1900


Source : édition française de 1903 (traduction par Camille Polack)

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Politique et Syndicats

Karl Kautsky


I

Quand on examine la légitimité d’une revendication, il faut rechercher tout d’abord ses racines psychologiques. On reconnaît alors bien souvent qu’une revendication qui semble reposer sur des principes généraux et résulter de la nature même des choses, traduit en réalité une situation historique particulière et n’a, comme elle, qu’un caractère tout transitoire.

Il paraît naturel d’attribuer l’agitation qui se dessine aujourd’hui en Allemagne en faveur de la neutralisation des syndicats aux mêmes causes qui en Angleterre déterminèrent pendant quelque temps les Trade-Unions à se désintéresser de l’action politique. Lorsqu’en effet les syndicats deviennent forts, il se développe toujours en eux la tendance de faire passer les intérêts professionnels avant les intérêts de classe, et de séparer nettement l’agitation corporative du mouvement de classe, qu’à force de particularisme on finit par paralyser. Les périodes de prospérité, évidemment, favorisent plus l’agitation professionnelle et tendent même à reléguer le mouvement politique de classe à l’arrière-plan. C’est un fait qui se vérifie tout particulièrement en Angleterre. En 1837, en même temps que la crise économique, commença l’agitation chartiste, et, jusqu’en 1842, elle ne cessa de grandir. Puis vinrent les années de prospérité, et le chartisme recula ; le nombre des abonnés du Northern Star , son organe, tomba de 50.000 à 5.000. la crise de 1847 ranima l’agitation chartiste, mais le chartisme reçut le coup de grâce avec la faillite des mouvements révolutionnaires de 1848 et l’ère de libre échange qui suivit le prodigieux développement industriel d’alors. Et les syndicats, dont l’affaiblissement avait coïncidé avec l’âge d’or du chartisme, reprirent à partir de 1850 un nouvel essor. « La période de 1825 à 1848 avait été remarquable par la fréquence et la violence des crises commerciales. Mais à partir de 1850, au contraire, les progrès de l’industrie furent pendant quelques années (jusqu’en 1874, K. K.) , plus grands et plus constants que dans la période précédente » (S. et B. Webb, Histoire du Trade-Unionisme ). C’est à ce moment que furent crées les syndicats neutres modernes. Puis vint la longue crise après 1874, pendant laquelle le mouvement socialiste reprit en Angleterre, tandis que le mouvement syndical restait stationnaire. M. et Mme Webb ont fait le calcul pour 28 Trade-Unions : le nombre de leurs adhérents, de 1870 à 1875, passa de 145.530 à 266.321, et de 1875 à 1885, il ne monta que de 266.321 à 267.997 ; en 1880, elles ne comptaient que 227.924 membres. C’est à cette date précise que naquit le nouveau parti socialiste anglais et sa puissance ne tarda pas à grandir. Lorsqu’enfin, vers 1890 commença une nouvelle ère de prospérité, le nouvel unionisme , à ses débuts, se maintint encore complètement sous l’influence du socialisme, l’ancien esprit syndical ne tarda pas de nouveau à lui disputer le terrain dans les nouveaux syndicats eux-mêmes. Voici d’où résulte vraisemblablement cette opposition entre le mouvement syndical et le mouvement socialiste.

Si rapide que soit la croissance des syndicats, ils n’arriveront jamais à comprendre la totalité des ouvriers. «  Le mouvement syndical ne s’étendra jamais probablement au delà de ce qu’on pu appeler l’aristocratie de la classe ouvrière  », dit Bernstein (dans la postface de l’édition allemande de l’ Histoire du Trade-Unionisme , de Webb, p. 448) : opinion à laquelle nous souscrivons entièrement, ainsi qu’à cette autre de la même page : « il serait utopique, pour la classe ouvrière, de croire possible son émancipation ou même quelque amélioration sérieuse de son sort par l’action exclusive des syndicats ». En 1892, M. et Mme Webb estimaient à un million et demi le nombre des ouvriers syndiqués en Grande-Bretagne et en Irlande, alors que l’industrie occupe dans ces pays 17.000.000 de personnes, dont au moins 10.000.000 de salariés. Donc, dans cette terre promise des Trade-Unions, l’immense majorité des salariés n’est pas encore syndiquée. Mais si l’organisation syndicale procure des avantages indéniables aux ouvriers syndiqués, sans contribuer à relever la masse des ouvriers, elle a forcément pour conséquence d’accentuer la différence sociale entre les syndiqués et les non-syndiqués et de faire des premiers une classe de privilégiés supérieurs aux autres.

Si l’on tient compte en outre des avances faites par la bourgeoisie à ces ouvriers privilégiés, on comprend aisément que ceux-ci mettent leurs intérêts professionnels avant ceux de leur classe, jugés par eux inférieurs, qu’ils se montrent même hostiles au mouvement de classe du prolétariat, si la bourgeoisie leur fait entendre que cette agitation de classe peut compromettre leur mouvement syndical en lui enlevant les sympathies bourgeoises.

D’un autre côté, la partie la plus intelligente de la bourgeoisie sera d’autant plus disposée à faire des concessions à cette aristocratie ouvrière que celle-ci s’occupera plus exclusivement de ses intérêts professionnels et que l’impossibilité deviendra chaque jour plus manifeste d’arrêter l’essor de la classe ouvrière en persécutant ses organisations. Si le prolétariat ne se laisse plus contenir par la violence, il ne reste plus à lui opposer que la politique divide et impera  ; on cherchera à le diviser pour le dominer, résultat qui, dans certaines circonstances historiques, s’obtiendra avec le plus grande facilité en favorisant les organisations professionnelles de l’aristocratie ouvrière.

Tout cela est d’ailleurs connu depuis longtemps ; il suffit de le rappeler brièvement ici. Il est donc assez naturel de croire que, si en ce moment on aspire en Allemagne à neutraliser les syndicats, c’est sous l’action des mêmes causes qui ont donné au vieux trade-unionisme anglais son caractère si particulier. Voici les principaux éléments de cette évolution. Nous étions jusque là dans une période de prospérité qui dure depuis déjà quelque temps, les syndicats se développent en Allemagne d’une manière prodigieuse, et il ne manque pas de milieux bourgeois qui leur prodiguent des avances, s’imaginant qu’il suffit d’importer en Allemagne la mode anglaise pour faire subir au mouvement de classe prolétarien, au parti socialiste le sort du chartisme anglais, ou du moins pour châtrer notre parti et le transformer en un parti de réformes démocratiques dans le genre du radicalisme anglais. Les protestations d’amour de ces réformateurs bourgeois, de Berlepsch à Sombart, ne font pas défaut, non plus que les tentatives soi-disant scientifiques pour démontrer une fois de plus que la théorie de la lutte de classe, le Marxisme est mort, bien mort et enterré.

Tout en reconnaissant l’action de ces facteurs qui jouent évidemment un certain rôle, nous croyons qu’ils n’exercent qu’une influence très limitée sur le mouvement actuel en faveur de la neutralisation des syndicats. A part le syndicat des imprimeurs, et peut-être aussi le syndicat de verriers, il serait difficile de citer un autre syndicat allemand dont on puisse dire qu’il montre le besoin d’un isolement aristocratique. Nous ne croyons pas davantage que dans le mouvement syndical allemand actuel, il y ait des germes latents d’une évolution réactionnaire, dans le sens de ce qui a eu lieu en Angleterre. L’histoire ne se recommence pas, et la situation qui a imprimé au trade-unionisme anglais entre 1850 et 1874 son caractère particulier, ne se représentera plus.

En Angleterre même nous pouvons constater que les syndicats commencent à douter les avantages de la neutralité, et la preuve la plus éclatante de ce fait c’est la réunion à Londres, le 27 février 1900, de la Great Labour Conference , qui devait inaugurer l’action commune des trade-unions et des organisations socialistes. Il y avait là représentés : l’ Independent Labour Party avec 13.000 membres, la Social-democratic federation avec 9.000 membres, les Fabiens avec 861 membres et 68 trade-unions avec 544.000 membres. Ce dernier chiffre montre avec une pleine évidence combien les syndicats anglais sont sympathiques à l’idée d’abandonner la neutralité.

Enfin dans un certain nombre de pays où depuis longtemps le mouvement syndical et le parti socialiste sont étroitement unis, nous ne constatons pas le moindre désir de séparer les deux mouvements : ainsi en Belgique, en Autriche, en Danemark. Nous expliquerons à la fin de cet article de ce phénomène ; qu’il nous suffise ici de le signaler.

La tendance neutraliste qui existe actuellement dans le monde syndical allemand n’est donc pas une manifestation particulière de l’évolution syndicale moderne, mais bien au contraire une exception à la loi générale de l’évolution. On pourrait être tenté de l’attribuer à la situation politique particulière de l’Allemagne, si on ne constatait la même tendance en Suisse, dans un pays dont l’organisation politique est tout autre. La raison de ce fait doit donc résider dans un phénomène qui, commun à l’Allemagne et à la Suisse, soit étranger aux autres pays que nous avons mentionnés. Cette cause n’est pas difficile à trouver : c’est le rôle particulier que l’ouvrier catholique joue dans le mouvement ouvrier de l’Allemagne et de la Suisse. C’est là, la raison essentielle des aspirations neutralistes qui se trouvent manifestées actuellement par les syndicats, et non les tendances réactionnaires qui agiraient dans le sens de l’ancien trade unionisme anglais. Ces tendances existent à la vérité chez nous aussi, elles cherchent à exploiter à leur profit les aspirations neutralistes, mais leur action n’est pas décisive et ne donne pas au mouvement neutraliste son caractère particulier.

L’ultramontanisme se plaît à nous montrer dans la religion catholique la seule digue assez résistante pour s’opposer au torrent socialiste. Sous une forme aussi générale cette affirmation est absolument inexacte ; en France, en Belgique, en Autriche, en Italie même le parti socialiste fait en réalité des progrès en somme plus rapides que dans la protestante Angleterre. Il y a cependant une parcelle de vérité dans cette affirmation : le catholicisme est certainement un obstacle à la propagande socialiste et surtout à un mouvement ouvrier indépendant là où il est la religion d’une minorité qui se considère à tort ou à raison comme opprimée par la majorité. Ainsi, il y a presque impossibilité pour l’Irlandais à devenir socialiste et les ouvriers catholiques de la Suisse et de l’Allemagne ont entravé considérablement le mouvement socialiste et le mouvement syndical.

La raison, en est, au moins partiellement, que dans les pays cités les catholiques occupent en général des territoires peu développés au point de vue économique. La statistique professionnelle de 1895 donnait pour l’empire allemand :

Sur 100 personnes occupées on comptait :

  Protestants Catholiques
56,72 43,01
Industrie 64,54 34,57
Commerce 65,78 28,21

Les catholiques sont donc beaucoup plus représentés dans les régions agricoles que dans les régions industrielles.

Mais cette explication n’est pas complètement satisfaisante ; un certain nombre de pays catholiques d’Allemagne sont des régions très avancées et cependant le parti socialiste a la plus grande peine à les conquérir : par exemple, les pays rhénans. Dans ces régions le phénomène ne peut s’expliquer que parce que le catholicisme n’y est pas religion d’Etat, c’est-à-dire une force auxiliaire des classes dirigeantes contre les classes dirigées, mais bien plutôt un organe de résistance de ces derniers contre l’oppression d’en haut, et qu’il gagne ainsi la confiance des masses exploitées en satisfaisant leur instinct d’opposition.

Les ouvriers et les petits bourgeois de l’Allemagne occidentale catholique, encore si démocrates en 1848, ne seraient pas aujourd’hui aussi dévoués à l’ultramontanisme si, en 1866, la catholique Autriche n’avait pas été exclue de la confédération allemande, et si l’empire allemand fondé en 1871 n’était pas devenu une puissance protestante qui s’empressa de faire sentir aux catholiques dans le Kulturkampf de Bismarck, de la manière la plus brutale, leur situation de minorité.

Depuis, les ouvriers catholiques constituent en Allemagne (et aussi en Suisse où la situation est analogie) une grande masse prolétarienne qui, si elle n’est pas tout-à-fait réfractaire au mouvement ouvrier moderne, lui est beaucoup moins sympathique que les classes correspondantes des contrées protestantes. Les conquérir et gagner les salariés agricoles, voilà les deux plus importants problèmes de propagande que le parti socialiste allemand doive résoudre en ce moment, problèmes beaucoup plus importants peut-être que celui de la conquête des paysans-propriétaires, qu’on peut différer en toute sécurité jusqu’au moment où nous aurons réussi à résoudre les deux premières questions.

Sur les 12.816.552 salariés qu’occupaient en 1895 l’agriculture, l’industrie et le commerce de l’Allemagne il y avait 5.627.794 travailleurs agricoles (dont 2.419.590 catholiques), 2.122.267 ouvriers industriels catholiques, 375.302 employés de commerce catholiques, en tout plus de 8.000.000 de catholiques et de travailleurs agricoles sur un total d’un peu moins de 13.000.000.

Ce sont ces 8 millions d’ouvriers qu’il importe de gagner tout d’abord, avant qu’il soit nécessaire de nous entendre sur la propagande à employer pour amener à nous les paysans-propriétaires. Remarquons toutefois, pour éviter toute fausse interprétation que ces 8 millions ne sont pas tous électeurs, il y a là dedans des femmes et des enfants. Chose assez surprenante : dans la population ouvrière catholique, le nombre des femmes salariées est relativement assez considérable dans l’agriculture et plutôt restreint dans l’industrie.

Il y avait dans l’agriculture, l’industrie et le commerce :

  Ouvriers agricoles Ouvriers industriels
Sur 100 travailleurs hommes catholiques 26,00 34,88
Sur 100 travailleurs femmes catholiques 55,16 17,17

Par contre,

  Ouvriers agricoles Ouvriers industriels
Sur 100 travailleurs hommes protestants 21,75 36,03
Sur 100 travailleurs femmes protestants 45,59 22,76

Le nombre des ouvriers agricoles hommes s’élevait à 3.239.646, celui des ouvriers industriels catholiques à 1.782.708, celui des employés de commerce catholiques à 237.988, en tout plus de 5 millions sur un ensemble de 9.000.000 de travailleurs (hommes) dans les trois grandes branches de l’activité humaine. Or sur ces 9 millions, il y en a au moins 5 millions d’un âge qui les prive du droit de vote : 3.859.000 ont moins de vingt ans ; la catégorie des gens qui ont de 20 à 30 ans comprend 3.861.000 homes. Si l’on fait le même calcul pour les travailleurs catholiques et pour les travailleurs agricoles on peut admettre que ces deux groupes fournissent plus de 2.500.000 électeurs et les autres salariés un peu plus de 2.000.000.

Il est nécessaire pour le mouvement ouvrier moderne, aussi bien pour le mouvement politique que pour le mouvement syndical, de conquérir cette masse. Non seulement afin qu’il fasse des progrès et qu’il finisse par entraîner la majorité, mais aussi pour qu’il conserve les positions conquises ; car les masses des ouvriers industriels catholiques et des travailleurs agricoles se répandent comme un flot de l’Est à l’Ouest, de la campagne et des petites villes dans les grandes villes et dans les centres industriels.

Parmi les groupes professionnels pour lesquels la conquête des ouvriers catholiques est particulièrement importante, il faut mettre au premier plan les mineurs. Si dans les trois groupes principaux, agriculture, industrie et commerce, les catholiques constituent les 37,5 % du nombre total des individus employés, dans les mines ils sont les 55 %, dans l’agriculture ils sont les 43,2 %, dans les industries mettant en œuvre des pierres ou des terres, carrières, poteries, verreries, etc., 39,4 %.

Mais si le parti socialiste et les syndicats ont le même intérêt à gagner les ouvriers catholiques, il y a cependant quelque apparence que ces intérêts ne sont pas solidaires.

L’ultramontanisme pouvait bien écarter les ouvriers catholiques du parti socialiste, mais il ne pouvait pas étouffer complètement chez eux les conflits d’intérêts entre le travail et le capital. La nécessité de s’organiser pour lutter contre la puissance excessive du capital a commencé à devenir manifeste même pour les ouvriers menés en lisière par le parti catholique, si bien que celui-ci s’est trouvé exposé à perdre sa clientèle prolétarienne, s’il n’allait pas au-devant de ses besoins d’organisation.

Un certain nombre d’organisations professionnelles se sont formées chez les ouvriers ultramontains (d’une manière plus faible aussi chez les ouvriers protestants conservateurs) ; ces organisations créées tout à fait sous l’influence cléricale montrent cependant que les ouvriers catholiques sont plus faciles à gagner au mouvement syndical qu’au mouvement socialiste. Mais qu’est-ce qui les empêche d’entrer dans les grands syndicats déjà existants ? On nous répond : c’est leur caractère socialiste ; qu’on leur enlève ce caractère, qu’on les rende neutres, et l’obstacle est supprimé, qui éloigne les ouvriers catholiques des syndicats. Ils seront gagnés au moins à l’un des deux cotés du mouvement ouvrier moderne et ils pourront ainsi plus facilement être gagnés à l’autre. La neutralisation des syndicats est donc la condition préalable, indispensable, de la croissance du mouvement prolétarien en Allemagne.

Le raisonnement est absolument logique et les tendances neutralistes qui en procèdent ont un tout autre caractère et sont infiniment plus sympathiques que les tendances des ouvriers aristocrates à la mode anglaise et de leurs amis bourgeois. On aurait tort de confondre ces deux aspirations, même si les apparences sont les mêmes et le raisonnement presque identique, même si le mouvement ouvrier aristocratique gagnait plus de forces, grâce aux avances faites aux ouvriers catholiques, qu’il n’en aurait autrement. Loin de vouloir la neutralisation pour séparer quelques couches aristocratiques du mouvement commun, on le désire au contraire pour amener au mouvement quelques couches restées en arrière. On ne veut pas diviser mais unir.

Avec ces constations nous n’avons pas encore indiqué notre position dans la question de la neutralisation, mais nous avons montré qu’il était possible d’en parler sans violence ni amertume.


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