient commencer par obliger leurs amis catholiques, les Chagots et autres cagots, à rétablir dans leurs ateliers le repos du dimanche et des jours fériés.
[7] F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique.
1
Toute classe régnante maintient son oppression par la force brutale et par la force intellectuelle.
La religion est une des principales forces intellectuelles qui courbent sous le joug la classe opprimée. Au XVIIIº siècle la Bourgeoisie, était la classe subalterne, elle luttait contre l´aristocratie soutenue par le clergé; elle était alors voltairienne et jouait même à l'athéisme : mais sitôt qu´elle devint classe régnante, elle tourna casaque et revint dare dare, à la foi de ses pères; elle n´avait plus à craindre l´oppression de la religion, mais à l´utiliser, Elle rétablit par décret, Dieu, qu´elle avait aboli par décret ; elle releva ies autels qu´elle avait renversé et salaria les prêtres qu´elle avait dépouillés et persécutés.
Les prêtres se montrèrent des serviteurs remplis de basses complaisances. Aussi ne doit-on pas s´étonner de trouver dans les districts industriels la gent patronale la plus profondément encagotée et la prêtraille catholique et protestante la plus corruptrice de l'intelligence ouvrière, Le prêtre sert qui finance : il prend pour devise le refrain de la spirituelle chanson de Béranger :
N ' saut´ point-z à demi,
Paillass´, mon ami,
Saute pour tout le monde !
Mais la religion chrétienne e avait beaucoup perdue de son antique influence, pour réparer ses pertes et pour l´aider dans son œuvre d´oppression intellectuelle, les philosophes et les politiciens de la Bourgeoisie forgèrent les Dieux Progrès, Travail, Liberté, Patrie, etc., de la religion libre-penseuse ; les économistes découvrirent leurs éternelles lois naturelles et doublèrent l´abrutissant fatalisme religieux du non moins abrutissant fatalisme économique. Malthus, qui combinait en lui le prêtre et l´économiste, formula sa loi de la population et enseigna que comme la prévoyante Providence n´avait pas préparé des vivres p o u r tous les hommes, les uns devaient crever de faim, pour que les autres crevassent d´indigestion.
La Bourgeoisie trouve que cette trinité religieuse (la religion chrétienne, la religion libérale, la religion économique), ne suffit pas pour comprimer intellectuellement la classe salariée, elle essaie d´étayer sa suprématie Economique et politique de théories scientifiques.
L'Eglise, ignorante et grossière, fulminait ses anathémes contre les sciences naturelles, ces inventions du diable ; et allumait ses bûchers pour les savants, ces sorciers, ces suppbts de l´enfer. La Bourgoisie tout aussi ignorante mais plus roublarde les utilise ; elle les enrégimente à son service. Les sciences naturelles ont dompté les forces de la nature et les ont soumises à son usage ; deux forces, de découverte relativement récente, l'élasticité de la vapeur d´eau et l'électricité sont parmi des plus puissants agents de sa fortune. La Bourgeoisie ne brûle plus les savants, elle les exploite ; dans les grandes entreprises industrielle; et agricoles, des chimistes, des ingénieurs et des agronomes concourent comme de simples prolétaires à son enrichissement. Mais elle attend encore autre chose des sciences naturelles ; elle entend faire de leurs théories les plus hardies des moyens d´oppression intellectuelle. – La Bourgeoisie veut que toutes les forces intellectuelles rivent à la misère la classe salariée.
Charles Darwin, le plus grand naturaliste de notre époque et un de ses plus profonds penseurs, qui réveilla de son long sommeil la théorie de Lamark et de G. St-Hilaire, qui lui infusa une nouvelle vie, qui la fit triompher, essaya de prouver que les inégalités sociales étaient des fatalités naturelles. Des savants de deuxième et de dixième ordre, qui vivent sur les idées des hommes de génie, comme la vermine sur la peau des lions, emboitèrent le pas : ils martyrisèrent leurs cerveaux pour démontrer que la théorie darwinienne était la plus écrasante réfutation du socialisme moderne : dans la lutte pour la vie, disent-ils, la victoire n´apparterant qu´aux mieux doués, qu'aux mieux adaptés (to the fittest), les jouissances de la terre doivent appartenir de droit à l´inutilité des incapables de la classe possédante ; les situations les plus élevées de la nation doivent revenir à l´extraordinaire intelligence des Thiers, des Mac-Mahon, des Napoléon III ; les richesses de la société doivent échoir en partage à l'honnêteté native et acquise des Bonthoux et des tripoteurs de la Bourse ; les dividendes des chemins de fer, des mines, des usines, doivent être empochés par la fainéantise des actionnaires et des obligatiares ; mais la misère et la dégradation morales et physiques doivent récompenser le travail, l'énergie et l´intelligence des producteurs.
Les Haeckel du Darwinisme, qui pour mériter les bonnes grâces des capitalistes, ont voulu rabaisser la science au niveau d´une religion, n´ont que prouvé, ce que les socialistes savaient déjà, qu'en fait de servilisme les savants valent les prêtres; et qu´ils avaient bien agi, ces révolutionnaires du siècle dernier, qui avaient tranché la tête de Lavoisier, ce père de la chimie moderne et ce complice des financiers qui ruinaient la révolution. Les Darwiniens de France, d´Allemagne et d´Angleterre ne réussiront pas à falsifier les ensei-gnements de la science jusqu'à en faire des moyens d´oppression intellectuelle. La science a toujours été et continuera toujours à être révolutionnaire ; elle déracinera les préjugés semés à larges mains par la classe possédante pour soutenir son pouvoir chancelant. Cette théorie darwinienne, qui devait consacrer scientifiquement l'inégalité sociale, arme au contraire les matérialismes communistes avec de nouveaux arguments pour appeler à révolte les classes opprimées contre cette société barbare, où ceux qui sèment la richesse ne récoltent que la pauvreté, où toutes les récompenses sociales sont emportées les plus incapables et les plus inutiles, où les lois de l´évolution organique sont ignorées, méconnues et contrecarrées.
Puisque des Darwiniens ont accepté le rôle des Freppel de la religion, des Gambetta du libéralisme et des Malthus de l'économie, et qu´ils déclarent que les lois de la nature, ainsi que les lois de Dieu, de la politique et de l´économie condamnent le travailleur à l'infériorité sociale, je dois dans ce cours d'économie sociale critiquer la sociologie de messieurs les naturalistes, ainsi que j´ai critiqué l'idéalisme historique et économique ; mais auparavant je dois vous exposer à grands traits la théorie Darwinienne avec ses mérites et ses imperfections.
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Il était commode et à la portée des pauvres d´esprits, à qui le royaume des cieux est promis, d´expliquer la création des plantes et des animaux par l´intervention d´un être imaginaire : rien de plus simple en effet, la providence divine, si prévoyante, avait créé les plantes pour la nourriture des animaux et ceux-ci pour celle des hommes; certains faits s´inscrivaient en faux contre cette agréable théorie : des plantes empoisonnaient les animaux et il arrivait aux lions de manger le berger avec les moutons; mais c'étaient là des faits insignifiants, que l´on négligeait. Quand la géologie exhuma des entrailles de la terre des squelettes et des empreintes d´animaux disparus, qui semblaient être les ébauches des animaux existants, elle dérangea un peu les idées admises. Les savants qui, comme le grand naturaliste Agassiz, admettaient que " chaque espèce existante était une idée incarnée de la divinité " déclarèrent que les ptérodactyles et les autres animaux fossiles étaient des " types prophétiques ". " L'idée archétype disait l´anatomiste Owen, s´est sur notre planète manifestée en chair et en os sous différentes formes modifiées, bien longtemps avant l´apparition des espèces animales, qui devaient lui servir d´exemples " [1]. Les types prophétiques d'Agassiz et l´idée archétype d'Owen se nanifestant dans des formes successives et imparfaites avant de parvenir à la perfection qui est l´animal existant, ne sont en définitive que la paraphrase grandiloquente de l´explication grossiére mais naïve du XVIIIº siècle : Dieu, disait-on alors, avait d´abord modelé préalablement les formes animales et les avait animées ensuite, les fossiles étaient les informes ébauches non animées et rejettées. Les fossiles étaient donc autant de témoignages de la maladresse du Tout-Puissant.
La théorie divine de la création devenait d´un grotesque de plus en plus réjouissant à mesure qu´on en généralisait l´application. Bernardin de Saint-Pierre, qui retrouvait le doigt de Dieu dans toute la nature, découvrait que les côtes du melon et de la citrouille empotironnaient une idée de la divinité : elles indiquaient au père de famille comment il devait diviser le melon entre ses enfants et les cotes plus nombreuses de la citrouille comment il devait le partager avec ses voisins. L´excellent philanthrope que ce bon Dieu ! Il enseignait qu´on devait manger en famille le fruit succulent, et distribuer généreusement des tranches de citrouille aux amis.
Des objections nombreuses et embarassantes surgissaient avec le progrès des sciences. Au moyen âge les théologiens discutaient aussi longuement et aussi gravement que nos économistes sur l´harmonie des intérêtes économiques, pour savoir si Adam avait possédé un nombril. Dieu, disaient les uns, ne peut faire rien d´inutile; or le nombril d´Adam était inutile puisqu´il n'était pas né d'une femme; donc il n´en possédait pas. Dieu, répliquaient les autres, ne peut faire rien d´incomplet : or, si Adam n´avait pas eu de nombril il aurait été incomplet ; donc, il en possédait un. Rabelais, notre incomparable railleur, fait discuter ses buveurs pour savoir qui est née la première : l'idée ou l´envie de boire. Les théologiens, qui avaient autant de temps à perdre en discussions oiseuses que nos économistes, auraient été cependant épouvantés s'ils avaient connu le nombre d´organes inutiles que l´anatomie a trouvé dans le corps humain et sur lequel il aurait fallu discuter à perte de vue.
Dans son mémoire sur l´aile de l´autruche, G. Saint-Hilaire dit :
" Ces rudiments de fourchette n´ont pas été supprimés, parce que la nature ne marche jamais par sauts rapides et qu´elle laisse toujours des vestiges d´un organe, lors même qu'il est tout à fait superflu, si cet organe a joué un rôle important dans les autres espèces de la même famille. Ainsi se retrouvent, sous la peau des flancs, les vestiges de l'aile du castor; ainsi se voit, chez l´homme, à l'angle interne de l' œil, un boursouflement de la peau qu´on reconnaît pour le rudiment de la membrane nictitante dont beaucoup de quadrupèdes et d´oiseaux sont pourvus. " Ces organes qui, chez l´homme sont rudimentaires parce qu´inutiles, mais qui chez les animaux sont développés par l´usage sont autant de preuves qui démontrent que l'homme est le descendant de ces animaux, dont il n'a pas su ou n´a pas pu conserver en parfait état l'héritage.
Une autre science nouvelle, l´embryologie, allait révéler des faits encore plus étranges. Les spiritualistes ont attaché une importance capitale à l´appendice caudal; la queue était l´organe qui séparait l´homme du reste des animaux; le manque de queue chez l´homme était le signe de sa supériorité. Misérable supériorité, qui était suspendue à une queue! Un instant ils eurent une peur effroyable de perdre cette précieuse preuve de l´origine divine de l´homme : des voyageurs assuraient avoir rencontré dans l'intérieur de l'Afrique des nègres, les Nyam-Nyam, ornés de cet élégant et utile appendice : vérification faite, on decouvrit que cette prétendue queue n´était qu´un ornement qu´ils fixaient à leur derrière, comme nos belles dames leurs tournures. Les spiritualistes n´avaient pas raison de se rejouir ; l´embryologie demontrait que si l´homme ne possédait pas de queue, c´est qu´il l´avait perdue, non à la bataille, mais dans le ventre de sa mère : en effet, chez le f œtus, le coccyx se projette librement, comme une véritable queue, bien au delà des jambes rudimentaires. L´absence de poils, sauf sur certaines parties du corps, distinguait l´homme; mais on sait qu´à l´état fétal jusqu´à l'âge de six mois le corps humain est couvert d´une abondante toison. Personne ne nie aujourd´hui que l´homme, ainsi que le singe, le chien, ne sorte d´un œuf et que dans sa vie intra-utérine il ne présente de grandes analogies avec les autres espèces animales, dont il récapitule plus ou moins complètement les phases de developpement.
Le développement de l´homme, ou de tout autre animal, ne semblerait être que la récapitulation des phases de dèveloppement des animaux qui l´ont précédé dans la série; ou, ce qui revient au même, les espèces animales inférieures ne sont que des phases de développement des espèces supérieures [2], comme l'esclavage, le servage et le salariat ne sont que des phases du developpement social.
A mesure que les sciences progressaient la splendeur des cieux et les beautés de la nature proclamaient de moins en moins la gloire de Dieu ; à qui il restait cependant les monstres pour révéler sa toute-puissance. " Le monstre, écrivait fièrement l´ex-athée Chateaubriand, dans le Génie du Christianisme, est un échantillon de ces lois du hasard qui selon les athées doivent avoir enfanté l´univers. Dieu les a permis pour nous apprendre ce que c´est que la création sans lui. " St-Hilaire a enlevé à Dieu cette pauvre petite preuve de sa toute-puissance, en démontrant que le monstre n'était pas un phénomène en dehors des lois naturelles, qu´il était simplement un être chez lequel ne s'étaient point accomplis toutes les transformations pour arriver à son type normal, un être qui avait subi un arrêt de développement.
Tandis que l´embryologie dévoilait la marche évolutive des animaux, l'étude des organismes développés démontrait que, quelque forme qu´un organe affecte, il reste toujours composé par les mêmes éléments modifiés, au point d'être parfois méconnaissables. Ainsi la carapace du homard est son squelette, il vit au dedans de son squelette au lieu d'être bâti dessus ; la poche des kangourous femelles est un repli de la peau qui a beaucoup de profondeur, la trompe de l'éléphant un prolongement excessif de ses narines ; la corne du rhinocéros, un amas considérable de poils qui adhèrent entre eux. Aristote avait déjà remarqué que "la plume étant à l´oiseau ce que l'écaille est au poisson, on peut comparer les plumes et les écailles et de même, les os et les arêtes, les ongles et la corne, la main et la pince de l´écrevisse. Voilà de quelle manière les parties qui composent les individus sont les mêmes et sont différentes." [3].
Ces faits nouveaux renversaient la théorie divine et engendraient une idée nouvelle que Oken formulait ainsi: "l´homme n´a pas été créé, il s´est développé."
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Du moment que l´on rejetait l'hypothèse de Dieu, on devait, pour expliquer les phénomènes de la vie, recourir à l´action des forces de la matière; on devait attribuer la création des plantes et des animaux et leurs transformations à l´action du milieu cosmique, du monde ambiant, disait G. Saint-Hilaire. On pouvait, avec un Dieu créateur, se rendre compte de tout, sans grand cassement de tête. Ainsi les hommes avaient été créés pour gorger de sang les puces et les punaises ; les travailleurs pour gorger de jouissance les oisifs; les locataires pour payer des loyers, les propriétaires pour les empocher, etc, etc ; la théorie matérialiste du monde supprime ces explications aussi aisées que concluantes. Les naturalistes modernes, s´ils se rapprochent des prêtres par leur servilité, ne sont pas dotés de cette ignorance bénie qui permet aux gens religieux de se lancer si hardiment dans la bêtise; ils doivent rechercher péniblement les principaux agents naturels de l'évolution organique sans prétendre pouvoir donner la raison de tous les phénomènes : à Charles Darwin revient l´honneur d´avoir découvert plusieurs de ses agents et d´en avoir démontré l'action pour la formation des espèces.
Darwin eut l´avantage de vivre dans la terre classique des éleveurs; il remarqua que les animaux domestiques étaient sujets à des nombreuses variations, qui, lorsqu'elles attiraient l´attention d´un éleveur, étaient cultivées et fixées. Huxley cite un exemple caractéristique; -les moutons du Massassuchets avaient le diable aux jambes; pas de haies si hautes qu´ils ne franchissaient; les fermiers se désespéraient de ne pouvoir les parquer. Un jour, une brebis mit bas un bélier à jambes très courtes. Je tiens le remède à l´ardeur capricante de mes moutons, se dit le propriétaire du troupeau. Il éleva soigneusement ce bélier courte-jambes et s´en servit comme animal reproducteur; au bout de quelques années il ne possédait que des moutons courtauds, ayant perdu les qualités sautantes de leurs ancêtres. Les voisins l´imitérent et aujourd´hui il existe en Amérique une race de moutons bassets; comme chez nous il en existe une de chiens bassets. Les mêmes phénomènes se produisent chez les animaux sauvages. Dans une portée de louve ou de lapine, les petits, bien que ressemblants, ne sont pas égaux; ils se différencient plus ou moins considérablement ; le plus goulu, par exemple, tétant le plus longuement la mère, devient le plus rapidement fort et habile à fuir les dangers qui le menacent et à se procurer la nourrilure : il a plus de chances que les autres d´atteindre l'âge adulte, de se reproduire et de faire souche de famille ; par conséquent de transmettre les qualités gloutonnes qui ont assuré sa supériorité. -Les dindons sauvages sont de terribles marcheurs; la dinde traverse des distances énormes suivie de sa famille dindonnante ; les poussins trop faibles pour exécuter ces courses restent en route et meurent; tandis que les jeunes dindons à jarrets d'acier résistent et transmettent leurs qualités. La nature n´est ni morale, ni bonne, ni intelligente, ses forces aveugles suppriment impitoyablement les faibles et ne laissent vivre que les forts.
Les plus petites variations d´un organe qui donnent à un animal un avantage sur ses concurrents sont conservé et se transmettent de père en fils pendant des générations, se développent : ainsi l´on peut expliquer les griffes acérées du lion, leur arme offensive; et la crinière abondante, qui comme un bouclier protège leur poitrine. -Les animaux assument la couleur des objets au milieu desquels ils vivent, les caméléons sont verts comme les feuilles des arbres ; les poux blanchâtres comme le cuir chevelu; cette similitude de couleur est une protection contre leurs ennemis ; les femelles des oiseaux, qui doivent pendant l´incubation rester immobiles, seraient facilement signalées aux oiseaux de proie si elles avaient le brillant plumage des mâles. Etc, etc.
Il y a donc une sélection naturelle entre les animaux à l'état de nature : ce sont les mieux doués, les mieux adaptés à leur milieu naturel, qui triomphent dans la lutte pour la vie. La sélection naturelle, diffère de la sélection artificielle, que fait l'éleveur, en ceci : que l´homme en choisissant et en développant une qualité chez un animal, ne songe qu´à l´utilité que lui présente cette qualité: souvent même il sacrifie l´animal: ainsi la graisse développée chez les porcs domestiques leur est nuisible ; la sélection naturelle, au contraire, ne préserve que les qualités utiles à l´animal. C´est parce que les forces de la nature sont inintelligentes que leurs résultats sont intelligents.
Mais dans la nature des forces intelligentes agissent : partout où il y a choix, détermination il y a forcément action intellectuelle. Les papillons qui voltigent dans un champ ou dans un parterre choisissent, sélectent les fleurs sur lesquelles ils doivent se poser: et il est fort heureux pour nous qu´ils aient le même goût qua nous pour les couleurs; car ce sont eux qui ont préservé et développé la coloration éclatante des fleurs : en effet, en voltigeant de fleur en fleur, ils transportent le pollen et les fécondent ; et l´on a remarqué que ce sont les fleurs les plus vivement colorées qui sont de préférence visitées par leur volage entremetteur. Les oiseaux ont, eux aussi, le sens de la beauté très développé; les mâles, en courtisant leurs femelles, font la roue et paradent leurs plus éclatantes plumes; les singes qui dans la série animale sont les ancêtres les plus rapprochés de l´homme étalent aux yeux admiratifs de leurs amoureuses leur anus entouré d´auréoles brillamment colorées. Monsieur Cousin, où le Beau, cet attribut de Dieu, va-t-il se nicher?
Les plantes et les animaux n´auraient pu se développer s´ils n´avaient possédé cette propriété -pleine de mystères plus insondables que ceux des religions – l'hérédité, qui leur permet de transmettre les qualités acquises : tout être organisé est un accumulateur des qualités de ses ancêtres; il est un conservateur qui lutte, conserve et transmet même des organes dont il a perdu l´usage.
La sélection, naturelle et sexuelle, cette découverte géniale de Darwin ne peut donner la clef de tous les phénomènes de la vie; il en est de nombreux qui échappent à son explication ; Darwin était le premier à le reconnaître. Je ne citerai qu´un exemple : l´organe vocal du perroquet , si extraordinairement flexible, ne lui est d'aucun usage à l´état naturel; ses étonnantes capacités n'apparaissent que lorsque l´animal entre dans la société de l´homme.
Pour comprendre d´une manière confuse certains phénomènes des êtres organisés, il faut recourir à la loi du balancement des organes, que Saint-Hilaire appelait la loi de subordination des organes et que Cuvier formulait ainsi : " Tout être organisé forme un ensemble, un système unique et clos, dont les parties se correspondent mutuellement et concourent à la même action définitive par une réaction réciproque. Aucune de ces parties ne peut changer sans que les autres ne changent aussi [4]." Par exemple, la forme des dents d´un animal ne peut se modifier sans entraîner des modifications plus ou moins profondes dans les machoires, les muscles qui les font mouvoir; dans les os du crâne auxquels ils sont reliés: dans les os et les muscles du cou, des jambes; dans le mode de nutrition de l´animal, par conséquent dans la longueur et la forme de ses intestins, en un mot dans toutes les parties de son corps. -Probablement la formation d´organes, tels que l´appareil vocal des perroquets, est la conséquence de la transformation de ses pattes, de ses ailes ou de tout autre organe, qui ont dû se modifier pour s´adapter aux conditions du monde ambiant.
Si tout être organisé forme un système dont les parties sont si intimement liées, qu´une seule ne peut être touchée sans que les autres ne soient ebranlées, le milieu cosmique, avec sa faune, c´est-a-dire ses animaux, et sa flore, c´est-à dire ses plantes, constitue un système vaste et sans limites, mais dont toutes les parties sont non moins intimement liées. Le milieu cosmique ne peut se modifier sans réagir sur les animaux et les plantes qui l´habitent; et réciproquement les plantes et les animaux ne peuvent se modifier sans réagir sur leur milieu cosmique. Les forêts, par exemple, ont une influence marquée sur la température d´un pays, sur la quantité d´eau qu´il reçoit et sur la formation de sa terre végétale. Darwin a signale des réactions dues à des êtres infiniment petits et à des causes excessivement triviales. Les vers, qui mangent de la terre, élaborent la terre végétale et la ramènent à la surface, ensevelissant sous leurs excréments filiformes les cailloux qui la recouvrent; – l´amour que les vieilles filles de villages ont pour les chats, qui croquent les souris des champs, qui détruisent les ruches des abeilles et des frelons, qui, lorsqu´ils
butinent, transportent le pollen et concourent à la fertilisation des plantes et à leur multiplication, agit indirectement sur l'humidité de l'atmosphère : ainsi, si le milieu ambiant détermine sa flore et sa faune, les plantes et les animaux recréent les milieux cosmiques qui leur ont donné naissance. Et c´est en présence de tels phénomènes de réaction des êtres vivants sur le milieu cosmique, que les économistes avancent que les hommes ne pourront modifier les lois du milieu économique qu'ils créent de toutes pièces.
Les plantes et les animaux d´un même milieu agissent et réagissent les uns sur les autres par le fait de leur association, ainsi que les parties d'un même organisme s´influencent réciproquement. Kant avait déjà observé que les arbres des forêts n´ont pas les formes rabougries, contournées, des arbres qui, croissant en plein champ, sont battus par les vents ; ils se protègent mutuellement et s'élancent en troncs droits à la recherche de l´air et de la lumière. Le botaniste Nagëli attire l'attention sur ce que les plantes vivant en touffes sont plus susceptibles que les autres d´offrir des variations. "Certaines plantes des Alpes, dit-il, se sont modifiées les unes les autres, et présentent si je puis m´exprimer ainsi de types sociaux particuliers, qui diffèrent dans chaque groupe et par conséquent dans chaque voisinage. Ce fait prouve incontestablement que leurs formes se sont altérées depuis qu´elles se sont associées."
Cette action et réaction des êtres organisés les uns sur les autres est encore plus puissante chez les animaux que chez les plantes ; elle altére leurs organes et fait apparaître chez eux des qualités morales anti-naturelles et inconnues auparavant. On sait combien l´amour maternel est puissant chez les animaux : si les mâles négligent leurs petits, comme les bourgeois leurs bâtards ; si parfois ils les dévorent, les industriels, qui exercent le droit de cuissage sur leurs serves d´atelier, se contentent de les exploiter ; les femelles au contraire les protègent, les soignent, des insectes leur donnent leur corps en pâture : cependant les reines des abeilles, qui ne sont que les mères des ruches, tuent elles-mêmes leurs filles pour ne point amener de troubles dans la ruche ; elles sacrifient leur sentiment maternel à la tranquillité de la collectivité ; c'est à un sentiment analogue qu'obéissent les filles-mères qui commettent des infanticides; elles ne veulent pas offusquer les consciences et exciter l´indignation morale de leurs amies et connaissances. L´association amortit et éteint même un autre sentiment encore plus nécessaire à la conservation de la vie, que l´amour maternel, – l'égoïsme individuel, qui, chez les animaux, est aussi férocement développé que dans le c œur des bourgeois les plus civilisés. Chez les singes, les éléphants, les buffles, chez tous les animaux qui vivent en famille, les mâles les plus forts se portent toujours là où il y a du danger et se sacrifient pour protéger les petits, les femelles et les faibles de la collectivité.
Vous le voyez, les forces qni dans la nature ont agi et agissent pour créer et développer la vie sont nombreuses et différentes ; je n´ai pas la prétention dc les avoir énumérées toutes ; et les naturalistes n´ont pas la prétention de les avoir découvertes toutes; cependant quand ces messieurs, se dépouillant de leurs méthodes scientifiques, se métamorphosent en sociologues, – ce mot est de leur invention, il leur faut appliquer, il est assez laid, – ils font abstraction des forces multiples qui agissent dans le monde naturel, pour ne conserver qu´une seule, la concurrence vitale, la lutte pour l´existence. Ils châtrent leur science pour qu´elle puisse faire l'apologie de la société capitaliste.
La concurrence vitale des naturalistes n'est que le reflet dans leur cerveau de ce qui se passe dans le monde économique ; elle n´est que l´extension au monde végétal et animal de la concurrence industrielle et commerciale que déifient les économistes. Darwin au moins était conscient du fait : dans son Origine des espèces, il avoue que l'idée de la sélection naturelle ne germa dans son cerveau qu´après la lecture du livre de l´économiste Malthus. Mais, en important dans la science sociale leur concurrence vitale, les darwiniens qui se croient si malins, ne font en définitive que restituer ce qu´ils ont pris et que rabâcher naturalistement la leçon des économistes ; et ils ignorent que leur nouvelle théorie de la formation des espèces basée sur la concurrence vitale est une éclatante confirmation du matérialisme économique de Marx, qui dit que les religions et les philosophies plongent leurs racines clans le terrain économique. En effet, c'est une étrange coïncidence que la théorie darwinienne ait été formulée en Angleterre, dans le pays où la concurrence économique avait atteint son plus haut point de développement, qu´elle été si universellement admise clans tous les pays où régnait cette concurrence économique et qu´elle soit devenue pour les classes régnantes un moyen d´expliquer les inégalités sociales, et de condamner, au nom de la nature les producteurs à la misère et à la dégradation.
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Maintenant examinons ce que vaut cette fameuse concurrence vitale et au point de vue naturaliste, et au point de vue social.
Nous avons vu qu´elle était impuissante à expliquer nombre de phénomènes (organe vocal des perroquets, sentiments anti-maternels, anti-égoïstes, etc.) Mais il reste à savoir si la concurrence vitale aboutissant à la survivance du mieux adapté au milieu ambiant est toujours une cause de progrès organique. La victoire, le terrain demeurent à l´animal le mieux adapté, c´est un fait indéniable; mais est-ce que l'animal le mieux adapté est toujours l´animal le mieux doué, le plus développé ? Est-ce que souvent ce n´est pas l´animal le plus délicatement organisé, qui, incapable de s´accommoder à des conditions inférieures de vie, cède la place, en est le vaincu? – Darwin signale le fait; Ray Lankester l´a mis complètement en lumière. "On ne peut douter, dit-il, que souvent la sélection naturelle agit sur une race d´animaux dans le sens de la réduction de la taille. La petitesse de certains animaux favorisant leur survivance, ils ont été dans plusieurs circonstances, réduits à des proportions microscopiques. Mais cette réduction, poussée à l'extrême, aboutit à la perte ou à la suppression de quelques-uns des plus importants organes. Les besoins d´un très petit animalcule sont limités, comparés à ceux d´un grand animal ; et l´on trouve souvent que le c œur et les vaisseaux sanguins, les branchies et les reins, outre des jambes et des muscles ont été perdus par les descendants réduits et dégénérés d´une race plus grande" [5]. Et, comme exemple de cette espèce de dégénérescence, Ray Lankester cite les rotifères, les polyzoaires, etc. Ainsi donc même dans le règne animal la lutte pour l´existence n´est pas toujours une cause de progrès, et elle est parfois une cause de dégénérescence.
Voyons quel pourrait être son rôle dans les sociétés humaines.
L´animal sauvage est seul à bénéficier des qualités qu´il acquiert. L´homme civilisé est-il dans le même cas ? Les moutons de l´Afrique méridionale ont acquis la propriété d´emmagasiner de la graisse dans leur queue, les Hottentotes l´accumulent dans leurs fesses : les moutons et les Hottentotes vivent sur leur graisse aux époques de disette. Un laboureur produit plus de blé qu´il ne peut consommer pendant l'année; mais comme il ne l´engrange pas sous sa peau, il ne le trouve pas quand il en a besoin. Ainsi que les abeilles de leur miel, le laboureur est volé du fruit de son travail par le propriétaire foncier et d´autres bêtes de proie.
Des dents aiguës et des griffes acérées sont les instruments de travail des lions, c´est-à-dire leurs moyen de se procurer des vivres ; la ruse est l'instrument de travail des renards; mais comme ces instruments sont parties intégrantes de leur corps, ils ne peuvent être tournés contre eux par d´autres animaux. Mais les instruments manufacturés par l´homme ne sont pas incorporés en lui ; les pensées de son cerveau peuvent être extériorisées et matérialisées dans des livres, dans des inventions mécaniques, des découvertes chimiques, etc. Les instruments et les pensées peuvent être appropriés par le capitaliste, qui les tourne contre leurs propres créateurs. Les inventions ruinent les inventeurs, mais enrichissent les industriels et les capitalistes, qui n´ont inventé que l'art de voler les inventeurs. Les chemins de fer rapportent de maigres salaires aux ouvriers qui y travaillent nuit et jour; mais de gras dividendes aux actionnaires, qui n´y travaillent que lorsqu´ils détachent leur coupons et passent à la caisse.
Ainsi donc la concurrence vitale de Messieurs les darwiniens ne peut expliquer le développement humain, parce que les conditions d´existence des hommes sont différentes de celles des animaux et des plantes.
Cela avait réussi à Darwin de transporter dans sa propre science une théorie économique, la théorie de la population de Malthus ; mais les Darwiniens ont pitoyablement échoué en retransportant gauchement leur théorie de la survivance dans la science sociale, qu'ils connaissent comme un bûcheron la botanique. Les hommes sont des bêtes, d´accord ; la société capitaliste, basée sur la concurrence économique, est bestiale, rien de plus vrai ; mais ce ne sont pas des raisons suffisantes pour croire que la concurrence vitale parmi les hommes présente les mêmes caractères que parmi les dindons et les huîtres.
Dans les sociétés humaines, depuis qu´elles sont sorties du premier moule communiste, la lutte pour l´existence revêt deux formes, la forme individuelle ou la lutte d´individu à individu, et la forme collective, ou la lutte de classe à classe ; et c´est un des grands mérites de Marx et d'Engels d'avoir, dès 1847, analysé ces deux formes de la concurrence vitale parmi les hommes.
Notes
[1] Owen, Nature of limbs, 1849.
[2] Serres, dans son Anatomie comparée du cerveau, dit " que les poissons sont, pour un grand nombre de leurs organes, des embryons permanents des classes supérieures. "
[3] Aristote, Histoire des animaux, trad. Camus, tome 1er.
[4] G. Cuvier, Discours sur les révolutions de la surface du Globe.
[5] Ray Lankester, Dégénération : a chapter in Darwinism, 1880.
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L´homme vit dans deux milieux : le milieu cosmique, ou naturel, et le milieu économique, ou artificiel, ce dernier créé par l´art humain. Les actions et réactions combinées de ces deux milieux déterminent l'évolution de l´homme et de ses sociétés.
Tant que l´homme demeure un être organisé, se distinguant à peine des autres animaux par certaines qualités et certaines habitudes, on peut le considérer comme le produit immédiat des forces qui agissent dans la nature.
L´homme préhistorique, l´homme de l'âge de pierre, tel que nous le montrent, par analogie, les peuplades sauvages encore existantes de l'Océanie, de l'Amérique et de l´Afrique, ne subissait que l'influence du milieu naturel. En effet, il ne vivait que dans la nature; il allait nu; dans les climats froids, il portait parfois suspendu à son cou une peau de bête, qu´il passait par devant ou par derrière, suivant la direction du vent; il ignorait l´usage des métaux; connaissait à peine celui du feu ; batissait ses abris avec des branches d´arbres, ainsi que le chimpanzé; se servait, pour tout engin et toute arme, de pierres et de bâtons, ainsi que certains singes; n´avait pas encore fabriqué de poterie allant sur le feu ; n´avait élaboré qu´une langue tellement rudimentaire qu´elle ne possédait ni le verbe être, ni des mots génériques tels que arbre, couleur, chaleur, etc.; et n'était parvenu qu'à un développement intellectuel si inférieur, qu'il ne pouvait compter au delà de trois ou de quatre. Pour expliquer la formation des diverses races humaines de ces époques primitives, le naturaliste peut, ainsi qu´il le fait pour la formation des autres espèces animales, ne recourir qu'à l'action des forces de la nature. La concurrence vitale, la lutte pour l´existence, telle qu´elle existe chez les animaux, était la loi des hommes primitifs. Pour poursuivre une proie et la saisir, pour disputer et emporter une femelle, ils employaient l'élasticité et la force de leurs bras et jambes; ils déchiraient leurs ennemis avec leurs dents et leurs ongles, les frappaient avec des pierres ou des bâtons; le vainqueur était le plus fort, le plus habile, le mieux doué,
Mais cette concurrence vitale, animale, se modifie et revêt d´autres caractères, même dès les temps préhistoriques ; dès que l´homme découvrit l´art de travailler les métaux, dès l'âge de bronze, les hommes ne se battirent plus seulement avec leurs armes naturelles ; ils possédaient des armes artificielles, et celui qui l´emportait dans le combat n'était pas toujours le plus fort, mais le mieux armé. Ainsi, pour nombre d´anthropologistes, il est à peu près certain que les hommes de l'âge de pierre qui habitaient l´Europe ont été exterminés et remplacés par une autre race d´hommes venant de l´est et connaissant l´usage du bronze. A l´appui de leur opinion, ils citent que les épées de bronze, partout où on les rencontre, en Irlande, en Ecosse, en Norvège, en Allemagne, etc., sont non seulement de même genre, mais identiques; on les dirait toutes coulées par le même fondeur. Elles ne diffèrent entre elles que par leurs ornements gravés ; les épées de bronze du Danemark portent des spirales, celles trouvées plus au sud sont ornées de lignes et de ronds. La poignée est petite, ce qui semblerait indiquer que les hommes qui les maniaient et qui avaient vaincu les hommes de l'âge de pierre avaient de petites mains.
Ce qui s´est passé dans les temps préhistoriques se répète de nos jours. Lorsqu´un Stanley, un de Brazza, ou tout autre voleur civilisé, entre en lutte avec un nègre du Congo, la victoire ne reste pas au plus fort, au plus agile, au plus courageux, mais au revolver et à la poudre. Il en est de même sur les champs de bataille de l´industrie. Lorsque les tisserands à bras disputaient le marché aux tisseurs de la grande industrie, le terrain ne resta pas à l´ouvrier le plus énergique, le plus laborieux, le plus habile, mais au métier mécanique et à la force motrice de la vapeur. Donc, dans les sociétés humaines, les choses se passent différemment que chez les animaux ; ce ne sont pas seulement les qualités naturelles de l´homme qui lui assurent la victoire, mais surtout ses instruments de travail et ses armes. On peut dire que la vraie lutte pour l'existence et le perfectionnement n´est pas entre les hommes, mais entre ses organes artificiels. Cette concurrence vitale des armes et des instruments, qui présente les caractères de la concurrence vitale des plantes et des animaux a été la cause du merveilleux développement des engins industriels et guerriers.
Quand deux patrons, armés d´un outillage industriel également développé, luttent à qui expulsera l´autre du marche, ils se battent sur le dos de leurs ouvriers : à qui mieux mieux, ils diminuent les salaires et prolongent la journée de travail; ils remplacent les hommes par les femmes et les enfants, l´ouvrier habile par le man œuvre. Cette lutte pour l´existence des patrons, si elle ne perfectionne ni physiquement ni intellectuellement les deux concurrents, aboutit à la dégénérescence physique et à la dégradation intellectuelle et morale de la classe des salariés.
La lutte pour l´existence chez les hommes sortis de l'animalité n´offre donc pas les mêmes caractères et n'entraîne pas les mêmes résultats que chez les animaux et les plantes ; par conséquent, si l´on veut se rendre compte de l´évolution humaine, on doit analyser les milieux artificiels qu´a traversés s l´homme, et leurs actions et réactions sur l´homme et ses sociétés.
Les deux milieux, dans lesquels vit l´homme, le milieu naturel et le milieu artificiel, ne sont pas immuables, toujours identiques à eux-mêmes; ils se transforment.
L´histoire de la formation de la terre nous prouve que le milieu naturel évolue : à cette évolution cosmique, Geoffroy-Saint-Hilaire rattachait sa théorie de la formation des espèces ; par exemple, la transformation des reptiles en oiseaux, il l´attribuait aux modifications chimiques de l´atmosphère, qui, s´enrichissant d'oxygène, permit l'existence des animaux à sang chaud. Mais le milieu cosmique évolue lentement, il lui faut des milliers d´années afin qu´il s'y produise des changements de quelque importance; pour cette raison, les espèces animales et vegétales nous paraissent immuables, puisque les conditions qui leur ont donné naissance n´ont changé qu'insensiblement. Mais le milieu artificiel évolue rapidement; pour cette raison, l'histoire de l´homme comparée à celle des animaux présente une marche si mouvementée et si diversifiée; les milieux artificiels dans lesquels les hommes évoluent étant différentes, pour cette raison il existe de si grandes variations entre les diverses races humaines; entre l´intelligence d´un Parisien et celle d´un Fuégien, il y a plus de différence qu´entre celle des diverses races de chiens et de singes.
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L´homme n´est pas le seul animal qui se soit créé dans la nature un milieu artificiel : certaines espèces animales (les castors, les abeilles, les fourmis, etc.) sont parvenues à se construire des milieux artificiels, qui leur ont permis d'atteindre un degré de développement inconnu aux autres espèces.
Le grand médecin latin Celse écrivait, il y a 1800 ans : "Si les hommes prétendent se distinguer des animaux parce qu´ils habitent des villes, font des lois et établissent des gouvernements, ils se trompent grandement; les fourmis et les abeilles en font autant; elles ont leurs rois qu´elles protégent et qu´elles servent; elles ont leurs guerres, leurs victoires, leurs massacres de vaincus; elles ont des villes et des faubourgs, des heures régulières pour le travail... ; elles chassent et châtient les insectes... Si quelqu´un du haut des cieux pouvait jeter un regard sur la terre, quelle différence trouverait-il entre les œuvres des hommes et celles des abeilles et des fourmis?" Depuis Celse, des observateurs nombreux et patients ont étudié ies m œurs de ces petits animaux.
Les fourmilières sont une des merveilles de la nature. "Leur trait caractéristique, dit Forel, est l´absence d´un modèle immuable, spécial à chaque espèce, ainsi que c'est le cas pour les frelons et les abeilles. Les fourmis savent l´art d´adapter leurs constructions aux circonstances et de tirer avantage des accidents du terrain." Elles bâtissent des murailles, dressent des piliers, couchent des soliveaux, posent des planchers, superposent des étages: on a trouvé des fourmilières qui en comptaient jusqu´à quarante. Les nids des termites, qui sont si abondants au Sénégal, s'élèvent de trois à six mètres au-dessus du sol, et sont si solidement construits, qu´ils peuvent, supporter un homme, même un buffalo; ils communiquent avec l'extérieur par des passages souterrains de trente centimètres de largeur. Que sont les monuments des hommes mis à côté de ceux de ces petits orthoptéres! Si nous comparons la hauteur et l'étendue de ces constructions avec la taille de leurs constructeurs, les travaux de l´homme paraissent ridicules. Une pyramide bâtie sur la même échelle devrait atteindre une hauteur de mille mètres. Le monument le plus élevé bâti par les hommes, la pyramide de Chéops, n´a qu´une hauteur de 146 mètres; la flèche de la cathédrale de Strasbourg 142, et la tour Saint-Jacques 58 mètres!
Les fourmilières possèdent des greniers où s´entassent les grains récoltés par la colonie ; les fourmis les dépouillent de leurs enveloppes, qu´elles rejettent au dehors : on n'est pas encore parvenu à découvrir par quel procédé mystérieux elles en empêchent la germination, qu´elles savent parfaitement arrêter, lorsque par hasard elle se produit. Dans des caves fraîches, elles empilent des feuilles coupées menu, qui leur fournissent de microscopiques champignons de couche, dont elles sont très friandes. On a même prétendu qu´une certaine espèce de fourmis du Texas était agricultrice, qu´elle connaissait l´art de préparer la terre et de l´ensemencer; mais le fait n'est pas encore établi scientifiquement.
"Qui aurait cru les fourmis un peuple pasteur ?" disait Hubert ; elles le sont en effet; elles ont dès troupeaux de pucerons qui leur donnent une sécrétion sucrée, et une fourmilière est d´autant plus prospère que le nombre de ses vaches est plus grand. Elles construisent sur des tiges d´arbres des étables où elles emprisonnent leurs pucerons ; elles en gardent d'autres sous terre et les établissent sur des racines ; quand elles changent de nid, elles les transportent ; en automne, elles récoltent leurs œufs, les soignent et les font éclore. Audubon a observé des fourmis qui employaient des pucerons comme bêtes de somme; elles leur faisaient porter entre deux rangées de surveillants des feuilles découpées et les enfermaient dans la fourmilière, leur travail une fois terminé.
La division du travail, qui n´apparait que timidement dans les sociétés humaines primitives, est si développée chez les fourmis, qu´elle a donné naissance à de telles différientations entre les habitants d´une même foumilière, qu´on la croirait composée d'espèces différentes. Le travail de la reproduction est confié à quelques mâles et à une femelle, que les hommes qui ont voulu trouver chez les animaux leur organisation sociale, nomment reine, mais qui n´a aucun des attributs de la royauté ; elle est soignée, nourrie, mais elle est gardée à vue et souvent emprisonnée par les autres fourmis sans sexe qui composent la grande masse de la colonie et qui se subdivisent en guerrières et en ouvrières.
Le communisme le plus absolu régne dans la fourmilière. Le travail y est libre : les fourmis l´accomplissent avec une ardeur qui ne se lasse pas, Salomon les donnait en exemple à ses sujets Juifs: "Va, paresseux, vers la fourmi, regarde ses voies et sois sage. Elle n´a ni chef, ni directeur, ni gouverneur, et cependant elle prépare en été son pain et amasse, durant la moisson, de quoi manger" [1]. Dans la fourmilière, tout appartient à tous. Les fourmis poussent le sentiment communiste à un tel degré que même les aliments pris sont encore pendant un temps à la disposition de la communauté. Leur tube digestif est divisé en deux parties : l´une, l'antérieure, est une espèce de garde-manger au service de la colonie ; l´ œsophage, distendu, forme une espèce de jabot et peut contenir une grande quantité d´aliments liquides. En cas de besoin, les liquides qui s´y trouvent sont régurgités pour alimenter des camarades affamés, les larves, le femelles et les mâles qui ne savent pss se procurer leur nourriture. Chez certaines espèces australiennes, cette propriété est utilisée pour transformer un certain nombre de fourmis en véritables pots de confiture; on les gorge de sucs qu´elles sont chargées de garder et qu'elles rendent au moment voulu.
Non seulement l´ordre et l´harmonie règnent dans le sein de la fourmilière, mais encore des relations pacifiques extérieures sont parfois établies avec les fourmilières avoisinantes, bien que généralement la guerre la plus active règne entre fourmilières. Forrel a observé, dans une plaine aux environs de Genève, la Petite Salève, une nation de fourmis formée par plus de cent colonies vivant dans la paix la plus parfaite; dans une plaine des Alleghanies, de l´Amérique du Nord, M'Coock a découvert 1600 à 1700 fourmilières coniques de deux à cinq pieds de hauteur; tous leurs habitants étaient étroitement liés, ne s´attaquaient jamais, s´unissaient pour repousser lesennemis extérieurs (araignées, serpents, etc.) et s´entr´aidaient dans la construction et la réparation de leurs nids. C´était une fédération de fourmilières.
Les faits qui précèdent je pourrais en citer bien d´autres témoignent d´un tel développement intellectuel que Darwin a pu s'écrier : "Le cerveau d´une fourmi est une des plus merveilleuses particules de la matière organisée, peut-être plus merveilleuse encore que le cerveau de l´homme."
Ce développement intellectuel incomparable ne peut être attribué à la concurrence vitale de messieurs les darwiniens, mais bien à l´action protectrice et éducatrice du milieu artificiel créé par la fourmi; milieu qui, dans le sein de la fourmilière, supprime toute lutte, toute concurrence individuelle, pour ne laisser subsister que la lutte collective de toute la colonie contre la nature environnante.
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Les dernières recherches historiques démontrent que le communisme est le premier moule économique dans lequel ont été coulées les sociétés humaines. De nos jours, on trouve encore en Asie, en Océanie, en Afrique, et même en Europe, des peuples ne connaissant pas la propriété individuelle de la terre, si ce n´est celle de la maison et du jardin attenant. Les champs sont possédés collectivement par toute la tribu ; les terres arables, suivant les coutumes locales, sont divisées entre les familles tous les ans, tous les trois ou sept ans ; les bois et les pâturages demeurent propriété indivise. Cette forme collective de la propriété comporte une organisation sociale et familiale que l´on ne rencontre dans aucune autre société basée sur une autre forme propriétaire. Chez les peuples à propriété collective, malgré les différences de races et de climat, on trouve les mêmes vices, passions et vertus, ainsi qce des habitudes et des manières de penser analogues; le milieu artificiel unifie les races que diversifie le milieu naturel. Ainsi le vol, la vertu par excellence des civilisés bourgeoiss vivant sous le régime de la propriété individuelle, est inconnu dans le sein des communautés primitives : tous leurs membres travaillent; pas un ne vit en faisant travailler autrui et en lui dérobant une partie des produits de son travail ; ils se prêtent librement leurs services et ne songent pas à réclamer une rétribution. En Russie, dans l'Inde, quand une famille ne peut achever sa moisson, les autres familles l´aident et n´attendent pour tout salaire qu´une noce, où l´on boit à la régalade. Dans ces communautés primitives, il n´existe pas de lois ; on ignore ce que nous appelons justice, droit et devoir ; il n´y a que des coutumes, des traditions; la seule punition de ceux qui violent la coutume est la réprobation générale ; parfois, dans certaines communautés indiennes, le coupable est tenu de payer une certaine quantité de boisson, bue dans les réjouissances publiques" [2].
Sans l´aide d´aucune des institutions répressives des nations capitalistes dites civilisées (police, magistrature, système pénitentiaire, etc.), un ordre stable et une harmonie parfaite règnent dans le sein des communautés primitives ; bien que, comme les fourmilières, elles soient généralement en guerre entre elles. Tout ce qui est étranger leur est hostile ; ce sentiment trouve sa véritable expression dans le mot latin hostis qui signifie à la fois ennemi et étranger: les mots français hôte et hostilité dérivent de hostis.
C'est parce que les sociétés humaines primitives ont évolué dans des milieux artificiels supprimant tout antagonisme individuel, toute concurrence vitale darwinienne, que l´homme a pu se développer et s'élever au-dessus de l'animalité.
Les antagonismes n´apparaissent dans les sociétés humaines que lorsque la forme collective de la propriété se dissout et que lorsque la société se divise en classes ayant des intérêts opposés: mais jamais la lutte pour l´existence ne revêt dans le sein des sociétés humaines la forme de celle observée entre les animaux et les plantes; et surtout elle n´aboutit pas aux mêmes résultats.
Dans les fourmilières, afin que les différentes fonctions indispensables à la vie de la communauté soient remplies, les fourmis se divisent en catégories, en classes : classe de reproducteurs (femelle et mâle) ; classe des neutres, subdivisée en classe guerrière et classe ouvrière; à cette derniére incombent tous les travaux ; les autres classes n´ont qu'à pourvoir à la reproduction de la communauté et à sa défense : ces différentes catégories de fourmis jouent un rôle essentiellement utile. Cette subdivision des membres d´une même communauté en catégories et en classes, s´effectue aussi dans les sociétés humaines : les classes déchargées du soin de pourvoir à leur nourriture et entretien ont toujours, à leur origine, rempli une fonction utile, indispensable à la vie de la communauté qui leur procurait leurs moyens d´existence. Dans les théocraties des Juifs, des Indiens, des Egyptiens, des Gaulois, etc., alors que l´écriture syllabique n´était pas encore inventée, les prêtres étaient les dépositaires de la tradition et des connaissances acquises; ils étaient chargés de l´administration des biens de la collectivité et de la direction générale du travail. Les aristocraties féodales, en Europe et en Asie, ont eu elles aussi à leur origine leur utilité : le paysan-propriétaire s'inféodait à un seigneur féodal et s´engageait à lui payer un tribut en nature (redevance) et en travail (corvée), à la condition d'être protégé et défendu contre les nombreux ennemis qui l´entouraient. Le seigneur devait posséder un castel où, en cas d´attaque, le paysan pouvait mettre à l'abri ses bestiaux et sa moisson, et il était tenu de nourrir un certain nombre d´hommes d´armes pour repousser les attaques. Comme le dit justement Engels, "c´est la loi de la division du travail qui gît au fond de la division de la société en classes [3]."
Mais les classes émancipées du travail ont toujours abusé de leur supériorité sociale, et l'abus qu´elles faisaient de leurs privilèges devenait d´autant plus nuisible et plus insupportable que les fonctions utiles qu´elles avaient remplies perdaient de leur importance, grâce aux transformations du milieu social qui leur avaient donné naissance. Toutes ont recouru à la force et à la rapine, à la ruse et à la fraude pour étendre et consolider leur domination au détriment de la classe travailleuse et pour transformer la direction sociale en exploitation des masses. D´utiles et bienfaisantes qu´elles étaient à leur origine, les classes émancipées du travail ont toujours fini par devenir nuisibles et oppressives.
Pour maintenir leur oppression, les classes émancipées, devenues classes régnantes, emploient la force intellectuelle et la force brutale savamment organisées. Dans les précédentes conférences je vous ai montré la bourgeoisie, voltairienne alors qu´elle luttait contre la noblesse, s'encagottant dès qu´elle devient classe régnante, inventant la religion libérale, avec ses dieux Progrès, Liberté, Travail, Lois naturelles de l'Economie politique, etc., et en dernier lieu essayant de décréter l'infériorité sociale de la classe travailleuse, au nom de la science naturelle. L'aristocratie elle aussi avait passé par les mêmes évolutions: il fut un temps où la guerre était déclarée entre le pape et l´empereur, le baron et l'évêque, le château et l'Eglise; et cependant ils finirent par se liguer pour opprimer intellectuellement et physiquement les travailleurs des villes et des campagnes. Laforce brutale et compressive (armée, police, magistrature, systéme pénitentiaire, etc.) dont se servent les classes régnantes, croît à mesure qu´elles deviennent plus inutiles et que la classe opprimée grandit et accentue son antagonisme. La classe inférieure ne peut effectuer son émancipation qu´en détruisant la force intellectuelle et la force brutale de la classe régnante; qu´en faisant précéder la lutte à main armée par une campagne théorique préparatoire.
Pour résister aux réclamations et aux coups de force de la classe opprimée, la classe régnante présente un front uni, bien que la discorde règne dans son sein : en 1848 et en 1871, nous avons vu toutes les fractions politiques de la bourgeoisie suspendre leurs querelles et s´allier pour écraser le soulèvement populaire. Mais les luttes politiques des fractions de la classe régnante ne sont que de surface, et ne manifestent qu´imparfaitement les luttes intestines et sans trêve qui se livrent dans son sein. En effet, ainsi que le dit Marx, "si tous les membres de la classe régnante ont le même intérêt en tant qu'ils forment une classe vis-à-vis d´une autre classe, ils ont des intérêts opposés, antagonistes, en tant qu´ils se trouvent les uns vis-à-vis des autres. Pour la bourgeoisie cette opposition découle des conditions économiques de leur vie bourgeoise" [4].
La concurrence industrielle et commerciale, ce dogme fondamental de l´économie bourgeoise, n´est en detinitive que la déclaration de guerre des intérêts de la bourgeoisie. Cette guerre amène fatalement l´expropriation des vaincus qui sont refoulés dans le prolétariat, et la concentration de la fortune sociale en des mains de moins en moins nombreuses; par conséquent, à mesure que la classe bourgeoise augmente ses richesses, elle diminue en nombre et devient de plus en plus incapable de les défendre par elle-même. L´aristocratie a passé par les mêmes phases d'évolution. Les guerres perpétuelles des barons féodaux amenaient leur destruction mutuelle ; les biens du vaincu et ses hommes d´armes allaient grossir l'armée et arrondir les terres du vainqueur. Cette élimination constante de ses membres finit par réduire la classe aristocratique, et par en faciliter la suppression, en tant que classe régnante.
La lutte pour l´existence chez les animaux tend à perfectionner l´individu et à développer l´espèce, tandis que, dans les sociétés humaines, elle n´améliore pas l´individu, décime la classe régnante, et prépare son abolition.
A mesure que la classe émancipée du travail décroît et se transforme en classe parasitaire et oppressive; la classe opprimée grandit et englobe dans ses rangs toutes les capacités intellectuelles nécessaires pour la direction économique et politique de la société : alors l´antagonisme entre les deux classes s´intensifie et éclate en luttes civiles. Cet antagonisme engendra au moyen âge les guerres des paysans et les soulèvements des villes, qui préparèrent la chute de la classe féodale ; et de nos jours elle engendre les grèves qui bouleversent continuellement les relations économiques, et les révoltes ouvrières qui perturbent le monde politique. La guerre civile, avec ses férocités et ses horreurs, marque l´apogée de l´antagonisme des classes ; la prise d´assaut des pouvoirs politiques de l'Etat devient la condition de l'émancipation de la classe opprimée, de la classe révolutionnaire.
L'Etat devient la forteresse où se cantonne la classe régnante incapable de se défendre et à cause de la réduction du nombre de ses membres et à cause de leur imbécillité [5].
L'Etat est alors l´organisation des forces intellectuelles et brutales, dont a besoin la classe régnante pour assurer ses conditions d´exploitation et pour maintenir la masse travailleuse dans les conditions de soumission (esclavage, servage, salariat) que réclame le mode de production existant. Tant que la société est divisée en classes antagonistes, c´est-à-dire tant qu´il faut contenir une classe, l´existence d´un Etat est une fatalité, que ni eau bénite libre-échangiste, ni exorcismes anarchistes ne peuvent détruire. La classe opprimée qui, pour le moment, est la classe révolutionnaire, doit s´emparer de l'Etat, le transformer selon les nécessités de la lutte et en tourner toutes les forces contre la classe qu´elle doit déposséder.
Au siècle dernier, la bourgeoisie française était la classe révolutionnaire; elle ne s'émancipa qu´en mettant la main sur l'Etat, en le transformant et en se servant de ses forces pour briser les résistances de la noblesse et du clergé. Mais la bourgeoisie, malgré son fatras philanthropique et ses déclamations fraternitaires, se présentait comme classe exploitatrice de la masse travailleuse; elle ne pouvait donc, détruire l'Etat ; au contraire, elle le fortifia, et, le jour même de son arrivée au pouvoir, elle l´employa à comprimer les révoltes populaires. L'Etat ne pourra être supprimé que par la classe qui abolira les classes ; et les classes ne pourront être abolies que lorsque l´antagonisme des intérêts économiques sera résolu, lorsque la propriété individuelle, qui engendre l´antagonisme des intérêts, sera transformée en propriété nationale ou commune.
"Dès qu´il n´existe plus de classe à maintenir dans l´oppression, écrit Engels, dès que la domination de classe, la lutte pour l'existence basée sur l´anarchie de la production, les collisions et les excès qui en découlent, sont balayés, il n´y a plus rien à réprimer, un Etat devienl inutile. Le premier acte par lequel l'Etat se constituera réellement le représentant de toute la société, la prise de possession des moyens de production au nom de la société, sera en même temps son dernier acte comme Etat. Le gouvernement des personnes fait place à l´administration des choses et à la direction des procédés de production. La société libre ne peut tolérer l´existence d´un Etat entre elle et ses membres" [6].
Nous avons vu que, jusqu´ici, toutes les sociétés humaines s'étaient divisées en classes; cette division avait été la conséquence fatale de la productivité peu développée de la société. Là où le travail social ne fourni qu´une somme de produits excédant à peine ce qui est strictement nécessaire pour maintenir l´existence de tous, là ou le travail, par conséquent, absorbe tout ou presque tout le temps de la grande majorité des individus dont se compose la société, cette société se divise nécessairement en classes. A côté de la grande majorité vouée exclusivement au travail, il se forme une minorité exempte du travail directement productif et chargée des affaires communes de la société : direction générale du travail, gouvernement, défense, justice, sciences, arts, etc."
Mais, grâce au développement extraordinaire de la production mécanique, cette division en classes ne sera plus une nécessité dans une société où la production et la distribution des produits seront socialement et scientifiquement réglementées. "La possibilité, au moyen de la production sociale, d´assurer à tous les membres de la société, non seulement une existence matérielle pleinemént suffisante qui s´embellira de plus en plus, mais de leur garantir en même temps le libre développement et exercice de toutes leurs facultés physiques et intellectuelles, cette faculté existe maintenant, pour la première fois, mais elle existe" (F. Engels, Soc. Ut. Et Soc. Sc.).
Notes
[1] Proverbes, chap. VI, § 6, 7 et 8.
[2] "Dans l´Inde, écrit le célèbre juriste anglais H. S. Mayne, les conseils des anciens des communautés villageoises n'ordonnent jamais. Ils déclarent simplement ce qui a toujours été... Dans le sens juridique du mot, il n´y a pas de droit et de devoir ; dans une communauté indienne, une personne lésée ne se plaint pas d´une injustice individuelle, mais du trouble apporté dans l´ordre tout entier de la petite société. Ce qui est plus étrange, la loi coutumière n´est pas mise en vigueur par des sanctions. Dans le cas presque inconcevable de désobéissance aux décisions du conseil, la seule punition certaine semblerait n´être que la réprobation universelle". Les communautés villageoises de l´Est et de l´Ouest, 1871.
[3] F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique.
[4] Karl Marx, Misère de la Philosophie, réponse à la Philosophie de la Misère de M. Proudhon, 1847.
[5] J´emploie ici le mot imbécillité dans son sens primitif, son sens latin. Imbecillitas voulait dire impropre à la guerre. La perte de la vertu guerrière est, un des signes certains de la mort prochaine d´une classe."
[6] F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique.
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