1980

Source : La Vérité, n° 591, avril 1980.

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La grève générale de mai-juin 1968 est venue de loin

Stéphane Just


Le 13 mai 1968

Le 13 mai 1968

La grève générale de mai- juin 1968 a blessé mortellement sans l'achever la V° République. Depuis elle agonise. Mais pour savoir pourquoi et comment la V° République a été mortellement blessée, il est nécessaire d'analyser l'origine de ce régime, sa nature, sa fonction historique.

A la suite du soulèvement du corps des Officiers en Algérie, de la décomposition de la IV° République, juché sur les épaules de Guy Mollet et des parlementaires, de Gaulle accédait au pouvoir le 1° juin 1958. Le PCF, le PS et les appareils syndicaux s'étaient chargés de dérouter politiquement les masses et de les paralyser.

De Gaulle était hissé au pouvoir comme l'incarnation de la pérennité et de la primauté de l'Etat bourgeois, de l'intérêt national situé au-dessus des " partis ” et des classes. Il était l'homme providentiel, sauveur de l'unité nationale, arbitre en tout, dans la position classique d'un bonaparte.

La V° République dans le miroir de sa Constitution

Dans son discours prononcé le 4 septembre 1958 place de la République, de Gaulle mettait les points sur les "i” en présentant la nouvelle Constitution :

" Le nécessaire a été fait pour parer à l'irrémédiable à l'instant même où il était sur le point de se produire. Le déchirement de la nation fut, de justesse, empêché. On  pu sauvegarder la chance ultime de la République. C'est dans la légalité que moi-même et mon gouvernement avons assumé le mandat exceptionnel d'établir un projet de nouvelle Constitution et de le soumettre à la décision du peuple.
   Nous l'avons fait sur la base des principes posés lors de notre investiture. Nous l'avons fait avec la collaboration du Conseil consultatif institué par la Loi. Nous l'avons fait compte tenu de l'avis solennel du Conseil d'Etat. Nous l'avons fait après délibérations très libres et très approfondies de nos propres Conseils des ministres, ceux-ci formés d'hommes aussi divers que possible d'origines et de tendances, mais résolument solidaires. Nous l'avons fait, sans avoir, entre-temps, attenté à aucun droit du peuple ni à aucune liberté publique. La nation, qui seule est juge, approuvera ou repoussera notre oeuvre. Mais c'est en toute conscience que nous la lui proposons.
   Ce qui, pour les pouvoirs publics, est désormais primordial, c'est leur efficacité et leur continuité. Nous vivons en un temps où des forces gigantesques sont en train de transformer le monde. Sous peine de devenir un peuple périmé et dédaigné, il nous faut, dans les domaines scientifique, économique, social, évoluer rapidement. D'ailleurs, à cet impératif répondent le goût du progrès et la passion des réussites techniques qui se font jour parmi les Français et d'abord dans notre jeunesse. Il y a là des faits qui dominent notre existence nationale et doivent, par conséquent, commander nos institutions (...).
   L'univers est traversé de courants qui mettent en cause l'avenir de l'espèce humaine et portent la France à se garder tout en jouant le rôle de mesure, dé paix, de fraternité que lui dicte sa vocation. Bref, la nation française refleurira ou périra suivant que l'Etat aura ou n'aura pas assez de force, de constance, de prestige pour la conduire là où elle doit aller.
   C'est donc pour le peuple que nous sommes, au siècle et dans le monde où nous sommes, qu'a été établi le projet de Constitution.
Que le pays puisse effectivement être dirigé par ceux qu'il mandate et leur accorde la confiance qui anime la légitimité. Qu'il existe au-dessus des luttes politiques un arbitre national, élu par les citoyens qui détiennent un mandat public, chargé d'assurer le fonctionnement régulier des institutions, ayant le droit de recourir au jugement du peuple souverain, répondant, en cas d'extrême péril, de l'indépendance, de l'honneur, de l'intégrité de la France et du salut de la République. Qu'il existe un gouvernement qui soit fait pour gouverner, à qui on en laisse le temps et la possibilité, qui ne se détourne pas vers autre chose que sa tâche, et qui, par là, mérite l'adhésion du pays. Qu'il existe un Parlement destiné à représenter la volonté politique de la nation, à voter les lois, à contrôler l'exécutif sans prétendre sortir de son rôle. Que gouvernement et Parlement collaborent mais demeurent séparés quant à leurs responsabilités et qu'aucun membre de l'un ne puisse, en même temps, être membre de l'autre. Telle est la structure équilibrée que doit revêtir le pouvoir. Le reste dépendra des hommes. ”

La Constitution de la V° République consacre la prééminence de l'Etat, du pouvoir exécutif que le président de la République incarne. Désormais :

" Art. 8 - Le président de la République nomme le Premier ministre, il met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du gouvernement.
Sur la proposition du Premier ministre, il nomme les autres membres du gouvernement et met fin à leurs fonctions. ”

En outre, le président de la République est investi des fonctions essentielles de l'Etat. La primauté du président de la République et du gouvernement est assurée de diverses façons. L'article 49 stipule :

"  Le Premier ministre, après délibération du Conseil des ministres, engage devant l'Assemblée nationale la responsabilité du gouvernement sur son programme ou éventuellement sur une déclaration de politique générale.
L'Assemblée nationale met en cause la responsabilité du gouvernement par le vote d'une motion de censure. Une telle motion n'est recevable que si elle est signée par un dixième au moins des membres de l'Assemblée nationale. Le vote ne peut avoir lieu que quarante-huit heures après son dépôt. Seuls sont recensés les votes favorables à la motion de censure, qui ne peut être adoptée qu'à la majorité des membres de l'Assemblée nationale.
   (...) Si la motion de censure est rejetée, ses signataires ne peuvent en proposer une nouvelle au cours de la même session, sauf dans le cas prévu à l'alinéa ci-dessous.
   Le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du gouvernement devant l'Assemblée nationale sur le vote d'un texte. Dans ce cas, ce texte est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l'alinéa précédent. Le Premier ministre a la faculté de demander au Sénat l'approbation d'une déclaration de politique générale. ”

Ce qui veut dire qu'au cas où une motion de censure n'est pas déposée, ou n'est pas votée par la majorité absolue des députés à l'Assemblée nationale, le projet gouvernemental est considéré comme adopté. Au cas où une motion de censure est adoptée, l'article 50 stipule :

"Lorsque l'Assemblée nationale adopte une motion de censure ou lorsqu'elle désapprouve le programme ou une déclaration de politique générale du gouvernement, le Premier ministre doit remettre au président de la République la démission du gouvernement. ”

Mais y compris dans ce cas le président de la République décide :

"Art, 12- Le président de la République peut, après consultation du Premier ministre et des présidents des assemblées, prononcer la dissolution de l'Assemblée nationale.
   Les élections générales ont lieu vingt jours au moins et quarante jours au plus après la dissolution. ”

La liquidation de la IV° République, l'avènement de la V° République correspondaient à des exigences profondes de l'impérialisme français. Il venait de subir une irrémédiable défaite en Indochine. Depuis le 1° novembre 1954, la guerre révolutionnaire pour l'indépendance embrasait l'Algérie. Dans toutes les colonies, les masses se dressaient ou étaient prêtes à se dresser contre le régime colonial. D'autre part, sous peine de déchoir à un rang de quinzième ordre, l'impérialisme français devait s'insérer d'une autre façon qu'auparavant dans les rapports économiques européens et mondiaux, dans la division internationale du travail. Le temps du plan Marshall était révolu, tout comme était passé celui où l'impérialisme américain avait subventionné la guerre d'Indochine. Négocié sous la IV° République, le traité de Rome, qui instituait la Communauté économique européenne, voulue par l'impérialisme américain, ainsi qu'une vaste zone de libre échange de marchandises et de circulation des capitaux qu'il espérait investir, entrait en application. L'impérialisme français devait obligatoirement modifier profondément son insertion, ses rapports internationaux, s'efforcer d'en établir d'autres sur une nouvelle base. Mais, ainsi qu'un préalable, il lui était indispensable de mettre fin à l'ancien colonialisme, d'accorder aux anciennes colonies leur indépendance politique.

Ce n'était pas simple. Le colonat, toute une partie du capital financier, de l'armée, de l'appareil d'Etat, étaient liés à la colonisation directe et la défendaient.

En finir avec les anciennes formes de colonisation, accorder l'indépendance politique aux anciennes colonies, particulièrement à l'Algérie, vouée dés 1830 à devenir une colonie de peuplement, amenait inéluctablement à une nouvelle crise politique qui fissurait de haut en bas la bourgeoisie, le corps des officiers, l'Etat. A sa prise du pouvoir, de Gaulle devait tenir compte de ces données. Il lui fallait ménager les anciens partis et les organisations ouvrières tant que cette question ne serait pas réglée, pour faire face et mettre en échec, au cas d'une nouvelle crise " nationale ” déchirant l'Etat, les forces attachées au colonat, qui avaient pourtant contribué à le porter au pouvoir. Aussi l'article 6 de la Constitution fait-il encore du président de la République l'élu des assemblées, elles-mêmes élues :

"  Le président de la République est élu pour sept ans par un collège électoral comprenant les membres du Parlement, des conseils généraux et des assemblées des territoires d'outre-mer, ainsi que les représentants élus des conseils municipaux. ”

Au cours des premières années de la V° République, les attaques contre le mouvement ouvrier, la classe ouvrière et les partis n'ont pas manqué. Le plan Pinay-Rueff, qui comprend une importante dévaluation du franc, est une violente attaque contre le pouvoir d'achat et les conditions de vie des masses. Les référendums se succèdent, par lesquels de Gaulle fait plébisciter la Constitution (28 septembre 1958), sa politique par rapport à l'Algérie (8 janvier 1961), les accords d'Evian (8 avril 1962). Pourtant, il a besoin pour imposer sa politique en Algérie de l'appui des dirigeants du mouvement ouvrier. De Gaulle affirme le 16 septembre 1959 le droit de l'Algérie à l'"autodétermination”. Il engage la lutte contre les "ultras”. Le 24 janvier 1960 commence à Alger la "semaine des barricades”, soulèvement des "pieds-noirs” pour l'"Algérie française”, que de Gaulle va briser. Le concours des centrales syndicales, qui appellent à une grève générale symbolique d'une heure, le l° février, lui est tout acquis.

Lors du putsch des généraux d'Alger, du 22 au 25 avril 1961, de Gaulle met en application l'article 16. Les centrales syndicales et les partis ouvriers l'appuient entièrement.

De Gaulle engage le combat pour l'Etat corporatiste et échoue

Mais, une fois réglé le problème de l'Algérie, le régime bonapartiste doit s'atteler à réaliser pleinement le programme qui le justifie aux yeux du grand capital : bouleverser radicalement les rapports entre les classes en France, détruire le mouvement ouvrier organisé, syndicats et partis, broyer la classe ouvrière, l'atomiser, la subordonner à l'appareil d'Etat, cela en fonction même de la nécessité de s'intégrer d'une nouvelle façon au marché européen et mondial, à la division internationale du travail, et de procéder à de profondes modifications structurelles. Le programme peut se définir en quelques mots : en finir avec le régime des partis, appliquer l'"association capital-travail ”, soumettre les couches exploitées à l'"ardente obligation du plan”. En quelques mots, de Gaulle doit constituer l'"Etat fort”, l'Etat corporatiste.

Grâce à l'appui des partis ouvriers, qui ont appelé à répondre "oui”, de Gaulle a obtenu 90,70 % au référendum du 8 avril 1962 ratifiant les accords d'Evian. Immédiatement il prend l'offensive politique. Prenant prétexte de l'attentat du "Petit-Clamart”, il décide de modifier par voie de référendum le mode d'élection du président de la République. Les parlementaires votent le 5 octobre 1962 une motion de censure à la majorité absolue. De Gaulle dissout l'Assemblée nationale élue en 1958. Il garde Pompidou comme Premier ministre et procède au référendum du 28 octobre, qui institue l'élection du président de la République au suffrage universel (62,25 % de oui). Au mois de novembre, lors des élections législatives, une majorité de députés inconditionnels est élue à l'Assemblée nationale. Ce n'est qu'un début.

De Gaulle doit poursuivre son offensive et porter un coup décisif à la classe ouvrière et à ses organisations pour que l'Etat bonapartiste puisse accomplir pleinement sa fonction. Mais, comme le disait Trotsky, "en politique le temps est une des matières premières les plus précieuses”. En mai 1958, la classe ouvrière a subi une dure défaite sans combat. La bourgeoisie lui a économiquement porté des coups très durs. Cependant, pour régler la question algérienne et surmonter la crise de l'Etat, de Gaulle a dû ménager le mouvement ouvrier et en conséquence le prolétariat comme classe. Le mouvement ouvrier, syndicats et partis, certes affaibli, reste néanmoins debout. Il va servir de cadre à une remobilisation du prolétariat, qui surmonte sa défaite.

Dés 1960, sous l'impulsion de la Fédération de l'éducation nationale, contre la loi Debré qui porte durement atteinte à la laïcité de l'école, une manifestation laïque se déroule à Vincennes : elle regroupe 500000 manifestants venus de la France entière. Il est vrai qu'aux manifestants qui criaient " A Paris, à Paris ”, les dirigeants de la FEN ont répondu : " Une autre fois. ” Le 8 février 1962, le PCF appelait à une manifestation. Au métro Charonne, la police assassinait littéralement huit manifestants. Le 13 février, une manifestation regroupant des centaines et des centaines de milliers de travailleurs se déroule à travers Paris jusqu'au cimetière du Père-Lachaise, où les huit morts de Charonne sont enterrés. Bien sûr, en ce cas également, les dirigeants ont soigneusement canalisé le mouvement. Le plus important était que la classe ouvrière se ressaisissait, surmontait sa défaite politique de 1958 et se préparait à faire face.

Le succès politique remporté par de Gaulle en octobre 1962, que complétaient les élections de novembre à l'Assemblée nationale, ne suffisait pas. Il était trop tard pour espérer, à froid, briser la classe ouvrière, intégrer les organisations syndicales, établir le corporatisme, "en finir avec les partis”, Une bataille d'une importance capitale était devenue inévitable entre l'Etat bonapartiste que de Gaulle incarnait et le prolétariat.

De Gaulle a cru qu'il pouvait gagner cette bataille décisive au détriment des mineurs. Dès ces années la corporation minière était durement touchée par la restructuration du capitalisme français; à la baisse du pouvoir d'achat se conjuguaient la suppression de l'exploitation de nombreux puits, la modernisation, la compression massive des effectifs.

Depuis la fin de l'année 1962, une forte agitation se manifestait dans les mines. Les mineurs veulent que leurs revendications soient satisfaites ou engager le combat. Le 28 février, Bokanowski, ministre du Travail, reçoit quelques minutes les représentants des fédérations du sous-sol. Il leur signifie le "non” du gouvernement aux revendications des mineurs. Les mineurs rejettent les "grèves tournantes” et autres "actions” bidon. Ils veulent et imposent aux dirigeants syndicaux la grève générale jusqu'à satisfaction. La grève est décidée à partir du lundi 4 mars, où seules travaillent les mines de Lorraine. De Gaulle décrète la réquisition des mineurs. En Lorraine où, au référendum d'octobre 1962, de Gaulle a obtenu 92% de oui, la grève des mineurs est générale le 4. Elle est générale dans tous les bassins le 5 mars. La réquisition a échoué. Pendant cinq semaines, la grève générale des mineurs va se poursuivre, inébranlable.

Contre la tentative de de Gaulle de porter un coup décisif à toute la classe ouvrière, par mineurs interposés, s'affirme la volonté de riposte de la classe ouvrière tout entière ! On lira page 5 ce que rapporte " Informations ouvrières ” le 16 mars.

Le mercredi 13, plusieurs milliers de mineurs de fer venus de Lorraine sont concentrés place des Invalides. Ils viennent à Paris exiger satisfaction à leurs revendications. Le matin, les ouvriers du dépôt de Clichy de la RATP ont décidé de débrayer et d'aller les accueillir. Place des Invalides, ils déploient une banderole où on lit: "Grève générale ; c'est l'aide aux mineurs. ” D'innombrables adresses sont envoyées aux bureaux confédéraux qui leur demandent de s'entendre et d'appeler ensemble à la grève générale.

Le bureau confédéral de la CGT répond par une lettre type. On y lit :

" ... Vous proposez la grève générale à l'appel des trois centrales nationales, c'est une idée aussi séduisante qu'utopique. Séduisante, car c'est, qu'on le veuille ou non, une solution de facilité qui n'engagerait pas les organisations, mais les seules confédérations. Utopique, car elle laisse croire que tous les problèmes du régime gaulliste peuvent être réglés par ce moyen. Ce qui laisse imaginer facilement sur quoi déboucherait une telle initiative. D'ailleurs, nos organisations le comprennent fort bien, comme en ont témoigné les actions menées dans le textile, les produits chimiques, chez les fonctionnaires, à l'EDF-GDF, chez les cheminots, dans les métaux, etc. Jamais les actions n'ont eu un caractère aussi élevé que maintenant.
   Voilà, cher camarade, la réponse aux problèmes soulevés dans ta lettre, et en souhaitant qu'elle te donnera entière satisfaction. Reçois, cher camarade, l'assurance de nos salutations syndicalistes. ”

Le bureau confédéral CGT ne veut pas de grève générale, mais des grèves tournantes. Quant à l'aide aux mineurs, elle se limite à collecter des fonds.

" Informations ouvrières ” le 16 mars 1963

" Dés lors que de Gaulle signait l'ordre de réquisition des mineurs, aucun doute ne pouvait subsister : il voulait porter un coup décisif au mouvement ouvrier.

Les mineurs, en passant outre à la réquisition, ont mis en cause " l'autorité de l'Etat" ; ils devenaient, du même coup, l'avant-garde d'un combat qui concernait toute la classe ouvrière.

Cela, l'ensemble de la classe ouvrière l'a compris instantanément, comme l'attestent de nombreuses résolutions et pétitions, adressées tant aux fédérations ( cheminots, enseignants, employés, RATP, etc...) que, directement, aux bureaux confédéraux, dès les premiers jours de la grève, et soigneusement tenues sous le boisseau par la presse, de L'Aurore à L'Humanité.

Que réclament les travailleurs ? La conclusion d'une adresse envoyée par le personnel ouvrier du dépôt de Clichy (RATP) le dit sans équivoque :

" La seule façon pour que la victoire des mineurs et la nôtre soient totales, c'est : tous ensemble dans la grève. C'est pourquoi les travailleurs du dépôt de Clichy soussignés s'adressent à vous, camarades des bureaux confédéraux (CGT, FO, CFTC), ainsi qu'à vous, responsables de la FEN. Ils vous demandent de vous réunir tous ensemble, de vous entendre immédiatement, et de lancer dans un appel commun l'ordre de grève générale. "

Dans cette bataille, la grève des mineurs est le catalyseur. Toute la classe ouvrière a les yeux fixés sur elle. La moindre faiblesse pourrait être fatale. Ceux qui détiennent les clés du problème, ce sont les bureaux confédéraux. Les travailleurs le savent, c'est pourquoi ils s'adressent à eux; le gouvernement le sait, toutes les couches de la bourgeoisie le savent, la presse le sait, les bureaux confédéraux le savent aussi. Toute la politique gouvernementale va donc consister à user la grève, à la "pourrir", pour obtenir, en souplesse, un fléchissement, la question de la réquisition étant mise en veilleuse. Tout le monde le sait. Relevons ce passage de l'article de René Andrieu (L'Humanité du 15 mars) :

" Le pouvoir, qui semble avoir été surpris par l'échec total de son décret de réquisition, biaise, et s'efforce de gagner du temps. Manifestement, il n'a pas perdu l'espoir de trouver une faille dans le bloc compact que les travailleurs lui opposent, et il cherche à lasser les mineurs engagés dans la troisième semaine de grève. "

Or, au cours de la dernière semaine, qu'ont fait les dirigeants des syndicats et des partis qui se réclament de la classe ouvrière ? Le samedi 9 mars, les présidents des groupes parlementaires de la SFIO et du PCF réclament la convocation du Parlement : ils en appellent au Parlement gaulliste, l'ombre de de Gaulle, pour lutter contre de Gaulle ! Cependant, le dimanche 10 mars, on envoie les militants syndicaux quêter sur les marchés et... à la sortie des messes. ”

Finalement, les mineurs reprendront le travail sans que leurs revendications soient pleinement satisfaites. Les dirigeants ont réussi à empêcher la grève générale qui aurait pu balayer de Gaulle. La V° République n'en a pas moins subi une défaite politique dont jamais elle ne se relèvera.

De Gaulle ne renonce pas

De Gaulle ne renonce pas pour autant à édifier l'Etat corporatif. La liste des " réformes ” qu'il entreprend entre 1963 et 1968 est impressionnante :

" De Gaulle a mis en place la lourde machine policière constituée par la réforme administrative, l'institution du service de défense, l'élargissement du réseau des organismes du plan (commissions professionnelles, CODER, etc.), le comité d'étude des coûts et des revenus, les organes Toutée-Grégoire dans le secteur nationalisé ; s'intègrent à ce dispositif les lois sur la formation professionnelle ; sur la réforme des comités d'entreprise; sur la réforme de l'enseignement (plan Fouchet) ; lois anti-grève de juillet 1963 ; ordonnances sur l'emploi et l'intéressement... Il faudrait d'ailleurs, pour brosser un tableau complet, prendre en considération bien d'autres éléments, comme: la réorganisation de l'armée, qui institue, aux côtés de la force de frappe, une force mobile d'intervention à distance (parachutistes, blindés légers) rodée périodiquement au Niger et au Gabon, mais dont la destination ouvertement contre-révolutionnaire ne fait pas de doute, et une force de défense opérationnelle du territoire conçue directement en vue du quadrillage policier du pays ; le renforcement de l'appareil policier, CRS, polices urbaines, gardes mobiles ; et d'autres éléments encore que nous connaissons moins bien, comme la réorganisation de l'appareil préfectoral (important mouvement de personnel de ces derniers mois, nomination de Somveille, l'ancien bras droit de Papon, au cabinet de Pompidou, etc.) ; la réorganisation du ministère de l'Intérieur ; la quasi-suppression de toute garantie d'indépendance pour les juges du parquet ; la réforme de la procédure de l'instruction (avec l'institution du secret) ; l'allongement du délai de garde à vue... etc. Le bonapartisme a, certes, maintenu toutes les apparences "quotidiennes" d'une vie démocratique normale, mais en réalité il n'est pratiquement aucun domaine des libertés publiques et individuelles qui n'ait été gravement entamé dans la dernière période (avec le silence et dans l'indifférence bien sûr des " juristes démocrates "). ” (Le bonapartisme gaulliste et les tâches de l'avant-garde, Robert Clément, La Vérité, février-mars 1968, n° 540.)

A la suite des élections législatives de mars 1967, le gouvernement Pompidou demande à l'Assemblée nationale et obtient évidemment d'elle les pouvoirs spéciaux jusqu'au 31 octobre pour régler par ordonnances et décrets l'ensemble des problèmes économiques et sociaux. Au cours de l'été, les ordonnances Pompidou sont promulguées. Elles portent :

Sur l'emploi : elles visaient non à résorber le chômage, mais à utiliser au mieux pour les besoins des profits capitalistes la situation créée par son extension.
Le but avoué de l'Agence nationale pour l'emploi était d'accroître la mobilité de la main-d'oeuvre. Ainsi, "pour le compte de l'Etat", se crée un organisme que l'on peut comparer aux entreprises de location du travail, type "Manpower", qui a l'ambition de contrôler 30 à 35 % de la main-d'oeuvre nationale. Il s'agit de disposer d'une masse de travailleurs déqualifiés, exploitables à merci, transférables sans garantie d'un bout à l'autre du territoire selon les besoins du profit.
Sur la Sécurité sociale : il s'agit de démanteler une conquête ouvrière. Il s'agit, en définitive, de reprendre aux travailleurs, pour le réintégrer dans le circuit du profit, le salaire différé appartenant en propre aux travailleurs que représentent les fonds de la Sécurité sociale. Pour cela, il faut briser l'institution même de la Sécurité sociale, ôter tout contrôle aux travailleurs sur les fonds qui leur appartiennent, menacer - par le relèvement des prestations, la limitation des risques couverts, la réduction du ticket modérateur - la santé de centaines de milliers de travailleurs.
Sur l'intéressement : les termes mêmes de l'introduction à l'ordonnance sur l'intéressement en définissent le contenu : " Il faut faire participer les travailleurs à l'expansion des entreprises et les y intéresser directement, cela d'autant que le V° Plan subordonne justement la croissance économique à une augmentation des investissements dus principalement à l'autofinancement. " On voit qu'il ne s'agit nullement, comme l'ont affirmé les dirigeants du mouvement ouvrier, d'une simple duperie. Il s'agir de faire participer les travailleurs à leur propre surexploitation. Il s'agit, en enchaînant les organisations syndicales à la réalisation des objectifs de production de l'entreprise, de faire du délégué syndical un agent de la direction, de transformer les organisations syndicales d'organisations revendicatives en rouages du patronat et de l'Etat. Il s'agit d'un pas en avant important dans la voie de l'intégration.
Sur l'adaptation des entreprises au Marché commun : cette ordonnance décide toute une série de mesures, en particulier allégements fiscaux pour les entreprises qui se modernisent, signifiant que le contribuable en général - c'est-à-dire d'abord le travailleur - fera les frais du développement des grandes entreprises capitalistes. ” (La grève générale de mai-juin 1968, François de Massot.)

Dans ce cadre, il s'agit de mettre en application le V° Plan ( l'"ardente obligation du plan” de de Gaulle), dont l'objectif est de rendre le capitalisme français compétitif, alors qu'en mai 1968 vont être abolies les frontières douanières entre les six pays du Marché commun, c'est-à-dire de surexploiter la classe ouvrière, de briser toute capacité de résistance des  masses exploitées et de la jeunesse.

Cependant, les conditions politiques ne sont plus identiques à ce qu'elles étaient avant la grève des mineurs de mars-avril 1963. La défaite politique que de Gaulle a subie a de dures répercussions sur le régime, et la bourgeoisie perd en partie sa confiance en eux. De Gaulle ne peut prendre le risque d'un affrontement direct "classe contre classe” avec le prolétariat et la jeunesse, dont l'ont protégé les appareils syndicaux et en premier lieu celui de la CGT au moment de la grève des mineurs, Il lui faut donc truquer et ruser. Mais le temps presse.

Seront finalement décisifs les processus politiques qui se déroulent dans le mouvement ouvrier, à l'intérieur de la classe ouvrière, de la jeunesse, les rapports complexes qui s'y combinent en regard de la politique du pouvoir et du capital. Les limites de cet article ne permettent pas de les retracer dans le détail. Aussi faut-il se contenter d'évoquer les faits qui sont les plus marquants.

A peine la grève des mineurs était-elle terminée que l'appareil stalinien tendait tous ses moyens pour lancer une vague de grèves tournantes et disloquantes. Avant même la grève des mineurs, pour bloquer et liquider un mouvement de grève spontané qui s'est produit à la RATP à la veille du référendum d'octobre 1962, l'appareil stalinien a réussi à imposer aux catégories ouvrières une série de grèves tournantes qui dureront des semaines et se termineront par l'épuisement des travailleurs de ces catégories, si on excepte les dépôts, dont celui de Clichy, qui ont opposé aux grèves tournantes la grève jusqu'à satisfaction. A peine la grève des mineurs était-elle terminée que l'appareil stalinien de la CGT lançait criminellement une nouvelle série de grèves tournantes, mais cette fois au réseau ferré de la RATP. Il donnait délibérément les moyens au gouvernement de prendre une mince revanche: l'Assemblée nationale gaulliste votait en juillet une première loi réglementant le droit de grève dans les services publics ; un préavis de cinq jours francs avant de déclencher une grève devenait obligatoire. Les appareils n'allaient pas pour autant abandonner leur tactique de sabotage délibéré de la combativité ouvrière.

Pour et contre le " Tous Ensemble ”

Mais la conviction que la grève générale contre de Gaulle et le patronat pour arracher les revendications était nécessaire et possible au moment de la grève des mineurs s'est profondément implantée dans la classe ouvrière. La méthode des grèves tournantes se heurte à l'expérience et aux aspirations des masses. L'appareil de la CGT, pour poursuivre sa politique, doit manœuvrer et ruser avec les travailleurs et les militants. Il lance pour le 17 mars 1964 le mot d'ordre d'une journée nationale de grèves. Une forte participation aux grèves et aux manifestations démontre la volonté des travailleurs de combattre "tous ensemble”. C'est ce que va exprimer l'"appel de Nantes”, que 135 ouvriers de cette ville lancent à l'initiative de l'OCI et qui se conclut ainsi :

" Pour combattre, il faut réaliser l'unité d'action ! L'unité pour l'action suppose que soient condamnées et abandonnées les grèves tournantes, qui divisent, fractionnent, atomisent le front des travailleurs. Les organisations syndicales devraient diriger la lutte d'ensemble, mais, au niveau des centrales, aucun bureau confédéral n'est partisan de s'engager dans une telle action.

Les organisations syndicales devraient diriger ta lutte contre le régime capitaliste, mais toutes participent aux différents organismes (Plan, etc.) où le patronat prépare les mauvais coups contre la classe ouvrière. Travailleurs, syndiqués de toutes tendances, c'est à nous d'imposer, de contrôler, de surveiller le comportement de nos dirigeants. Organisons-nous ! Discutons ensemble ! Imposons nos décisions ! ”

Des milliers de travailleurs de diverses régions de France vont contresigner cet appel à partir duquel toute une agitation se développe au cours de l'année 1964 pour le "tous ensemble”. Ainsi, le 19 juin, salle Lancry, un meeting réunissait des centaines de participants. De nombreux militants responsables y prenaient la parole. Néanmoins, dès après le 17 mars, les appareils des organisations syndicales, d'abord et avant tout celui de la CGT, fréquemment épaulé par la CFTC, poursuivaient la valse des grèves tournantes chez les cheminots, les postiers, dans la métallurgie, etc. Les grèves tournantes permettaient au gouvernement de faire ratifier par l'Assemblée nationale une nouvelle loi réglementant le droit de grève pour les contrôleurs de la navigation aérienne.

Le  11 décembre 1964 et ses suites

Le gouvernement de Gaulle-Pompidou poursuivait inlassablement son attaque contre la classe ouvrière. Les dirigeants de FO étaient amenés à proposer " une grève générale interprofessionnelle contre le V° Plan, la politique des revenus et l'asservissement des syndicats à l'Etat ”. De leur côté, les directions de la CGT et de la CFTC des services publics, auxquels les fonctionnaires FO et FEN s'associaient, décidaient une manifestation des travailleurs de ce secteur le 2 décembre 1964, place de l'Opéra. Mais le gouvernement interdisait la manifestation. Les dirigeants FO et FEN appelaient alors toutes les corporations à une grève générale de vingt-quatre heures le 11 décembre. Les dirigeants de la CGT et de la CFTC s'y associaient tout en limitant l'ordre de grève aux fonctionnaires et aux travailleurs des services publics. De leur côté, les dirigeants FO se refusaient à tout front unique déclaré avec les dirigeants de la CGT. L'aspiration au "tous ensemble”, à la grève générale, était si puissante que la grève du 11 décembre 1964 était totale dans les services publics et chez les fonctionnaires. En de nombreuses entreprises privées des centaines de milliers de travailleurs débrayaient. La grève, une fois encore, exprimait la fantastique puissance de la classe ouvrière.

Dès lors se posait la question : et maintenant ? La seule réponse positive était d'engager la grève générale contre de Gaulle et pour la satisfaction des revendications. Cette réponse, la classe ouvrière l'attendait des dirigeants des centrales syndicales. L'appel du comité confédéral national de la CGT-FO à la grève du 11 décembre avait fière allure :

Devant la pression paralysante des pouvoirs publics, l'heure n'est plus aux atermoiements, ni à la tactique de la guérilla continue. ”

Mais attention. Pour les dirigeants de FO et de la FEN, la grève de vingt-quatre heures avait été utile comme moyen de pression sur de Gaulle et son gouvernement. En aucun cas il ne s'agissait d'en finir avec eux et leur politique. Aussi la grève était-elle sans lendemain. En ce qui concerne les dirigeants staliniens coincés entre les aspirations des masses au "tous ensemble” et l'ordre de grève générale de vingt-quatre heures que les dirigeants de FO et de la FEN avaient lancé, ils avaient été contraints de suivre, tout en limitant leur appel à la grève aux travailleurs des services publics et aux fonctionnaires.

Un accord de fait significatif s'est alors réalisé entre les appareils confédéraux pour désamorcer les conséquences de la grève générale de vingt-quatre heures du 11 décembre 1964.

Dès le lendemain du 11, l'appareil CGT relance les grèves tournantes, grève des roulants SNCF les 18 et 19, grèves tournantes dans les PTT.

Il n'est d'ailleurs que de se reporter à la résolution de la CA de la CGT du 22 décembre 1964 ("Le Peuple”, n° 716) pour mieux comprendre :

"L'action unie aura son plein effet si se développent des campagnes revendicatives suivies et systématiquement organisées dans chaque lieu de travail, localité, corporation, en face de chaque employeur et de chaque chambre patronale, avec le souci de s'assurer la compréhension et le plus large appui de la population. Ces campagnes auront leur pleine efficacité dans la mesure où seront mises en valeur les revendications propres à chaque catégorie (...) et prises toutes initiatives pour associer les syndiqués, consulter les travailleurs, décider avec eux et avec les autres organisations des mois d'ordre à chaque phase du développement de l'action, en alliant les actions partielles à des mouvements de plus grande ampleur. ”

Les 6 et 8 janvier, nouveaux communiqués du bureau confédéral CGT annonçant:

" une grève avant la fin du mois de janvier si le gouvernement persiste dans son refus d'ouvrir des négociations valables lors des procédures dilatoires actuelles, condamnées par l'ensemble des organisations syndicales.
Le bureau de la CGT apportera son soutien actif aux organisations des secteurs public et nationalisé pour le succès complet de la grève qui sera déclenchée avant la fin du mois de janvier (,..). En même temps, la CGT demande à ses organisations (fédérations du secteur privé) (...) de prendre les contacts et initiatives nécessaires pour assurer, dans des conditions qui tiendront compte de chaque situation, la plus large participation à l'action. ”

Une grève partagée sur deux jours : 27 et 28 janvier 1965

La direction de FO, qui s'affirme " anti-unitaire ”, appelle, avec la CGT, la CFDT, la CGC et la FEN, les fonctionnaires et les travailleurs des services publics à une grève les 27 et 28 janvier. Le 20 janvier, la "CE de la CGT-FO élargie aux fédérations”, sous la pression du bureau confédéral, déclarait "soutenir pleinement les fédérations qui de ce fait avaient décidé la grève pour les 27 et 28 janvier ”. Cette action s'inscrit dans le prolongement du 11 décembre 1964. De plus, les travailleurs du secteur privé sont appelés par leurs organisations FO à " participer largement et activement au mouvement ”. (" Force ouvrière ”, 27 janvier 1965.)

Le numéro 233 d'" Informations ouvrières ” ronéotypé, en date du 6 février 1965, écrit :

" Après les grèves des 27 et 28 janvier, toutes les confédérations - CGT, CGT-FO, CFDT- ainsi que la FEN se félicitent de l'" ampleur ” de la " deuxième étape ” du mouvement. En vérité, cette satisfaction ne repose sur aucune réalité : 80 % des travailleurs ont fait grève le 11 décembre, à peine 40% en moyenne les 27 et 28 janvier. Ainsi, en un peu plus d'un mois, nous avons assisté à une opération réussie dans le but de désamorcer les possibilités ouvertes. Le 11 décembre, les travailleurs des services publics, de la fonction publique et les secteurs du privé qui se sont associés ont massivement participé à l'action. Ils avaient parfaitement conscience que la grève du il décembre n'aboutirait pas à un succès revendicatif immédiat. Ils acceptaient ce mouvement comme une étape vers le "tous ensemble” contre le gouvernement. Les mois d'ordre confédéraux précisaient en partie ces objectifs : contre l'intégration, contre les tentatives de l'Etat de neutraliser les syndicats. Etape vers une action d'ensemble visant à faire capituler le gouvernement, le 11 décembre devait précéder une mobilisation plus large, plus générale, dans la mesure même où Pompidou et de Gaulle manifestaient clairement leur volonté de ne pas reculer. ”

Plus loin, " Informations ouvrières ” poursuit :

" A quoi avons-nous assisté ? Le 19 décembre, la CGT et la CFDT lançaient une première grève limitée chez les roulants de la SNCF. Durant le mois de janvier, toutes les directions confédérales unissaient leurs efforts pour désorganiser les possibilités ouvertes le 11 décembre. Le mécanisme de cette honteuse trahison a été bien rodé. Nous en retracerons brièvement la trame :
La grève fut décidée non pas tous ensemble, mais échelonnée sur deux jours.
La volonté d'émietter le mouvement a été poussée à tel point que dans la Sécurité sociale, par exemple, la CGT et la CFDT ont imposé pour la région parisienne la grève le 27 et pour la province le 28.
Le métro, l'enseignement public, les cheminots, etc., sont appelés à débrayer le 27, l'EDF le 28 ! La grève est à tel point partiellisée que, le 27 au matin, elle repose sur la tête d'épingle d'une seule catégorie, les conducteurs du métro où, par ailleurs, le syndicat autonome se prononce contre la grève ! C'est ainsi que le soi-disant mouvement d'ensemble préparé par Frachon, Lauré, Bergeron et Descamps est supporté le 27 à 5 h 30 par à peu prés 2 000 travailleurs. Le métro a donc fonctionné le 27, les travailleurs sont en partie allés au travail ! ”

L'année 1965 allait être ponctuée par d'innombrables grèves tournantes. Cette année était également celle où, selon la Constitution dont le caractère bonapartiste avait été renforcé au référendum d'octobre 1962, pour la première fois le président de la République serait élu au suffrage universel. A ces élections, ni la SFIO ni le PCF ne présentent de candidats. Ensemble ils soutiennent la candidature de François Mitterrand. Mais il faut préciser qu'alors Mitterrand n'était pas membre et encore bien moins dirigeant d'un des deux grands partis ouvriers, mais à la tête d'une petite formation bourgeoise, l'UDSR. Certes, la mise en ballottage de de Gaulle était un échec politique du régime. Le plus important était cependant que les dirigeants de la SFIO et du PCF bouchaient toute possibilité d'expression politique de classe et toute issue de classe au prolétariat en ne présentant pas de candidat d'un parti ouvrier. C'était sur le plan des élections présidentielles la même politique que les grèves tournantes, que le refus du "tous ensemble” sur le terrain des luttes ouvrières. Un autre aspect de cette politique était la collaboration aux organismes de participation. Les dirigeants des partis ouvriers et les appareils syndicaux défendaient avec acharnement l'Etat bourgeois, en l'occurrence la V° République. Ils  combattaient avec non moins d'acharnement contre la réalisation du front unique ouvrier.

Grèves et élections législatives en 1967

Il serait extrêmement long et fastidieux d'énumérer les innombrables grèves tournantes et actions de ce type que, sous l'impulsion de l'appareil stalinien de la CGT, les appareils bureaucratiques allaient imposer à la classe ouvrière au cours de mois et d'années. Le 10 janvier 1966, la direction de la CGT et celle de la CFTC devenue CFDT concluaient un pacte d'unité qui s'inscrivait dans la politique de participation. A partir de lui, une nouvelle relance de la méthode des grèves tournantes était entreprise au nom de l'" unité ”. Mais cette succession de grèves tournantes amène à des tensions insupportables entre la classe ouvrière, les militants, les appareils, que ceux-ci doivent détendre. Pour donner satisfaction à la "base” et aux militants, l'appareil de la CGT appelait à une journée nationale de grève le 17 mai. Témoignant une fois encore de la volonté des travailleurs de combattre tous ensemble, le 17 mai fut relativement suivi et une importante manifestation avait lieu l'après-midi de la Bastille à la République, regroupant environ 80 000 travailleurs et militants.

Mais déjà, épousant les formes politiques du régime et y subordonnant la classe ouvrière et la jeunesse, les dirigeants préparaient les élections législatives de mars 1967. Après les élections présidentielles, les dirigeants de la SFIO et du PCF poursuivaient sur la même ligne : la SFIO s'agglomérait avec de petites formations bourgeoises comme l'UDSR ainsi qu'une partie des radicaux. De leur côté, les bureaux confédéraux CGT et CFDT appelaient à une "grève d'ampleur nationale” pour le 1er février 1967, qui sera relativement suivie.

Mais "Le Monde” du 8 février 1967 précisait :

"La poursuite de l'action syndicale : la CA de la CGT, réunie ce mardi, a fait le bilan des actions revendicatives du 1er février. La CFDT réunit son bureau confédéral le 10 février, et les représentants des deux confédérations se rencontreront ultérieurement. Des contacts sont également prévus avec la Fédération de l'éducation nationale. Toutefois, les dirigeants syndicaux assurent catégoriquement que, dans la poursuite de leur action, ils n'envisagent aucune manifestation générale d'ici au 5 mars. ”

Ainsi, tout était clair : les dirigeants de la CGT et de la CFDT avaient ouvert le 1er février 1967 la "soupape de sûreté”.

Pourtant, la "paix sociale” sera fortement troublée au cours de la période électorale. Et d'abord par les travailleurs des usines Dassault de Bordeaux. Toute une agitation s'est développée dans ces usines pendant le mois de décembre 1966. Elle exprime la volonté des ouvriers d'arracher la revendication qui est la leur: 0,50 F de l'heure pour tous. Fin janvier 1967, la direction lockoute les ouvriers, envoie 63 lettres de licenciement. Les ouvriers de chez Dassault à Bordeaux répliquent par la grève pour la réintégration des licenciés et les 0,50 F. Au fur et à mesure que s'avance la campagne électorale, la direction de chez Dassault lève le lock-out et annule les licenciements. Aux dirigeants syndicaux qui sont pour la reprise lorsque le lock-out est levé le mercredi 22 février, les ouvriers imposent la poursuite de la grève à l'intérieur de l'usine. Finalement, le 28 février, la direction de chez Dassault, sans accorder les 0,50F pour tous, accorde une augmentation allant de 0,26 à 0,38 F de l'heure et le rattrapage en plusieurs étapes par rapport aux salaires de la région parisienne, la dernière se situant fin décembre 1967. Elle a cédé quelques jours avant le premier tour des élections (5 mars). Les travailleurs de chez Dassault n'ont pas respecté la paix sociale. Il est vrai qu'à Bordeaux le syndicat FO est dirigé par des militants " lutte de classe ”.

A ces élections législatives, pour la première fois, l'OCI présentait un candidat. Cette candidature unique dans un secteur de la Seine donnait un point d'appui à une campagne politique pour la rupture avec la participation, pour le front unique des partis ouvriers, pour la mobilisation générale de la classe ouvrière et des masses exploitées contre de Gaulle, son gouvernement, sa politique. L'OCI liait indissolublement agitation politique et utilisation de la campagne électorale pour le combat sur le terrain direct de la lutte des classes, selon les méthodes du prolétariat, comme en témoigne le texte qui est publié ci-dessous.

Solidarité avec les ouvriers de chez Dassault

Les travailleurs et jeunes réunis à Saint-Ouen le 17 février 1967, dans la première réunion électorale organisée par l'ORGANISATION COMMUNISTE INTERNATIONALISTE (Pour la Reconstruction de la IV° Internationale) vous adressent, à vous, lockoutés de chez Dassault l'expression de leur totale solidarité.

Vous informent :

  1. Qu'ils ont collecté lors de leur réunion 900 F qu'ils chargent le camarade Salamero, syndicaliste lutte de classes, de vous remettre;
  2. Qu'ils demandent aux centrales CGT, CGT-FO, CFDT et FEN d'organiser dans l'unité, à tous les échelons, et dans toutes les entreprises la collecte des sommes qui vous sont indispensables pour tenir et vaincre;
  3. Que le camarade Stéphane JUST, ouvrier à la RATP, candidat trotskyste, a envoyé une lettre à Etienne Fajon, candidat PCF et au candidat SFIO de la circonscription pour :

    1. Que le PCF et la SFIO utilisent le temps de parole qui leur est dévolu à la Radio et à la Télévision pour appeler les travailleurs de toutes les corporations à manifester leur solidarité active aux lockoutés de chez Dassault;
    2. Que soit ouverte une collecte permanente dans toutes les réunions électorales organisées par le PCF, la SFIO et l'OCI pour vous aider dans votre lutte

Les travailleurs réunis à Saint-Ouen estiment que cette solidarité financière doit s'inscrire dans une mobilisation active des travailleurs, en particulier les travailleurs de la métallurgie qui doivent être appelés en Front Unique à une grève générale de solidarité.

Dans cette voie, les lockoutés de chez Dassault peuvent arracher:

Dans cette voie, Dassault, l'homme politique de l'UNR, De Gaulle et Delmas, député de Bordeaux, 3° personnalité du régime, peuvent être contraints de reculer.

La victoire des ouvriers de chez Dassault peut devenir la première étape de la contre-offensive ouvrière contre les menées du capital, contre les 600 000 chômeurs décidés par le 5° Plan, contre le démantèlement de la Sécurité Sociale et la déqualification généralisée que préparent le patronat et l'Etat bourgeois.

Sur le terrain de la lutte de classe, la victoire des ouvriers de chez Dassault peut permettre de défaire De Gaulle aux élections.

Vive la victoire totaIe des la lutte des ouvriers de chez Dassault

Vive les ouvriers de chez Dassault qui, en 1967, ouvrent la voie à la lutte de toute la classe ouvrière, comme en 1936, les ouvriers de chez Bloch Dassault ont donné le signal de la grève générale de juin 1936.

Voté à l'unanimité des 400 travailleurs présents.

D'autres grèves importantes se sont déroulées pendant cette période électorale. A la Rhodiaceta, les ouvriers de l'usine de Lyon-Vaise imposent la grève le 28 février alors que ceux de l'usine de Besançon avaient déjà débrayé depuis plusieurs jours. Mais les appareils imposent que la grève soit renouvelable chaque jour. Et surtout, ils font silence et isolent le mouvement pendant la fin de la campagne électorale. Ce sera seulement le 15 mars, trois jours après le second tour des élections, que les fédérations de la chimie appelleront à des débrayages limités et fractionnés dans les autres usines du groupe. Ce même jeudi 15 mars, les patrons rompaient les pourparlers parce que la " liberté du travail ” n'était pas assurée. Après vingt-trois jours de grève, les travailleurs de Rhodiaceta étaient contraints de reprendre le travail avec seulement 3,80% d'augmentation, accord conclu au niveau national entre le trust Rhône-Poulenc et les responsables syndicaux, sous l'arbitrage du gouvernement.

Ensuite, ce sont les travailleurs de chez Berliet qui imposèrent la grève. Mais ils restent isolés. Les CRS occupent l'usine. Les travailleurs sont contraints, trahis par les dirigeants, de rentrer sans avoir obtenu satisfaction. Après des semaines de grève, ce sera la même chose pour les mensuels des chantiers de Saint-Nazaire, pour les mineurs de l'Est.

Une nouvelle étape s'annonce

Cependant, alors même que les travailleurs sont battus, " Informations ouvrières ” de juin 1967 note :

"Les mensuels de Nantes, Berliet, puis, après les élections, les mineurs de l'Est témoignent de la volonté de la classe ouvrière d'organiser la résistance, les grèves partielles ne sont pas des grèves tournantes. ”

Du côté du gouvernement, il faut accélérer les rythmes. Les relations entre les classes en France comme l'échéance de l'ouverture totale du Marché commun en 1968 l'exigent. Le 26 avril 1967, le Conseil des ministres décide de demander au Parlement l'autorisation de régler par décrets l'ensemble des problèmes économiques et sociaux, jusqu'au 31 octobre. Dès le lendemain des élections, l'OCI a lancé la revendication adressée aux centrales syndicales d'organiser des assises nationales de la classe ouvrière, pour que se réalise, sur la base d'un programme de défense du pouvoir d'achat, des conditions de travail, de la qualification professionnelle et de la défense de la jeunesse, le front unique de lutte des travailleurs et de la jeunesse sur une perspective de lutte unifiée correspondant à l'enseignement des luttes précédentes et à la nécessité de préparer la riposte à l'offensive du capital et de l'Etat bourgeois. Ce mot d'ordre s'inscrit pleinement dans la politique de classe défendue par les trotskystes au cours de la campagne électorale. A partir de lui, des milliers de travailleurs, de jeunes, peuvent et doivent être regroupés afin de combattre dans les usines, les syndicats, parmi la jeunesse ouvrière et celle des écoles, pour imposer aux directions des centrales syndicales une politique de lutte classe contre classe. Sur cette orientation et la concrétisant, l'OCI prenait l'initiative de convoquer le 24 juin 1967 à Paris une " assemblée générale des jeunes contre la déchéance de la jeunesse ”, le 25 juin une "conférence des travailleurs et des jeunes pour le front unique ouvrier” pour la convocation d'Assises nationales pour l'unité.

L'OCI diffusait massivement la déclaration de son comité central, dont on peut lire ci-contre un extrait.

Déclaration du Comité Central de l'OCI

Les organisations ouvrières et syndicales - et en premier lieu la CGT, la CGT-FO, la FEN - doivent, dans l'unité, appeler :

500 000 travailleurs et jeunes à manifester devant l'Assemblée Nationale

(...) Les militants ouvriers de toutes tendances qui, dès le 15 avril, comprenant les menaces qui pesaient sur les travailleurs et leurs organisations, avaient pris l'initiative de lutter pour que les centrales ouvrières organisent les Assises Nationales d'unité pour la garantie de l'emploi et la défense du pouvoir d'achat, contre la déchéance professionnelle et pour la défense des libertés, appellent les travailleurs et les militants à se regrouper et à s'organiser pour que

500 000 travailleuses et travailleurs manifestent  devant l'Assemblée nationale

Pour que

Toutes les travailleuses et tous les travailleurs en France manifestent devant les préfectures.

Le 1° mai 1967. (diffusé en tract à partir du 8 mai)

Bien entendu, il serait profondément erroné d'estimer que la décision des dirigeants des centrales syndicales d'appeler à une grève générale de 24 heures le 17 mai 1967 a résulté de l'appel du comité central de l'OCI, mais il serait tout aussi bien erroné de ne pas comprendre que, si faible que soit encore l'OCI, le fait qu'elle formule les besoins et les aspirations des masses, que ses militants combattent dans les corporations, les entreprises, parmi la jeunesse, sur cette ligne, devient un facteur de la conscience et de l'action des masses.

L'appareil stalinien, lui, ne s'y est pas trompé. La déclaration du comité central de l'OCI était diffusée après le 8 mai, c'est-à-dire avant que les centrales syndicales prennent la décision d'appeler à une " grève nationale ” le 17 mai 1967 et (sauf FO) à une manifestation de la Bastille à la République.

Le 5 mai, l'union régionale CGT dénonçait la " provocation ”. Le 11 mai, " L'Humanité” précisait dans un communiqué :

" Depuis la décision de grève de vingt-quatre heures, des bruits, dont l'origine n'était pas encore déterminée, circulaient, prêtant aux organisations syndicales de la région parisienne l'intention d'organiser une manifestation devant l'Assemblée nationale le 17 mai.
On connaît la mise au point publiée le 5 mai à ce sujet par l'union régionale CGT des syndicats de la région parisienne, destinée à ne laisser subsister aucune équivoque et à dénoncer le caractère provocateur de cette diversion.
Depuis quarante-huit heures, les instigateurs de cette provocation se sont fait connaître, Ils s'agit de groupes trotskystes qui font circuler un tract dans la région parisienne visant à faire tomber les organisations syndicales dans ce piège grossier. Ces éléments irresponsables, étrangers au mouvement syndical, se manifestent toujours dans les périodes d'intense lutte ouvrière comme les auxiliaires de tous les mauvais coups et de toutes les tentatives de provocation fomentées par le pouvoir et le grand patronat contre le mouvement ouvrier.
Il est évident que, pour les travailleurs et leurs organisations syndicales, le seul fait de connaître les instigateurs de cette entreprise aventurière suffit à tenir leur vigilance en éveil. ”

Il s'agit d'un témoignage de la correspondance entre les mots d'ordre de l'OCI et les aspirations des masses. Le 17 mai, la grève sera massive et la manifestation, quoique sans perspectives, imposante. Ce sera une raison supplémentaire pour l'appareil de la CGT et celui de la CFDT de tenter de relancer les grèves tournantes. Les unions départementales de la région parisienne CGT et CFDT de la métallurgie organisaient pour le 31 mai une journée d'" actions multiples ”. C'est ainsi que le gouvernement de Gaulle-Pompidou obtiendra les pouvoirs spéciaux de l'Assemblée nationale gaulliste et édictera au cours de l'été ses ordonnances. A la rentrée, ce sera aussi le commencement de la mise en application de la réforme de l'enseignement qui porte le nom de Fouchet. Elle visait à éliminer 300000 étudiants.

Il faut s'arrêter sur la tenue, le 24 juin, de l'" assemblée nationale des jeunes contre la déchéance de la jeunesse ” à Paris, et sur celle, le 25, de la " conférence des travailleurs et des jeunes pour le front unique ouvrier ”. A l'assemblée nationale des jeunes, il y a 1 000 participants. Ils ouvraient la perspective d'une manifestation centrale de la jeunesse contre la déchéance et la misère. Les pivots de cette activité étaient le Comité de liaison des étudiants révolutionnaires (CLER) et le journal " Révoltes ”, Le 25 juin, 1 100 militants étaient réunis à la Mutualité pour les " Assises nationales d'unité d'action ”. La résolution votée appelait à la constitution de Comités d'alliance ouvrière :

" (...) Nous, militants ouvriers de toutes tendances, jeunes, qui décidons ce jour de nous constituer, à tous les échelons, dans les entreprises, les professions et localement, en Comités d'alliance ouvrière, déclarons solennellement qu'il n'est pas dans notre intention de nous substituer aux organisations, et principalement aux centrales ouvrières, pour la réalisation de l'unité d'action, lâche qui, naturellement, incombe aux syndicats.
Les Comités d'alliance ouvrière s'engagent à lutter, en toutes circonstances, dans leurs organisations, pour que le front unique, classe contre classe, devienne l'instrument de la mobilisation de la résistance ouvrière à l'exploitation.
Comme méthode, pour atteindre cet objectif, les militants combattront pour la convocation de conférences d'unité d'action, à tous les échelons, dans les entreprises, les professions et interprofessionnellement, pour que se constituent des comités intersyndicaux et interprofessionnels de résistance aux pouvoirs spéciaux, dans le but d'aboutir aux Assises nationales d'unité d'action. ”

L'offensive anti-ouvrière et contre la jeunesse s'accentue au cours des derniers mois de l'année 1967 et des premiers mois de 1968. Mais la résistance de la jeunesse et des travailleurs s'amplifie également. Elle devient, malgré et par-dessus les appareils, de plus en plus nettement affrontement avec l'appareil d'Etat, c'est-à-dire combat politique avec les méthodes du prolétariat contre le gouvernement. De violentes batailles rangées opposent le 4 octobre à Limoges et au Mans paysans et CRS. A nouveau au Mans, le 10 octobre, de violents affrontements opposent travailleurs et CRS. Le supplément " IO ” du groupe de la Sarthe indique :

" Les organisations syndicales organisent à Paris, le 10 octobre, pour appuyer la motion de censure, des délégations de militants contrôlés devant le Palais-Bourbon, ne risquant surtout pas la remise en cause de la légalité bourgeoise.
Seuls, en province, les travailleurs du privé en particulier seront appelés à manifester !
Seule au Mans, la manifestation des travailleurs ne se déroulera pas, comme prévu, "dans le calme et la dignité ".
Les travailleurs du Mans ont montré, le 10 octobre, leur volonté de défendre leur dignité de travailleurs. Ils ont démontré l'impossibilité de défendre nos intérêts de classe sans la remise en cause de la bourgeoisie et de l'ordre établi, dans lequel les directions syndicales veulent à tout prix les enfermer.
Cette volonté des travailleurs du Mans est réaffirmée dans leur lutte du 26 octobre, qui fut supérieure qualitativement et quantitativement : 7 000 grévistes le 10 octobre, 14 000 le 26.
Le 10 octobre, les travailleurs avaient à l'esprit de faire que leur manifestation au Mans serve effectivement à défendre leurs intérêts de classe : ils avaient à l'esprit l'exemple de la manifestation paysanne du 2 octobre, qui les avait précédés. Malgré cela, ce jour-là, ils ne pouvaient pas affronter le service d'ordre de l'Etat.
Par contre, le 26 octobre, après l'interdiction préfectorale leur interdisant ;
- d'aller manifester devant la chambre patronale puis devant la préfecture ;
- de manifester sur la voie publique et de procéder à des barrages de routes,
   Les travailleurs du Mans, maintenant leur mot d'ordre d'action pour le 26 octobre, savaient qu'ils s'affronteraient à l'Etat bourgeois et à ses forces de police. Des travailleurs de chez Renault, avec qui nous avons discuté, nous ont dit clairement :
" Ce n'est pas possible d'en rester là, nous avons voulu faire la démonstration au Mans que nous n'étions pas décidés à nous laisser faire, afin que cela serve d'exemple partout ailleurs en France. ”
Les directions syndicales ont dû céder à la volonté des travailleurs de manifester sur le terrain qu'eux-mêmes ont choisi. ”

Depuis la rentrée, l'agitation se développe contre le plan Fouchet à l'Université. Le 9 novembre, un meeting se tient rue Soufflot devant le siège de l'UNEF : 5 000 étudiants y participent. Mais les étudiants ne peuvent se contenter de ce meeting " toléré ”. Contre ceux qui voulaient aller tranquillement errer en dehors du quartier Latin, les militants révolutionnaires ont proposé comme objectif la Sorbonne. Le SNES et le SNE-Sup sont obligés de céder et d'appeler les étudiants à aller manifester à la Sorbonne. Un heurt bref et violent a lieu au carrefour de la rue Soufflot et du boulevard Saint-Michel, entre les étudiants et les forces de l'ordre, avant que 5 000 étudiants manifestent aux cris de " A bas la sélection ”, "A bas le plan Fouchet”, "A bas les ordonnances”, "Vive les travailleurs du Mans”, " Non au gouvernement”.

Le comité de coordination RATP, Sécurité Sociale, Etudiants

Une fois encore, les appareils de la CGT et de la CFDT appellent à une "journée d'action ”. La grande masse des travailleurs refusent d'y participer. Non qu'ils acceptent leur sort et renoncent ; tout au contraire, ils en ont assez. Ils veulent le combat contre de Gaulle et sa politique. Ils veulent le tous ensemble, la grève générale. Les 3 et 4 décembre 1967, à l'initiative de l'OCI, vingt-deux militants de toutes tendances et non syndiqués, ouvriers et employés de la RATP, de la Sécurité sociale, étudiants se réunissent. Ils décident de préparer une nouvelle réunion le 19 décembre. Elle regroupera 150 ouvriers et employés des mêmes corporations et étudiants. Ces 150 ouvriers, employés et étudiants vont exprimer les besoins des masses les plus profondes. Ils se constituent en comité de coordination.

Extrait de l'appel adopté le 5 janvier 1968 par le comité de coordination

" Le 17 mai 1967, les travailleurs et les jeunes ont démontré qu'ils étaient prêts à se battre (...).

Mais les dirigeants ont refusé d'organiser le combat, le seul combat que les travailleurs de France et les travailleurs parisiens voulaient mener ; s'organiser dans les chantiers, les bureaux, les usines et les corporations pour aboutir à la grève générale.

La grève générale contre les ordonnances n'a pas eu lieu.

La grève générale pour la garantie de l'emploi et la défense du pouvoir d'achat n'a pas eu lieu.

La grève générale pour les libertés ouvrières n'a pas eu lieu ?

A la force unie du patronat et de l'Etat, les dirigeants ont opposé une tactique de mouvements dispersés qui disloquent la volonté de combat des travailleurs.

Les licenciements continuent, le coût de la vie augmente, le chômage croît, la Sécurité sociale est démantelée, la rentrée scolaire est catastrophique : voilà le résultat des grèves atomisées, dispersées, tournantes !...

Il faut que cela cesse  !

Après la journée d'action du 13 décembre, qui s'est soldée par un échec, les dirigeants veulent de nouveau déclencher des grèves tournantes, dans la métallurgie, dans le textile et dans toutes les corporations.

Jusqu'où veulent-ils aller, les dirigeants ?

Pourquoi les confédérations se refusent-elles à préparer des actions sérieuses contre le patronat et le pouvoir ?

Pourquoi les dirigeants des organisations siègent-ils dans les commissions du V° Plan, qui préparent le chômage, la misère et les licenciements ?

Pourquoi siègent-ils dans les conseils d'administration de la Sécurité sociale chargés d'augmenter les cotisations et d'abaisser les remboursements ?

Pourquoi les centrales ne demandent-elles jamais l'avis des travailleurs pour décider, contre leur volonté, les grèves tournantes ?

Pourquoi, alors que nous sommes des centaines de milliers dans la région parisienne, les dirigeants organisent-ils toujours les manifestations de la Bastille à la République ou en sens inverse ?

Pourquoi les centrales ne lancent-elles pas un appel à manifester là où siègent ceux qui détruisent les conquêtes de la classe ouvrière :

Là où siège le gouvernement ?

C'est aux travailleurs à décider eux-mêmes.
Une seule réponse !

Sur le terrain des entreprises, des bureaux, des chantiers, des facultés, sur le plan local, départemental et national, professionnellement et interprofessionnellement, les travailleurs et les organisations doivent s'organiser en comités pour la préparation à la lutte.

Déjà, depuis notre réunion du 19 décembre, le Comité de défense des normaliens a décidé, les 3 et 4 janvier, de participer au travail du Comité de coordination .

Nous appelons les travailleuses, les travailleurs, les jeunes et les militants, dans chaque entreprise, chaque faculté, sur le terrain professionnel et à tous les échelons, local, départemental et national, tous ceux qui sont conscients de l'enjeu de la bataille de classe qui se prépare, et où se joue le sort de la classe ouvrière et de la jeunesse, à signer cet appel, à organiser des comités de coordination, à adhérer au Comité de coordination que nous, militants de toutes tendances, de la RATP, des employés de la Sécurité sociale et étudiants, avons créé.

La voie est ouverte pour vaincre.
Il faut organiser le front de résistance unie contre la surexploitation, la misère et le chômage...

Conscient de ses responsabilités pour l'avenir de la classe ouvrière et de la jeunesse, le Comité de coordination a décidé de convoquer travailleurs et militants, jeunes, dans un meeting ouvrier, le 1er mars 1968, où seront définies concrètement les tâches à accomplir pour faire reculer et vaincre le patronat et son Etat.

Le devoir de tout militant est d'engager sa responsabilité dans ce combat, Il est de prendre contact avec le Comité de coordination.

Il s'agit du sort et de l'avenir de millions et de millions de travailleurs.

Il s'agit de l'avenir de la jeunesse.”

Fin janvier, début février, excédés des grèves tournantes et débrayages sans résultats, les ouvriers du montage des camions, à la Saviem, " montent dans les bureaux ”. Ils votent " la grève illimitée jusqu'à satisfaction des revendications ”. Bientôt, ce sera la " marche sur Paris ”. Rejoints par des milliers de métallos et de travailleurs d'autres corporations, ils livrent bataille aux CRS. Toutes les ressources manœuvrières des appareils ont été nécessaires pour contenir, faire refluer, puis disloquer le mouvement. Cependant, toutes ces explosions politiques annoncent que quelque chose se prépare au sein de la classe ouvrière et de la jeunesse : une explosion générale, l'engagement du combat contre le gouvernement de Gaulle-Pompidou et sa politique, et pour les revendications. Le meeting du 1er mars s'insère dans ces rapports. Il est un engagement militant à la veille des événements qui vont déboucher directement sur la grève générale de mai-juin 1968.

Vers la grève générale

Dés le mois de mars, l'agitation étudiante commence à prendre de l'ampleur. Elle s'accentue tout au cours du mois d'avril, en particulier à l'université de Nanterre. Les 27, 28 avril, au cours d'une conférence qui réunit 200 délégués représentant environ 1 000 étudiants, la Fédération des étudiants révolutionnaires (FER) est constituée.

De Gaulle, Pompidou, en application de leur politique d'ensemble qui veut adapter la structure du capitalisme français aux exigences du marché mondial, ont estimé au cours des semaines précédentes qu'ils pouvaient briser la résistance de la jeunesse étudiante à l'application de la réforme Fouchet. L'agitation qui règne à l'université de Nanterre leur est prétexte à la fermer. Ils font traduire plusieurs étudiants devant le conseil de discipline aux fins d'exclusion de l'université. Le vendredi 3 mai, les groupuscules (ce terme en l'occurrence convient) fascisants, dont les liens avec la police sont évidents, ont affirmé qu'ils " nettoieraient la Sorbonne de la racaille marxiste”. Plusieurs centaines de militants du 22 mars, de la JCR, des groupes pro-chinois, de la Fédération des étudiants révolutionnaires se sont rassemblés dans la cour de la Sorbonne. De considérables forces de police cernent la Sorbonne et ensuite y pénètrent à l'appel du recteur. Ils arrêtent les militants de ces organisations, qu'ils embarquent dans des cars.

Cette opération est complémentaire à celle de Nanterre, il s'agit de " décapiter ” politiquement les étudiants et de détruire leur capacité de résistance à l'application de la réforme Fouchet. Le gouvernement estime pouvoir briser les étudiants car il est appuyé à fond par le Parti communiste français, qui tente de discréditer le mouvement étudiant auprès des travailleurs. Marchais lui-même donne de la plume le vendredi 3 mai : "L'Humanité” publie le fameux article dans lequel Marchais écrit: " De faux révolutionnaires à démasquer ”.

" Les groupuscules gauchistes s'agitent dans tous les milieux. ” (...) Ces faux révolutionnaires (...) suivent les intérêts du pouvoir gaulliste et des grands monopoles capitalistes. Il s'agit, en général, de fils de grands bourgeois méprisants à l'égard des étudiants d'origine ouvrière. ”

" Libérez nos camarades ! ”

Mai 1968

Mais l'imprévu se produit : spontanément, plusieurs milliers d'étudiants se rassemblent dans les rues avoisinantes de la Sorbonne. Ils manifestent. Un cri jaillit : "Libérez nos camarades !  ” Des arrestations, des condamnations à des peines de prison ferme sont prononcées. La Sorbonne est fermée et occupée par les forces de police. L'UNEF et le SNESUp lancent l'ordre de grève générale des étudiants et des professeurs d'université. Ils adressent un appel aux travailleurs, leur demandant de manifester leur solidarité. Le mouvement étudiant est ordonné par des revendications précises ; levée des poursuites administratives, judiciaires et universitaires engagées contre les étudiants, non-lieu sur les enquêtes en cours, libération des détenus, retrait de toutes les forces de police de tous les lieux universitaires et de leurs environs, levée du lock-out dans les établissements universitaires.

Cependant, y compris telle qu'elle est engagée, l'épreuve de force avec les étudiants n'effraie pas le gouvernement Pompidou-de Gaulle. L'Etat bourgeois a les ressources d'écraser les étudiants... si la classe ouvrière ne se met pas en mouvement. C'est de son intervention que dépend entièrement l'issue de la lutte. Le processus qui aboutira à la grève générale de vingt-quatre heures et à la manifestation du 13 mai s'amorce au cours des journées du 6 et du 7 mai, lorsque par milliers les jeunes travailleurs rejoignent les manifestations étudiantes et participent aux engagements avec la police et les CRS. Dès le 8 mai, les directions syndicales, particulièrement celle de la CGT, et les directions des grands partis ouvriers, singulièrement celle du PCF, sont contraintes, en raison de l'indignation, de la colère, du sentiment de solidarité nécessaire avec les étudiants qui s'emparent des travailleurs, de " tourner ”. En contact avec l'UNEF, le jeudi 9 mai et le vendredi 10 mai, elles projettent pour le mardi 14 mai une manifestation qui doit affirmer la solidarité des travailleurs avec les étudiants.

Fort heureusement, la mobilisation de la classe ouvrière est suffisamment engagée et la manifestation de la nuit du 10 au 11 mai n'aboutira pas à l'écrasement du mouvement étudiant. Sans aucune perspective, sous la direction de Cohn-Bendit et de la JCR, plusieurs milliers d'étudiants se laissent enfermer par des milliers et des milliers de policiers, de CRS, de gendarmes mobiles, comme dans une nasse, au cœur du quartier Latin. Ils construisent des barricades, se battent avec acharnement et courage contre les forces policières, qui donnent l'assaut. Cohn-Bendit proposait comme objectif à cette manifestation la réoccupation de la Sorbonne par les étudiants. Quelques heures plus tard, à 6 heures du matin, il ne peut qu'en appeler aux organisations syndicales contre la répression. Les travailleurs en effet ne sauraient la tolérer. Ils ont acquis la certitude que l'écrasement des étudiants par les forces répressives de l'appareil d'Etat serait une victoire politique du gouvernement Pompidou-de Gaulle qui lui donnerait les moyens de précipiter son offensive contre la classe ouvrière.  Le matin du 11 mai, les centrales syndicales se rendent compte que la classe ouvrière n'est pas décidée à se laisser faire : elles donnent l'ordre de grève générale et de manifestation pour le 13 mai. A peine de retour d'Afghanistan, Pompidou rectifie la politique du gouvernement et opère une retraite stratégique : les forces de police évacueront la Sorbonne, il n'y aura pas de sanctions, les emprisonnés seront libérés.

Trop tard : l'appel des centrales syndicales a cristallisé l'aspiration des travailleurs à engager le combat contre le gouvernement, contre de Gaulle, qui se développe depuis des années.

Un million de travailleurs et de jeunes se rassemblent et s'unifient comme classe, au cours de la manifestation, sur le mot d'ordre politique : " De Gaulle, dix ans ça suffit ! ” Ils ouvrent la voie à 10 millions de travailleurs qui vont se précipiter dans la grève générale.

La grève générale va donc déferler. Sans doute était-on arrivé au point des rapports entre les classes où inévitablement l'explosion devait se produire. Pourtant, aussi faible que soit encore à ce moment-là l'OCl, elle a constamment ouvert la voie qui a conduit à la grève générale de mai-juin 1968. L'intervention de la FER, à chaque instant, a répondu à la préoccupation de la mobilisation des étudiants en relation avec l'objectif de mobiliser la classe ouvrière. C'est sous son impulsion que l'UNEF jouera son rôle d'organisation syndicale se situant sur le terrain du front unique ouvrier et s'adressant à la classe ouvrière, préparera la manifestation du lundi 6 mai.

L'appel de l'UNEF à la population

La violence policière a réprimé sauvagement les étudiants dans la soirée du vendredi 3 mai: 593 arrestations, des centaines de blessés. Comme les ouvriers de Caen et d'ailleurs, les étudiants, les passants ont été frappés par une répression féroce.

En effet, leur lutte est fondamentalement la même : les ouvriers refusent la société qui les exploite, les étudiants refusent une Université qui tend à faire d'eux les cadres dociles d'un système fondé sur l'exploitation, parfois même les complices de cette exploitation.

La presse réactionnaire vise à présenter le mouvement étudiant comme une révolte de jeunes privilégiés et cherche à nous couper de nos alliés naturels. La bourgeoisie saint en effet que c'est aux cotés des travailleurs et à leurs cotés seulement que les étudiants peuvent vaincre. Contre ce mur du mensonge, les étudiants doivent faire connaître à la population les mobiles de leurs combats.

La bourgeoisie cherche à isoler et à diviser le mouvement; la riposte doit être immédiate.

C'est pourquoi :

L'UNEF propose aux syndicats enseignants et ouvriers de reprendre le processus unitaire qui s'est opéré dans les faits pendant la manifestation : ouvriers, lycéens et étudiants ont ensemble riposté spontanément avec l'UNEF face à l'agression policière.

20000 manifestants, malgré les charges de police, dressent des barricades, tiennent la rue jusqu'à 22 heures, heure où l'UNEF appelle à la dispersion. Des milliers de jeunes ouvriers combattent avec les étudiants. Le mardi 7 mai, l'UNEF appelle à une nouvelle manifestation : 60 000 manifestants traversent Paris de la place Denfert-Rochereau à l'Arc de triomphe. Le barrage entre ouvriers et étudiants que l'appareil stalinien dresse commence à craquer. Le mot d'ordre que lancent l'OCI et la FER indique la voie à suivre : "500 000 travailleurs au quartier Latin. ” Il se concrétisera dans la manifestation du 13 mai, prélude à la grève générale.

Même le point de départ du mouvement qui, faisant boule de neige, va aboutir à la grève générale a été préparé et déclenché par l'activité méthodique de l'OCI. Le livre que François de Massot a consacré à la grève générale rapporte les faits en ces termes :

La préparation de la grève générale

"Quelles sont les revendications particulières des travailleurs de Sud-Aviation ? La compensation totale de la perte de salaire ; pas de licenciements par la répartition des charges de travail ; 0,35 F d'augmentation uniforme ; embauche totale des ouvriers " en prêt ” (il s'agit de personnel " loué ” à l'usine par des officines de placement de la région nantaise, à des salaires très bas et sans garantie d'emploi). Depuis des semaines ces revendications ont été présentées à la direction. Les grèves tournantes se sont succédé sans aucun résultat.

Mais, à Sud-Aviation, des militants révolutionnaires se sont regroupés et agissent. Certains d'entre eux, comme le militant trotskyste Yvon Rocton, se sont vu confier par leurs camarades de syndicat des postes responsables à la tête de la section horaire - la section ouvrière - du syndicat Force ouvrière de Sud-Aviation. Rocton, comme d'autres militants, a été exclu de la CGT parce qu'il entendait défendre au sein du syndicat ses positions, défendre son syndicat contre la menace que représentaient la poursuite de la politique de collaboration de classes de la direction confédérale, la politique des grèves tournantes et des manifestations disloquées, démobilisatrices et démoralisatrices. A Force ouvrière, Rocton et d'autres militants poursuivent leur combat pour la réunification syndicale, pour la constitution d'une centrale unique sur la base de la démocratie ouvrière, indissociable du combat pour l'indépendance des syndicats à l'égard de l'Etat. Leur combat est directement lié à celui des militants qui défendent une même orientation à la CGT et à la FEN. Ensemble, ils avaient créé le CLADO, puis entrepris l'action pour la constitution de Comités d'alliance ouvrière.

Ces militants rempliront pleinement leur mandat de responsables syndicaux, de délégués des travailleurs. La section Force ouvrière jouera le rôle qui est naturellement celui d'un syndicat. A chaque étape, la section Force ouvrière informera tous les travailleurs sur les négociations en cours, les appellera à discuter des moyens de l'action, proposera les formes de lutte et d'organisation qui lui paraissent répondre aux nécessités de l'action.

Elle imposera ainsi à tous une discussion publique sur les moyens à mettre en oeuvre pour faire reculer le patronat, prouvant que la démocratie ouvrière non seulement n'est pas une fiction utopique, mais qu'elle est une arme indispensable aux travailleurs.

Après la journée interprofessionnelle d'action du 13 décembre 1967, à l'initiative du Comité d'alliance ouvrière de Nantes, 271 travailleurs nantais signaient une lettre adressée aux directions confédérales :

" Nous considérons comme inadmissible le retour à la politique des grèves tournantes, fractionnées, dispersées (...).
C'est  pourquoi nous vous demandons de préparer une grève de grande envergure en convoquant dans toutes les entreprises des" assemblées de travailleurs qui éliront leurs comités de préparation à la grève. (... ) Nous estimons qu'il est indispensable qu'en même temps vous rompiez avec tous les organismes (CODER, commissions du Plan...) par lesquels l'Etat tend à associer les syndicats à se décisions. ”

C'est à partir de cette orientation que les militants révolutionnaires agissaient à Sud-Aviation pour organiser une riposte efficace : 138 travailleurs de Sud-Aviation signaient un manifeste des travailleurs de l'aéronautique adressé aux fédérations de la métallurgie et à toutes les entreprises de l'aéronautique. Ce manifeste demandait la préparation, par une conférence démocratique de l'aéronautique organisée à partir d'assemblées de travailleurs, de la grève générale de l'aéronautique contre les licenciements, pour les quarante heures payées quarante-huit, pour la retraite à soixante ans.

Cette proposition était faite aux organisations CGT et CFDT lors d'une réunion intersyndicale le 15 janvier 1968. Le 31 janvier, la section horaire Force ouvrière s'adressait par tract aux travailleurs de l'usine, proposant :

" Préparation de la grève générale des travailleurs de l'aéronautique, comme point de départ de la grève générale de toute la classe ouvrière. Commençons par faire à l'usine de Bouguenais une assemblée générale. ”

Ces propositions, la section ne cessera de les répéter. Le 22 mars, se tient à Paris une réunion intersyndicale représentant toutes les entreprises de Sud-Aviation. Les plans de la direction sont maintenant clairs : ne rien céder, préparer au contraire des licenciements en commençant par l'usine de Rochefort (800 travailleurs), dont la moitié des effectifs doivent être licenciés avant la fin de l'année. A l'issue de la réunion, les organisations syndicales réaffirment leurs revendications et concluent :

" En conséquence, les organisations syndicales vont immédiatement consulter le personnel, dans toutes les usines, pour déterminer avec lui les moyens à mettre en oeuvre pour faire prévaloir les seules solutions valables, celles qu'elles avancent, ci dans l'immédiat organiser la défense du personnel et de l'usine de Rochefort, premier secteur d'une politique qui, sans cela, ne manquerait pas de se généraliser.”

Les militants lutte de classe préconisent la grève avec occupation pour contraindre le patronat à céder aux justes revendications.

Mais cet accord ne passe pas dans les faits. Le 4 avril, la section Force ouvrière est amenée à consulter seule les travailleurs. Sur 252 bulletins rendus, 22 se prononcent pour des débrayages répétés d'une demi-heure, 44 pour diverses formes de lutte, 59 pour un arrêt général limité et 127 pour un arrêt général illimité. La même semaine a enfin lieu une consultation intersyndicale : 76 % des travailleurs se prononcent pour la lutte, se partageant à peu près également entre partisans des grèves tournantes et partisans d'une grève illimitée.

Les débrayages se répètent, mais la direction ne cède pas. Au bout de trois semaines, l'alternative est claire, les grèves tournantes ont abouti à l'impasse : il faut engager une véritable bataille ou capituler.

Le 9 mai, la section Force ouvrière tire le bilan des actions engagées et lance en même temps un appel à la bataille :

" Une seule solution maintenant :
La grève totale
Devant les travailleurs, la question a été posée, chacun a pu donc y réfléchir.
Il faut dès maintenant organiser la grève, par la mise en place d'un comité de grève. Ainsi nous pourrons organiser la résistance, l'élargissement de la lutte.
La lutte des travailleurs de Sud-Aviation n'est pas seulement la leur. Elle est celle de tous les travailleurs, enseignants, étudiants.
Contre la misère
et le chômage,
les licenciements
et les bas salaires,
la répression
Pour les libertés ouvrières.
Nantes, le 9 mai 1968. ”

Quand, le 14 mai, après le compte-rendu de leur délégation, les travailleurs de Sud-Aviation passent à l'action, déclenchant la grève illimitée, organisant l'occupation de l'usine, leur mouvement qui commençait la grève générale en résume en même temps les caractéristiques générales : il se déclenche à la suite du 13 mai, à la suite du rassemblement dans l'action de la classe ouvrière dressée contre l'Etat policier ; il part de revendications particulières qui répondent à des aspects spécifiques de la menace générale de déchéance et de misère qui pèse sur toute la classe ouvrière, revendications particulières qui ne peuvent être satisfaites qu'à travers un combat général ; il exprime la volonté de combat des travailleurs longtemps comprimée et non la décision des sommets officiels du mouvement ouvrier.

En même temps, par les conditions de sa préparation, il a constitué une exception. Nous nous sommes attardés à ces aspects particuliers car ils constituent la meilleure introduction qui soit aux problèmes de la grève générale. Car, demain, cette exception peut et doit devenir la règle. Nous ne disons pas que la démocratie ouvrière a été totalement imposée dans les seules limites de Sud-Aviation. Elle ne pouvait l'être. Mais, dans la voie de sa réalisation, des succès importants ont été obtenus à Sud-Aviation et ils l'ont été comme moyen de la préparation de la plus grande lutte que le prolétariat français ait connue. ”

L'appareil stalinien organise  des provocations contre l'OCI

L'appareil stalinien, alors que se rassemblent les conditions qui amènent à la grève générale de mai-juin 1968, se crispe dans sa tentative d'immobiliser la classe ouvrière et la jeunesse, qui supportent les coups de plus en plus durs que de Gaulle leur porte. L'importance du rôle de l'OCI, de l'avant-garde qu'elle organise autour d'elle et impulse, dans les processus qui préparent et vont aboutir à la grève générale, peut se mesurer d'une certaine façon à la hargne des attaques croissantes que déclenche l'appareil stalinien et aux provocations qu'il organise. Parmi les principales provocations que l'appareil stalinien a organisées contre l'OCI au cours de l'année qui a précédé la grève générale, la campagne contre le candidat de l'OCI dans un secteur de la Seine, dénoncé comme " fasciste et candidat de la préfecture de police ”, mais qui ne peut aboutir au " pogrom ” par suite des dispositions politiques et organisationnelles prises par l'OCI. En mars 1967, au cours de la grève de la Rhodiaceta, " L'Humanité ” et la presse stalinienne prenaient violemment à parti les militants de l'OCI de Rhodiaceta, de la région de Lyon, et particulièrement le camarade Paul Duthel. Le crime de ces militants était d'organiser la résistance à l'accord signé par les dirigeants pour liquider la grève. Rassemblés à plusieurs milliers devant la porte de la Rhodia, les travailleurs huent le dirigeant stalinien qui appelle à la rentrée en vantant la " victoire ” que constituent 3,8% d'augmentation après vingt-trois jours de grève, et ils se refusent à reprendre le travail. " L'Humanité ” du 23 écrit :

" Les CRS ont dégagé les abords de l'usine.
Les incidents qui ont donné prétexte à l'intervention des forces de police acheminées depuis plusieurs jours à Lyon semblent avoir été prémédités de longue main. Les interventions dans la grève d'individus extérieurs au conflit, comme le trotskyste notoire Duthel, en liaison avec deux ou trois éléments, sont en effet bien connues des travailleurs de l'usine. ”

"L'Humanité” ment grossièrement : les CRS ne sont pas intervenus, ce sont les travailleurs qui ont refusé de reprendre ce jour-là le travail. Comme l'écrit " Informations ouvrières ” ;

""L'Humanité" ment lorsqu'elle accuse Paul Duthel d'intervention. Au moment où se déroulaient les événements, Paul Duthel faisait sa classe à L'Arbresle.
Les trotskystes ont été dans la grève. Avec de nombreux travailleurs de toutes tendances, y compris des membres du PCF, ils ont été parmi ses animateurs. Jusqu'au bout, contre la capitulation, ils ont exprimé la volonté de lutte des milliers et des milliers de travailleurs de la Rhodia. Ils revendiquent cette place qu'ils ont occupée dans la lutte des classes, et les travailleurs d'avant-garde leur reconnaissent cette place.
C'est pour cela que " L'Humanité ” est obligée de mentir et d'accuser le militant révolutionnaire irréprochable qu'est Paul Duthel de provocateur, d'instigateur d'une intervention des forces de police, INTERVENTION QUI N'A PAS EU LIEU.
Et la collusion de tous les journaux bourgeois avec le journal " L'Humanité ” éclate au grand jour. Il fallait parler d'incidents pour expliciter l'intervention des forces de police. L'intervention des forces de police était indispensable au stalinien Vareille, à qui Fajon a tenu la plume, pour accuser les trotskystes de provocation.
En agissant ainsi, l'organe stalinien espérait faire d'une pierre deux coups : tenter, par une accusation grossière, de couper les trotskystes des éléments d'avant-garde qui se rapprochent d'eux, donner un gage à la bourgeoisie en lui indiquant que, si le travail n'avait pas repris à la Rhodia, ce n'était pas du fait du PCF. A la bourgeoisie, le PCF indiquait qu'il avait tenu ses engagements. Il se conduit comme un parti de gouvernement. ”

Finalement, l'appareil stalinien parviendra à casser la grève et à faire reprendre le travail. Mais la campagne de calomnies se poursuivra. Elle cessera dès lors que les militants de l'OCI auront réussi à associer à leur dénonciation des méthodes staliniennes syndicalistes et syndicats enseignants.

A l'occasion du 50° anniversaire de la révolution russe, l'OCI a organisé une série de meetings en province. En plusieurs villes, l'appareil stalinien appelle à briser ces meetings. Par exemple " La Marseillaise” du 15 décembre :

" Les communistes d'Avignon et leurs amis ne toléreront pas que de telles activités se poursuivent dans leur ville. ”

Le meeting, grâce aux mesures politiques et organisationnelles prises, se tiendra néanmoins. A Lyon, un commando de quatre-vingts membres du PCF tente de briser la réunion, de prendre la tribune. Il sera finalement battu et expulsé. Mais c'est à Montrouge que l'agression devait être la mieux organisée et la plus brutale. Le 11 décembre, des militants de " Révoltes ” (pour l'Organisation révolutionnaire de la jeunesse) et de l'OCI organisent à la Bourse du travail un cercle d'études marxistes pour la commémoration de la révolution d'octobre 1917. Avant même que la réunion ne commence, une quarantaine de responsables du PCF, casqués, venus en camionnettes Peugeot et avec plusieurs voitures, entrent l'un après l'autre dans la salle. Brusquement les nervis PCF, armés de matraques, de barres de fer élimées et courbées, de planches cloutées, attaquent les premiers jeunes rassemblés, faisant de nombreux blessés, dont Bernard Bastien, dix sept ans et demi, hospitalisé le crâne ouvert à la suite d'un coup porté par derrière avec une barre élimée, et B. Slupeck, enseignant, militant du SNES (Syndicat de l'enseignement secondaire .FEN), hospitalisé avec une fracture ouverte d'un bras.

Au cours du mois de mars 1968, ce sera le CLER (Comité de liaison des étudiants révolutionnaires) qui sera accusé par la presse d'utiliser des "méthodes terroristes au sein de l'UNEF et à l'Université ”. Sous prétexte d'échapper à ces méthodes, la direction de l'UNEF convoque l'assemblée générale à Colombes, municipalité que dirige le PCF, sous la protection du service d'ordre de celui-ci, et à huis clos, contrairement à la tradition.

" L'Humanité ” du 19 mars écrit :

" Les trotskystes du " Comité de liaison des étudiants révolutionnaires ”, qui ont récemment perpétré plusieurs coups de force contre les organisations étudiantes démocratiques, avaient voulu empêcher la réunion de cette assemblée générale de l'UNEF. Ils ont rassemblé plusieurs dizaines de membres de leurs " troupes d'assaut ” devant le local de la réunion, mais les militants de l'UNEF, mobilisés pour défendre leur syndicat, les ont tenus à distance et les travaux se sont déroulés normalement. Une motion a d'ailleurs été volée à l'unanimité par les AGE pour que celles-ci dénoncent partout publiquement l'activité et les méthodes du CLER dirigées contre le mouvement étudiant et les syndicats ouvriers. ”

En réalité, plusieurs associations générales avaient quitté la salle pour ne pas siéger dans ces conditions et éviter tout incident.

La question du pouvoir

La grève générale de mai-juin 1968 n'a pas éclaté comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle vient de loin. Elle a son origine dans l'incompatibilité entre le bonapartisme type V° République et le maintien d'un mouvement ouvrier organisé, syndicats et partis, qui, en dépit des appareils bureaucratiques et de leur orientation de soumission à l'Etat bourgeois, constitue la classe ouvrière comme classe indépendante, spécifique. La fonction historique de la V° République était de détruire le mouvement ouvrier, de pulvériser en une foule d'atomes ne constituant aucun corps les prolétaires, soumis au pouvoir centralisé de la bourgeoisie, l'Etat. Dès lors que la V° République n'y parvenait pas, l'explosion était inévitable. Les origines de la grève générale de mai-juin 1968 sont dans la manifestation contre la loi Debré qui a réuni 500 000 manifestants à Vincennes en 1960, à l'appel de la FEN. Elles sont dans la gigantesque manifestation qui a accompagné le 13 février 1962 au Père-Lachaise les morts de Charonne. Elles sont dans la grève des mineurs de mars-avril 1963. Ensuite, le pouvoir a poursuivi la tentative d'intégration des syndicats à l'Etat. Cependant, déjà les rapports politiques n'étaient plus ceux de 1958, n'étaient plus ceux d'avant la grève des mineurs. Le pouvoir devait remettre à plus tard une bataille frontale contre le prolétariat. Ses tentatives d'intégration des syndicats à l'Etat, c'est avec la participation des appareils bureaucratiques qu'il s'efforçait d'y parvenir. Cependant, si loin que ceux-ci aillent en ce sens, les organisations ouvrières, les syndicats, ou sous une autre forme les partis, ne sont pas assimilables en tant que tels à l'Etat bourgeois. En fin de compte, il faut les détruire pour pouvoir constituer sur leurs débris l'Etat corporatiste.

A partir de la grève des mineurs, la grève générale s'est pour ainsi dire élaborée au cours des luttes de la classe ouvrière, de la jeunesse contre l'Etat, le patronat, et dans l'antagonisme entre les besoins, les aspirations des masses et la politique des appareils, leur pratique, les masses s'efforçant d'utiliser en même temps leurs organisations. Rapports complexes dans lesquels l'activité consciente et mesurée des militants révolutionnaires, se situant sur le terrain de l'indépendance de classe du prolétariat et de ses organisations, ouvrant la perspective du combat de la classe comme classe contre l'Etat bonapartiste, a joué un rôle d'une grande importance, bien que non mesurable, dans le processus d'" élaboration ” de la grève générale de mai-juin 1968.

Le détonateur de la grève générale, c'est le pouvoir lui-même qui l'a mis à feu en déclenchant son attaque forcenée contre les étudiants, en espérant que les appareils bureaucratiques et particulièrement l'appareil stalinien du PCF et de la CGT. seraient assez efficaces pour contenir la classe ouvrière et laisser les étudiants isolés. Lorsque Pompidou recule à toute allure le dimanche 12 mai, où, de retour de l'étranger, il prend la parole à la télévision et annonce la réouverture de la Sorbonne, la libération de tous les manifestants arrêtés ou en garde à vue, le passage dès lundi devant la cour d'appel des manifestants condamnés, afin que ceux-ci puissent être également libérés, il est trop tard. D'ores et déjà, la classe ouvrière comme classe est mobilisée, ce qui oblige les appareils à appeler à la grève générale de vingt-quatre heures pour le lundi 13 mai et à la manifestation. De la manifestation, en un  cri jaillit le programme de la grève générale : " De Gaulle, dix ans ça suffit ! ” Bien sûr, les revendications économiques vont surgir, mais c'est le combat contre de Gaulle, l'Etat bonapartiste, le pouvoir, le gouvernement, et pour ce combat, que va se réaliser au cours des jours suivants la grève générale.

L'objet de cet article n'est pas de retracer l'histoire de la grève générale de mai-juin 1968. Les lecteurs de " La Vérité ” se reporteront à l'excellent livre de François de Massot, " La Grève générale (mai-juin 1968) ”. Cet article se borne à souligner comment, au cours de cette grève, se combine objectif politique et revendications politiques. Dans la semaine qui suit le 13 mai, le mot d'ordre " A bas de Gaulle ! ” semble avoir disparu. La grève se généralise, se développe, la grève générale se réalise sur la base des revendications : à bas les ordonnances, pas de salaires inférieurs à 100 000 anciens francs par mois, etc. Pourtant, son contenu politique reste. Et c'est à juste titre que le comité de coordination de la région parisienne publie et diffuse le tract suivant le 20 mai :

Abrogation des ordonnances

Abrogation de la réforme Fouchet

Abrogation de la réforme de la Formation Professionnelle

A bas le V° Plan

Garantie de l'Emploi et de la qualification

Pas de salaire inférieur à 1.000 F par mois

comme l'ont demandé les grévistes de chez Renault

Les 40 Heures immédiates pour tous

En débrayant massivement, en occupant les usines, en hissant le drapeau rouge, la classe ouvrière a dressé sa force immense capable d'arracher toutes les revendications.

La classe ouvrière en lutte doit s'organiser

Formons dans chaque usine, bureau, chantier, faculté, lycée, CET,

Nos comités de grève élus

Organisons sur le plan des localités des comités locaux interprofessionnel de grève.

Sur le plan du département le comité central interprofessionnel de grève.

Fédérons les comités de grève, localement, régionalement, nationalement.

Le combat engagé n'est pas celui d'une usine, d'une corporation ou d'une profession, c'est celui de la classe ouvrière tout entière qui se dresse comme classe.

L'activité des centrales syndicales se soudera par l'ordre de

Grève Générale jusqu'à la victoire

Par la constitution du

Comité Central National de la Grève Générale

C'est la mobilisation au grand jour des exploités contre les exploiteurs, leur État, leur gouvernement

Plus de gouvernement De Gaulle-Pompidou

Plus de gouvernement capitaliste

Trois mots d'ordre manquent cependant : " De Gaulle, dix ans ça suffit ! ”, "Dehors de Gaulle ! ”, et "Pour un gouvernement PC-PS sans ministre représentant les organisations et partis bourgeois ! ”.

Les appareils bureaucratiques et les partis ouvriers vont tout faire pour que la grève générale ne soit pas d'abord la grève générale et qu'elle soit une ." grève économique ”, Les appareils syndicaux refusent de proclamer la grève générale. Ils refusent plus résolument encore d'appeler à la constitution et à constituer le comité central de la grève générale, et à lui fixer l'objectif de renverser de Gaulle et de porter au pouvoir un gouvernement ouvrier. Pourtant, à partir du 20 mai, la grève générale est un fait. En ce qui les concerne, le PS et le PCF, au cours même de la grève générale, consacrent le régime en déposant, le 21 mai, une "motion de censure”, c'est-à-dire en se situant dans sa légalité, et, battus, ils aident à confirmer le gouvernement de Gaulle-Pompidou. Au cours de cette semaine, il y aura le discours de de Gaulle, de nouvelles manifestations où resurgit le mot d'ordre de "A bas de Gaulle ! ”.

Tous les efforts des appareils syndicaux et du gouvernement sont alors tendus pour que la grève générale soit seulement une grève économique revendicative. C'est pourquoi le 25 mai se tient la " Conférence de Grenelle ” qui réunit les centrales ouvrières, les représentants du CNPF, le gouvernement en la personne de Pompidou et de quelques ministres. Après vingt-cinq heures de négociations, le dimanche 26 mai, un " constat ” est établi. Ce " constat ” ne satisfait pas les revendications fondamentales mises en avant. Et, venus chez Renault pour faire adopter le " constat ” au cours d'un meeting géant, Séguy et Frachon s'entendent répondre par les milliers de travailleurs assemblés: "Ne signez pas ! ” La grève générale prend un nouvel essor. Le pouvoir vacille. La question du pouvoir se pose. A la manifestation que la CGT organise le 29 mai, et à laquelle les autres centrales ont refusé de s'associer, l'appareil stalinien lance le mot d ' ordre de " gouvernement populaire”. Mais ce n'est qu'une précaution. Par ailleurs s'étale la division entre organisations et partis ouvriers, qui se refusent tous à lancer les mots d'ordre indispensables : "A bas de Gaulle ! ”,  " Gouvernement des partis ouvriers! ”. Le prolétariat, la jeunesse attendent des dirigeants des consignes politiques qui ne viennent pas. La grève générale piétine. C'est alors que se produit le coup de théâtre de la " disparition ” de de Gaulle, le 29 mai. Le 30 mai il " réapparaît ”. Il annonce la dissolution de l'Assemblée nationale, de nouvelles élections dès que la grève générale aura cessé. Les dirigeants des organisations et partis ouvriers vont adopter cette " perspective politique ” et, au nom des élections, désamorcer politiquement la grève générale, la réduire à une somme de grèves partielles. Corporation après corporation, entreprise après entreprise, les dirigeants syndicaux engagent de nouvelles " négociations ”. Ils émiettent peu à peu la grève générale et la liquident. On peut dire que le 10 juin la grève générale est terminée.

Une longue agonie

Les résultats des élections législatives des 23 et 30 juin sont connus : c'est l'élection de l'Assemblée nationale bleu CRS, La grève générale trahie et liquidée, des centaines de milliers de travailleurs ont refusé de participer à ces " élections trahison ”, la petite bourgeoisie s'alignant derrière de Gaulle.

Pourtant, la V° République était mortellement touchée. Sa fonction était de briser, de pulvériser la classe ouvrière en tant que classe. Elle avait échoué. Au contraire, se dressant comme un géant, le prolétariat, avec à ses côtés la jeunesse, malgré toutes les illusions et les trahisons, l'avait faite vaciller. L'année suivante, de Gaulle faisait une suprême tentative pour ressaisir les rênes, établir au moyen d'un référendum, en un suprême et dérisoire effort, les conditions de l'Etat corporatiste. Pour la première fois, un référendum plébiscitaire tournait à la défaite du pouvoir exécutif. De Gaulle devait se démettre.

La mise à mort, la descente au tombeau de la V° République n'ont pas encore eu lieu. Il y a déjà onze ans que retentissait le cri de la grève générale : " De Gaulle, dix ans ça suffit ! ”. La V° République dure dix ans encore après que de Gaulle a dû se démettre. Certains peuvent estimer que cette agonie est bien longue et même douter que la V° République ait été mortellement frappée. La longueur de l'agonie de la V° République est à la mesure des problèmes en cause et des conséquences qu'aura son effondrement définitif. Le recours au bonapartisme gaulliste n'a pas été une simple péripétie de l'histoire, mais l'expression d'une exigence essentielle de l'impérialisme français en pleine dégénérescence: museler, écraser le prolétariat. La bourgeoisie ne dispose d'aucun régime politique stable de remplacement, d'aucune forme politique de domination de classe qui puisse succéder " pacifiquement ” à la V° République. Le bonapartisme bâtard a modelé d'une certaine façon l'Etat bourgeois. La mort de la V° République n'aboutira pas à un simple changement de forme de domination de classe de la bourgeoisie, à un remodelage de l'Etat bourgeois, mais inéluctablement à un effondrement, à une dislocation de cet  Etat, au déferlement du prolétariat, de la jeunesse, des masses exploitées occupant la scène de l'histoire ; en quelques mots à une crise révolutionnaire, à la révolution prolétarienne. Enfin l'agonie de la V° République est inséparable de la crise conjointe de l'impérialisme et des bureaucraties parasitaires, de la nouvelle période de la révolution prolétarienne qui s'est ouverte justement en 1968, de l'étape actuelle de cette nouvelle période. L'effondrement de la V° République, l'ouverture de la crise révolutionnaire en France déstabiliseront entièrement l'Europe de Yalta et de Potsdam, et, après la révolution portugaise, donneront au développement de la révolution prolétarienne en Europe une gigantesque impulsion, En conséquence, le soutien que les appareils bureaucratiques et particulièrement l'appareil stalinien en France apportent à la V° République agonisante dépasse l'imagination. Voilà pourquoi elle dure. Mais la longueur de cette agonie devient un facteur supplémentaire de décomposition de l'Etat, de crise de la bourgeoisie, de conflit entre les masses et les appareils, de contradictions internes aux appareils. La grève générale de mai-juin 1968 est venue de loin. Le mouvement qui balaiera la V° République, ou qui surgira de son effondrement, a lui aussi de lointaines origines dans la grève générale de mai-juin 1968.

Pour tout dire, une fois encore la forme classique de mobilisation du prolétariat comme classe est à nouveau à l'ordre du jour en France : la grève générale. La préparer, s'y préparer, exige d'analyser par quel processus se prépare la grève générale, quel est son contenu, quels problèmes elle pose. Après cet article consacré à la gestation et à la préparation de la grève générale de mai-juin 1968, celui consacré à la grève générale d'août 1953 paru dans le numéro précédent de " La Vérité”, faisant lui-même suite à un article sur la grève Renault de 1947, un nouvel article sera consacré aux questions que soulèvent les multiples grèves générales que la classe ouvrière a réalisées et aux enseignements qui en surgissent.

Stéphane Just, le 20 décembre 1979.


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