1910

Publié dans Etudes socialistes, mars-avril 1903, pp. 65-69, le texte qui suit date de 1883. Il devait servir d'introduction à un Essai sur la révolution de 1789 que Jules Guesde et Paul Lafargue se proposaient d'écrire pendant les six mois de prison auxquels ils avaient été condamnés à la suite de conférences dans le bassin houiller du Centre.

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Essai critique sur la révolution française du XVIIIº siècle

P. LAFARGUE – J. GUESDE


Toutes les histoires de la Révolution – celles de Michelet et de Louis Blanc comme celles de l'abbé Montgaillard et d'Adolphe Thiers – sont dues à des hommes des classes régnantes dont elles reflètent les préjugés et les passions. Ce sont des plaidoyers plus ou moins déclamatoires, plus ou moins riches en faits, mais également intéressés. Leur caractère partial, étroit et défectueux a été mis en lumière par les nombreuses études monographiques qui ont été publiées ces derniers temps, mais qui, limitées à un personnage ou à un événement de la période révolutionnaire, manquent nécessairement de vue d'ensemble, fourmillent de contradictions et veulent être soumises à une critique générale avant d'être utilisées pour la véritable histoire encore à écrire.

Nous ne connaissons qu'un écrivain russe, M. Karéiev qui dans son ouvrage – encore à traduire malheureusement – Les paysans et la question des paysans en France dans le dernier quart du XVIIIº siècle (Moscou 1879), se soit placé pour étudier ce que Taine a pu appeler "les origines de la France contemporaine" au point de vue populaire.

Comme il n'y a, à notre connaissance, qu'un seul homme, Saint-Simon, qui ait entrevu dans la Révolution ce qu'il y a réellement : une lutte de classe, – ce caractère dominant ayant échappé à tous nos prétendus historiens et à leur sainte ignorance des phénomènes économiques qui engendrent les classes et les précipitent les unes sur les autres.

Sans avoir la prétention de combler – au moins pour l'instant – une pareille lacune, ce que nous avons voulu, par le présent travail, c'est planter un premier jalon dans la voie nouvelle où il faudra s'engager pour comprendre cette grande époque et en résoudre les contradictions apparentes.

Pour nous, comme pour Karl Marx, qui avec plus de raison qu'Hérodote sera un jour appelé le père de l'histoire, les sociétés humaines ne sont pas des corps simples, mais des agrégats de classes ayant des intérêts antagoniques. Chaque classe est constituée par les individus que relient les mêmes intérêts économiques et politiques. Elle a son existence propre, pour ne pas dire individuelle ; elle naît, se développe et se désagrège plus ou moins rapidement d'après les circonstances économiques et politiques au milieu desquelles elle évolue et que son évolution contribue à créer. Les progrès, les arrêts de développement, la dégénérescence des sociétés sont le produit de cette formation et de cette lutte des classes qui les composent.

C'est ainsi que la bourgeoisie française, qui commença à prendre corps dès que cessèrent les incursions des Barbares, eut à entrer en ligne à la fois contre le "bas peuple", les "gens du menu", d'où elle tirait ses origines, et contre l'aristocratie qu'elle rencontrait en travers de son développement. Les déchirements qui ensanglantèrent les villes pendant tout le Moyen-Age, les jacqueries, les guerres dites de religion, marquèrent les étapes de cette double campagne qui dura plusieurs siècles et dont la grande révolte de 1789 ne fut que le couronnement victorieux. La bourgeoisie, puissamment organisée, fait alors table rase des privilèges surannés de la noblesse, du clergé, des provinces, des villes, des corporations de métier et des paysans. Elle brise le vieux moule social qui s'opposait à son expansion historique.

Libérer le commerce, la finance et l'industrie, au moyen de la monarchie conquise sur les deux ordres privilégiés et embourgeoisée, son ambition ne va pas au-delà. Et si avec un objectif aussi personnel elle se posa en champion et en libératrice de l'humanité, c'est d'abord qu'avec l'aveuglement égoïste qui caractérise les classes comme les individus, elle devait voir dans son affranchissement propre l'affranchissement général : avec les maux dont elle souffrait devaient disparaître toutes les iniquités sociales.

C'est ensuite que la résistance opiniâtre qu'elle rencontra dans l'ancien régime soutenu par l'Europe coalisée l'obligea à appeler à la rescousse les classes paysannes et ouvrières. Pour tenir tête aux soulèvements de l'intérieur et aux puissances étrangères, il lui fallut déchaîner les masses, et, pour cela, se coiffer du bonnet phrygien, jouer au sans-culottisme, promettre à ceux dont elle avait besoin un milliard des biens nationaux et les saouler de phraséologie libertaire, égalitaire et fraternitaire.

Mais alors même qu'elle abusait le plus du populaire, de son énergie et de ses colères pour abattre la réaction au dehors et au dedans, elle prenait ses précautions contre cette plèbe des villes et des campagnes qui devait faire tous les frais du nouvel ordre de choses en voie d'élaboration. Pas une minute elle n'oublia, dans son duel acharné contre l'ennemi d'en haut, l'ennemi d'en bas impitoyablement comprimé chaque fois qu'il essaya de sortir de son rôle de mystifié.

De là, cette double lutte menée avec la même outrance contre une minorité vieillie et décroissante et contre un prolétariat naissant et encore inconscient, les emportements révolutionnaires des grands bourgeois du siècle passé et leurs retours réactionnaires ; de là leur mysticisme humanitaire et leur corruption de parvenus.

En dehors de cette double lutte, impossible de s'expliquer comment ceux qui se réclamaient le plus haut de la liberté forgeaient, au nom de la liberté, des lois d'exception contre les associations ouvrières ; comment, en ne parlant que du "règne de la fraternité" à instaurer, ils inauguraient cette ère fraternelle par une série de massacres populaires ; comment, en même temps qu'ils jetaient, la torche à la main, les paysans contre les châteaux, ils aidaient les propriétaires fonciers (nobles et roturiers) à dépouiller les mêmes paysans de leurs droits et de leurs propriétés séculaires.

Impossible de se rendre compte comment les mêmes hommes qui, voltairiens jusqu'à l'athéisme, supprimaient Dieu par décret, le rétablissaient par un autre décret, s'enthousiasmant pour les éjaculations mystico-romantiques de Chateaubriand et relevant plus d'autels qu'ils n'avaient pu en démolir ; et comment, après s'être montrés impatients de tout joug, ils ont appelé le despotisme bonapartiste pour échouer misérablement sur la Charte et les garanties constitutionnelles.

Impossible de comprendre comment les fameux Droits de l'homme, depuis près d'un siècle qu'ils ont été proclamés, ont abouti à un nouvel esclavage de l'humanité, homme, femme, enfant, pire que l'ancien.

Cette double lutte admise, au contraire, voici rétablie l'unité de la Révolution du XVIIIº siècle, qui, ramenée aux proportions d'une révolution de classe, de la révolution du tiers-Etat, a dû être aussi fatalement conservatrice contre le quatrième Etat à son aurore que subversive contre la noblesse et le clergé à leur déclin.

Et c'est pourquoi cet Essai critique que nous plaçons sous le patronage du vrai vaincu de cette période, le peuple ouvrier, n'eût-il d'autre mérite que de fournir la clé des événements contradictoires en apparence qui ont donné naissance au monde moderne, nous estimerions avoir fait œuvre plus qu'utile, indispensable.


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