1983

Stéphane Just avait comme projet l’écriture d’une histoire des crises impérialistes sous forme de brochures dont seules les deux premières seront publiées.
Source : « Documents du PCI », 1983

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Aperçus sur les crises à l’époque impérialiste (I)

Stéphane Just


De l'époque de la libre concurrence à celle de l'impérialisme

La société par actions, c'est « la suppression du capital en tant que propriété privée à l'intérieur des limites du mode de production capitaliste lui-même ».

Engels ajoutait le commentaire suivant :

« (Depuis que Marx a écrit ces lignes, on sait que de nouvelles fermes industrielles se sont développées, représentant la société par actions à la seconde et à la troisième puissance. La rapidité, tous les jours plus grande, avec laquelle on peut aujourd'hui augmenter la production dans tous les domaines de la grande industrie s'oppose à la lenteur toujours accrue avec laquelle s'étend le marché pour ces produits plus nombreux. Ce qui est produit au cours de quelques mois peut à peine être absorbé en quelques années. Il faut y ajouter la politique de protection douanière par laquelle chaque pays industriel se ferme aux autres et en particulier à l'Angleterre, ce qui accroît encore artificiellement la capacité de production intérieure. Les conséquences en sont : surproduction chronique générale, prix en baisse, profits en baisse et même tout à fait nuls; bref, la célèbre liberté de concurrence est au bout de son latin et doit annoncer elle-même son évidente et scandaleuse faillite. Et cela, parce que, dans chaque pays, les grands industriels d'une certaine branche se réunissent pour former des cartels en vue de régulariser la production. Un comité fixe la quantité à produire par chaque établissement et répartit en dernière instance les commandes en cours. Dans certains cas, il y a même eu par moments des cartels internationaux, ainsi que le cartel anglo-allemand de la production métallurgique. Mais même cette forme de mise en société de la production ne suffisait pas encore. L'opposition d'intérêts entre les diverses formes ne la faisait que trop souvent éclater et rétablissait la concurrence. Aussi en vint-on, dans certaines branches, où le niveau de la production le permettait, à concentrer toute la production de cette branche en une seule grande société par actions à direction unique. Cela s'est déjà réalisé à plusieurs reprises en Amérique; l'exemple le plus important en Europe reste jusqu'ici l'United Alkali Trust, qui a réuni toute la production britannique d'ammoniaque entre les mains d'une seule firme. Les anciens propriétaires des différentes usines (plus de trente) ont reçu en actions la valeur estimée de l'ensemble de leurs installations, au total environ 5 millions de livres sterling représentant le capital fixe du trust. La direction technique reste toujours entre les mêmes mains, mais la direction commerciale est concentrée entre celles de la direction générale. Le capital circulant (floating capital), d'un montant approximatif de 1 million de livres sterling, fut offert à la souscription du public. Le capital total s'élève donc à 6 millions de livres sterling. Dans cette branche qui est à la base de toute l'industrie chimique, la concurrence a donc été remplacée en Angleterre par le monopole, ce qui prépare de la façon la plus réjouissante le chemin à l'expropriation future par toute la société, la nation. F. E.) »

Engels écrivait ces lignes en 1893. Comment ne pas les faire suivre immédiatement des traits généraux caractéristiques de l'impérialisme que Lénine établissait vingt-trois ans plus tard dans la brochure « L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme » :

« 1. Concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé qu'elle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique.
2. Fusion du capital bancaire et du capital industriel et création sur la base de ce « capital financier » d'une oligarchie financière.
3. L'exportation des capitaux, à la différence de l'exportation des marchandises, acquiert une importance particulière.
4. Formation d'unions internationales capitalistes monopolistes se partageant le monde, et
5. Achèvement du partage territorial du globe par les plus grandes puissances capitalistes.
« L'impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s'est affirmée la domination des monopoles et du capital financier; ou l'exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan; ou le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s'est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. »

L'histoire du mode de production capitaliste est bien l'histoire de l'extension des rapports de production capitalistes, mais aussi de la concentration du capital. La constitution et la généralisation des sociétés par actions pendant les années 1850-1880 en est une étape très importante. Mais, comme le souligne Lénine, il s'agit « du point culminant du développement de la libre concurrence. Les monopoles ne sont que des embryons ».

Le libre jeu des lois immanentes du mode de production capitaliste permettait que les crises économiques se résolvent de façon « naturelle ».

Lénine souligne que la plupart des grandes puissances capitalistes n'avaient pas encore constitué de vastes empires coloniaux, chasses gardées économiques. 

« A l'époque de la libre concurrence en Angleterre, entre 1840 et 1860, les dirigeants politiques bourgeois du pays étaient CONTRE la politique coloniale, considérant l'émancipation des colonies, leur détachement de l'Angleterre, comme une chose inévitable. »

En France, la conquête d'un nouvel empire colonial avait commencé en Algérie dès 1830 et en Indochine sous Napoléon III. On connaît l'aventure de la conquête du Mexique, qui s'est terminée en catastrophe. A l'époque, la bourgeoisie comme telle était plutôt contre ces expéditions.

Les dépenses des Etats, les dépenses militaires notamment, ont joué un rôle important dans la formation du capital en certains pays. Toujours elles ont plus ou moins bénéficié à tel ou tel secteur capitaliste. D'un point de vue politique, elles sont apparues comme nécessaires en certaines circonstances aux hommes politiques bourgeois. Pourtant, le militarisme était généralement considéré à cette période par la bourgeoisie comme classe ainsi qu'un fardeau économique. En Angleterre et aux Etats-Unis par exemple, l'appareil d'Etat, l'armée, étaient réduits à leur plus simple expression, à tel point qu'aux environs des années 1870 Marx et Engels envisageaient que le prolétariat pourrait peut-être dans ces deux pays prendre le pouvoir politique pacifiquement.

Mais ensuite la transformation qualitative du capitalisme libéral, de libre concurrence, en capitalisme de monopole se produit. Lénine écrit :

« 2. Après la crise de 1873, période de large développement des cartels, cependant, ils sont encore l'exception. lis manquent de stabilité. Ils constituent encore un phénomène passager. 3. Essor de la fin du XIXe siècle et crise de 1900-1903 : les cartels deviennent une des bases de la vie économique tout entière. Le capitalisme s'est transformé en impérialisme. »

En d'autres termes, naissance, développement et affirmation des monopoles, qui deviennent la dominante du mode de production capitaliste.

Les années 1873-1893 sont généralement considérées comme celles au cours desquelles se manifeste une tendance à la stagnation dans le développement de l'économie capitaliste et où le taux de profit a tendance à baisser. En réalité, il y a une grande inégalité de développement. L'industrialisation se ralentit en général dans les pays où le mode de production capitaliste est alors le plus développé, en Angleterre, en France, en Belgique. L'Angleterre était alors, et de loin, le plus puissant pays capitaliste. Par contre il se développe tumultueusement aux Etats-Unis, en Allemagne, au Japon. Corrélativement, dans ces pays, la cartellisation, la constitution de monopoles, se développent à grande allure. Surtout, aux Etats-Unis, la profondeur des crises apparaît comme la contrepartie de la croissance tumultueuse du capital américain. En Russie, et en Italie, il prend son essor. En ce qui concerne l'Angleterre et la France, une modification importante se produit : elles deviennent les banquiers du monde, car elles disposent de réserves considérables de capital argent. Le capital financier anglais investit massivement dans de nombreux pays, notamment aux Etats-Unis et en Amérique latine. Londres devient la plate-forme financière du monde et la livre une monnaie universelle. En France, ce sont surtout des emprunts officiels étrangers qui sont placés. Les capitalismes français et anglais ont tendance à devenir des “ capitalismes rentiers”. La tendance à la formation des monopoles, à la cartellisation, va dans le sens du ralentissement du rythme du développement de l'économie capitaliste. Elle pèse sur les mécanismes qui impulsent et régularisent le mode de production capitaliste. D'autant que les monopoles faussent la loi de la péréquation du taux de profit à leur avantage.

La bourgeoisie des grandes puissances capitalistes modifie sa position en ce qui concerne la constitution d'empires coloniaux. Dans les années 1860, l'Angleterre agrandit considérablement son empire colonial. La France va la suivre rapidement sur cette voie. A la conférence de Berlin, en 1885, les grandes puissances européennes se partagent l'Afrique. Les pays d'Amérique Latine deviennent de plus en plus des semi-colonies. L'empire ottoman, la Perse et tous les pays de cette région du monde également. Les grandes puissances européennes, la Russie, le Japon, les Etats-Unis imposent ensemble à la Chine le statut de semi-colonie.

Généralement, les années 1893-1913 sont considérées comme des années d'intense développement capitaliste et où le taux de profit a tendance à s'élever. L'expansion coloniale a alors joué dans ce sens. Mais déjà s'allument les antagonismes pour la possession de colonies ou semi-colonies, entre la France et l'Angleterre, entre le Japon et la Russie. En 1898, les Etats-Unis font la guerre à l'Espagne pour lui ravir la mainmise sur Cuba et les Philippines.

Pourtant, dès 1900, une grave crise économique se développe. Ainsi que le souligne Lénine, elle a précipité la formation de monopoles, du capitalisme financier, la constitution définitive de l'impérialisme. Les monopoles s'opposent à la dévalorisation du capital, à la liquidation d'une partie du capital, qui sont pourtant des mécanismes indispensables à la liquidation de la crise, à la hausse du taux de profit. Tout au moins partiellement, le relèvement du taux de profit n'est plus dû aux mécanismes nouveaux du mode de production capitaliste. Le renouvellement du capital fixe dépend en grande partie de l'ouverture de marchés artificiels. Le parasitisme sous toutes ses formes, l'économie d'armement, deviennent les conditions pour surmonter les crises, maintenir et élever le taux de profit. Mandel, lorsqu'il écrivait son « Traité d'économie marxiste », spécifiait :

« Cycle 1900-1907 : essor de l'industrie sidérurgique (course aux armements), de la construction navale, des tramways, des centrales électriques et des installations téléphoniques. Développement du marché... de l'Afrique du Nord au Moyen-Orient. Premier développement de l'industrie lourde italienne. Dernière vague de construction ferroviaire en Afrique et en Asie. Cycle 1907-1913 : essor de l'industrie sidérurgique, d'armement et de la construction navale. Fin du boom de la construction des tramways. Développement du marché du Moyen-Orient. » (Tome 1, pages 447-448.)

Le capitalisme de libre concurrence et le capitalisme de monopole sont les deux époques de l'histoire du capitalisme. L'une est celle de l'essor, du rôle progressif du capitalisme. L'autre est celle de la négation du mode de production capitaliste dans le cadre du mode de production capitaliste. C'est un saut qualitatif, une rupture historique. La première guerre mondiale, qui met aux prises toutes les grandes puissances capitalistes devenues impérialistes pour un nouveau partage du monde, pour la suprématie politique, militaire, économique sur le monde, le développement fantastique des armements, des armées, la dimension nouvelle des Etats bourgeois et de leurs fonctions, donnent la mesure de cette rupture et signifient à tous de façon tragique que le capitalisme est devenu la réaction sur toute la ligne.


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