1910

Rudolf Hilferding

Le capital financier

CINQUIEME PARTIE - LA POLITIQUE ECONOMIQUE DU CAPITAL FINANCIER

CHAPITRE XXIV - LA LUTTE POUR LE CONTRAT DE TRAVAIL

1910

La lutte pour le contrat de travail traverse, comme on sait, trois phases différentes. Dans la première, l'entrepreneur isolé fait face aux ouvriers isolés ; dans la deuxième, il lutte contre le syndicat ; dans la troisième, les organisations patronales opposent aux syndicats un front uni.

Le syndicat a pour fonction de supprimer la concurrence des ouvriers entre eux sur le marché de la main-d'œuvre : il s'efforce de s'assurer le monopole de l'offre de la marchandise force de travail. Il constitue ainsi un cartel de contingentement ou, puisqu'il ne s'agit ici, dans les rapports avec le capitaliste, que d'achat et de vente de la marchandise, un trust. Mais chaque cartel de contingentement et chaque trust souffrent de cette faiblesse, qu'ils ne contrôlent pas la production et ne peuvent par conséquent pas régler les dimensions de la demande. Pour le syndicat, cette faiblesse est irrémédiable. La production de la force de travail échappe presque toujours à son contrôle. C'est seulement là où il s'agit de main-d'œuvre qualifiée que les organisations ouvrières peuvent réussir, grâce à certaines mesures spéciales, à en limiter la production. Un syndicat puissant d'ouvriers qualifiés peut, en réduisant le nombre des apprentis, en imposant une plus longue durée de l'apprentissage, en s'opposant à l'embauchage d'ouvriers non qualifiés, c'est-à-dire de ceux qu'il ne reconnaît pas comme tels, restreindre la production de ces forces de travail et s'assurer ainsi une certaine position de monopole. C'est ainsi par exemple, que les syndicats de typographes ont obtenu qu'on n'emploie aux linotypes, pour lesquelles il serait possible d'utiliser des ouvriers ayant subi une préparation purement technique et donc sans grande qualification, que des typographes hautement qualifiés. Un syndicat puissant peut même réussir, dans certaines circonstances favorables, à renverser la situation et à donner à un travail la qualité de travail qualifié et par conséquent bien payé en n'admettant comme travailleurs complets que des ouvriers employés depuis un temps assez long. C'est le cas, par exemple, dans l'industrie anglaise du textile, dont la position de monopole sur le marché mondial, qui s'est maintenue pour certains produits jusqu'aujourd'hui, a d'une part favorisé la formation d'un syndicat puissant et d'autre part permis aux employeurs de faire certaines concessions, car cette position de monopole leur permettait d'en rejeter la charge sur les consommateurs.

L'effort en vue de contrôler le marché de la main-d'œuvre crée aussi la tendance à empêcher la concurrence d'ouvriers étrangers en entravant l'immigration, surtout celle de prolétaires sans ressources et difficilement organisables. Les entraves à l'immigration jouent pour le syndicat le même rôle que les droits protecteurs pour le cartel 1.

Mais le syndicat est une organisation d'hommes vivants ; pour qu'il puisse atteindre son but, il faut que ce dernier soit réalisé par la volonté de ses membres. L'établissement du monopole suppose que les ouvriers ne vendent leur force de travail que par l'intermédiaire du syndicat et aux conditions fixées par lui. Le prix de la main-d'œuvre doit être soustrait au jeu de l'offre et de la demande. Mais cela suppose que ceux qui offrent, c'est-à-dire les chômeurs, n'entrent pas en action sur le marché du travail à des prix autres que ceux fixés. Le prix est l'élément donné, fixé par la volonté du syndicat, et l'offre doit se conformer au prix, et non l'inverse, C'est ainsi que le syndicat devient une coopération des ouvriers qui travaillent avec les chômeurs. Ceux-ci sont tenus à l'écart du marché de la main-d’œuvre, de même que le cartel, quand la production dépasse les normes fixées par lui, entrepose les produits afin qu'ils ne soient pas amenés sur le marché. Aux frais d'entrepôt correspondent les secours aux chômeurs des syndicats, secours qui ont ici une importance beaucoup plus grande, car ils constituent le seul moyen de limiter l'offre sur le marché de la main-d'œuvre, tandis que le cartel possède le moyen beaucoup plus efficace qui consiste à restreindre la production. D'un autre côté, le même but est atteint quand, par les moyens de la contrainte morale, la mise au pilori des ouvriers qui acceptent de travailler à des salaires plus bas, les explications sur le tort ainsi causé aux intérêts de classe, bref l'éducation syndicale spécifique, la classe ouvrière est groupée en une unité de combat.

Comme tout monopole, le syndicat s'efforce de contrôler le plus complètement possible le marché. Mais il y a des obstacles : à l'intérêt de classe des ouvriers s'oppose l'intérêt personnel momentané de chaque ouvrier pris isolément. L'organisation suppose certains sacrifices : cotisations, perte de temps, disposition à la lutte. Celui qui s'en tient éloigné est favorisé par l'employeur, évite des conflits, du chômage ou des passe-droit. Plus les syndicats se renforcent, plus l'employeur s'évertue à empêcher ses ouvriers d'y adhérer. Aux institutions de secours du syndicat il substitue les siennes et met à profit l'antagonisme existant entre l'intérêt personnel de l’ouvrier et son intérêt de classe.

La lutte syndicale est une lutte pour le contrat de travail. L'ouvrier reproduit la valeur de c et crée une valeur nouvelle, qui se décompose en v + p, salaire et plus-value. La grandeur absolue de v + p dépend de la durée du temps de travail. Plus celui-ci est court, plus v + p est petit, et, v restant le même, d'autant plus petit p. Avec un même temps de travail, p augmente si v diminue, et inversement. Cet effet est contrarié par le changement de l'intensité du travail : avec un salaire en hausse et un temps de travail réduit, l'intensité du travail augmente. Le développement du système du travail à la pièce et du système des primes a pour but d'accroître l'intensité du travail au maximum avec un salaire et une durée de travail donnés, et de même l'accélération de la vitesse avec laquelle tournent les machines offre un moyen objectif d'accroître l'intensité du travail. Les conquêtes que la classe ouvrière a réalisées en ce qui concerne la réduction du temps de travail restent certainement à l'intérieur, et parfois encore très en deçà des limites où la réduction du temps de travail est compensée par l'accroissement de l'intensité du travail. Si considérable qu'ait été l'effet de la réduction du temps de travail sur la situation sociale des ouvriers, quelles qu'aient été l'influence exercée par elle et la lutte menée en sa faveur, sur l'amélioration de leur condition physique et morale, il ne fait pas le moindre doute qu'elle n'a pas affecté le rapport de v à p aux dépens de p. Le taux de profit n'en a pas diminué pour autant et, par conséquent, du point de vue purement économique, rien n'a été changé. Qu'il nous suffise de noter en passant que, pour le dévelop­pement d'un grand nombre d'industries de haute précision, des temps de travail plus longs auraient été impossibles et qu'en général, avec la réduction du temps de travail, la qualité du travail a été améliorée, le progrès technique accéléré, la plus-value relative accrue. En ce qui concerne le niveau du salaire, le lien entre augmentation de salaire et accroissement de l'intensité du travail n'est pas apparu aussi nettement, mais il existe, et il est pour le moins extrêmement douteux que l'augmentation relativement faible du salaire, ayant tout pour les ouvriers non qualifiés, ait accru v au dépens de ; il est beaucoup plus vraisemblable, au contraire, qu'ici aussi cette augmentation a été compensée par un accroissement de l'intensité du travail. Ce qu'on doit bien entendu admettre, c'est qu'il faut, pour que cette compensation se produise, un certain temps, pendant lequel p diminue du fait de l'augmentation de v.

Comme la valeur de la marchandise - et nous pouvons ici, où il s’agit du rapport social, parler, pour simplifier les choses, de valeur - est égale en capital constant, plus le capital variable, plus la plus-value (c + v + p), le changement de v, auquel correspond un changement opposé de p, n’a sur le prix de la marchandise aucune influence, par conséquent pour le consommateur aucun effet. Que l'augmentation du salaire et la réduction du temps de travail ne peuvent avoir aucun effet sur le prix de la marchandise, Ricardo l'a très bien montré. C'est du reste parfaitement clair. Le produit social chaque année se divise en deux parties. La première sert à remplacer les moyens de production usés, les machines, matières premières, etc., qu'il faut remplacer en premier lieu sur le produit global ; la seconde est le produit nouveau qui a été créé pendant l'année par les ouvriers. Ce dernier, qui est au début entre les mains des capitalistes, se divise à son tour en deux parties : l'une constitue le revenu des ouvriers, la seconde revient en tant que plus-value aux capitalistes. Le prix du produit pour le consommateur est égal à la somme des deux parties et ne peut pas être modifié par la façon dont la deuxième partie est partagée entre ouvriers et capitalistes. Dire que l'augmentation du salaire et la réduction du temps de travail augmentent le prix du produit est par conséquent du point de vue social une absurdité. Pourtant cette affirmation revient toujours sur l'eau, et cela pour d'excellentes raisons.

L'argument ci-dessus exposé ne vaut que pour la valeur de la marchandise, donc uniquement du point de vue de la société. Mais nous savons que la valeur de la marchandise est modifiée par l'effort en vue d'égaliser les taux de profit. Pour le capitaliste individuel, et même pour le capitaliste d'une branche d'industrie, l'augmentation de salaire se présente comme une augmentation du prix de revient. En supposant que sa somme de valeur ait été jusqu'ici de 100, avec un capital constant usé de 100 et un taux de profit de 30 %, il vendait le produit 260. Maintenant, le salaire, à la suite d'une grève, s'élève à 120, ce qui fait que son prix de revient est égal à 220. S'il continue à vendre à 260, son profit baissera, en chiffres absolus, de 60 à 40, et son taux de profit de 30 à un peu moins de 19 %, par conséquent très au-dessous du taux de profit moyen. Il devra donc y avoir une égalisation des taux de profit. Cela signifie qu’une augmentation de salaire dans une branche d'industrie donnée a pour conséquence une augmentation de prix dans cette branche d'industrie, augmentation qui se fait sur la base de la formation d'un nouveau taux de profit général, plus bas que le précédent. Mais les augmentations de prix se heurtent toujours à certaines difficultés : augmentation de prix signifie toujours débouchés plus difficiles ; les accords conclus sur la base des anciens prix doivent être exécutés ; et, surtout, il faut un certain temps jusqu'à ce que l'augmentation de prix puisse être appliquée. Logiquement, il devrait s'ensuivre une émigration de capital hors de cette branche d'industrie, puisque augmentation de prix signifie diminution des ventes et que par conséquent l'offre, c'est-à-dire la production, devrait être réduite. Ce danger de diminution des ventes diffère selon les branches d'industrie et par conséquent aussi la résistance qu'opposent les employeurs aux revendications de salaires. En cela du reste beaucoup dépend également de l'état de la conjoncture et de l'organisation de l'industrie, permettant de telles modifications dans une mesure plus ou moins grande et plus ou moins rapidement. En supposant que l'augmentation de salaire soit générale, l'égalisation du taux de profit modifié aura pour conséquence que les prix des produits des industries à haute composition organique du capital baisseront et que ceux des industries à basse composition organique augmenteront. Mais chaque augmentation de salaire a pour conséquence une baisse du profit moyen, même si cette baisse ne s'impose que lentement et n'est que de faibles proportions.

Mais comme, jusqu'à ce que ce niveau des prix soit atteint, il en résulte des pertes pour le capitaliste intéressé, on comprend qu'il s'oppose aux augmentations de salaire, et d'autant plus vigoureusement que son taux de profit est plus bas. Nous avons vu que, dans les petites entreprises, le taux de profit est inférieur à la moyenne, et c'est pour cela que la résistance opposée aux augmentations de salaire y est la plus forte, alors que la capacité de résistance y est précisément la plus faible. La lutte syndicale est une lutte pour le taux de profit du point de vue de l'entrepreneur, pour l'augmentation du salaire (en quoi est comprise également la réduction du temps de travail) du point de vue de l'ouvrier. Elle ne peut jamais être une lutte pour la suppression du capitalisme lui-même, de l'exploitation de la force de travail. Car une telle lutte serait toujours tranchée d'avance : comme le but de la production capitaliste est la production de profit au moyen de l'exploitation de l'ouvrier, la suppression de cette exploitation ferait paraître à l'entrepreneur son activité absurde. Il arrêterait par conséquent la production car, quelle que soit alors sa situation personnelle, elle ne pourrait être améliorée par la reprise de l'activité : il devrait dans ce cas laisser aller les choses jusqu'à ce que ses ouvriers en soient réduits à la famine. Si seul son secteur était menacé, il chercherait à sauver, ne serait-ce qu'une partie de son capital, en le transférant dans un autre secteur. La lutte pour l'abolition complète de l'exploitation est ainsi en dehors du cadre des tâches proprement syndicales, elle ne peut être menée jusqu'à la victoire à l'aide de méthode de lutte purement syndicales, comme voudrait le faire croire la « doctrine » syndicaliste. Même quand elle a recours à de telles méthodes, comme pour la grève de masse, il ne s'agit pas d'une lutte contre la position économique de l'entrepreneur, mais pour le pouvoir de la classe ouvrière dans son ensemble contre l'organisation de pouvoir de la bourgeoisie, l'Etat. Le dommage causé aux entrepreneurs n'est jamais qu'un moyen auxiliaire dans la lutte pour la désorganisation du pouvoir de l'Etat : cette tâche ne peut être celle des syndicats en tant que tels, mais seule la forme d'organisation syndicale peut être mise au service des luttes politiques du prolétariat.

Cependant si la lutte syndicale est une lutte pour le taux de profit, certaines limites sont par là chaque fois posées aux objectifs du syndicat. Il s'agit pour l'employeur de savoir s'il est en mesure d'imposer les nouveaux prix si les pertes qu'il aura à subir au cours de la période transitoire ne dépasseront pas celles qu'entraînerait une grève même prolongée, et finalement si la possibilité n'existe pas pour lui de placer son capital ailleurs dans une branche de production dont le taux de profit ne sera pas directement affecté par le succès de la grève. Il en résulte que certaines limites sont posées d'avance à chaque lutte syndicale, limites que les dirigeants syndicaux ont pour tâche de reconnaître et qui déterminent leur tactique. Il s'ensuit également que le syndicat, d'une façon générale, peut opérer avec d'autant plus de succès que le taux de profit est plus élevé, soit du fait de la haute conjoncture, soit parce qu'il s'agit d'une branche bénéficiant d'une position de monopole, de l'obtention d'un surprofit par brevets, etc. Examiner ces conditions en détail n'entre pas dans le cadre de notre étude. Il nous reste par contre à examiner brièvement le changement du rapport des forces des deux classes en général.

Il va de soi que l'apparition de l'organisation patronale entraîne une modification importante du rapport des forces entre le capital et le travail.

Le développement de l'organisation patronale est considéré en général, et non sans raison, comme une réponse à l'organisation ouvrière. Mais la rapidité de ce développement comme sa puissance dépendent du changement de la structure industrielle, de la concentration et de la monopolisation du capital.

Aussi longtemps que l'entrepreneur isolé avait devant lui une classe ouvrière organisée, le syndicat disposait de toute une série de moyens de pression que le développement de l'organisation patronale a rendus inefficaces.

Avec la concentration du capital croit la puissance de l'entrepreneur dans la lutte pour le contrat de travail, mais aussi la capacité d'organisation des ouvriers concentrés. La différence de grandeur des entreprises conditionne également une tout autre capacité de résistance à l'égard des syndicats. Plus une industrie est dispersée, plus les dimensions moyennes des entreprises sont petites, et plus grande est en général la puissance du syndicat. A l'intérieur de la même industrie, cette puissance est plus grande dans les petites et moyennes entreprises que dans les grandes pour cette simple raison que ces dernières, déjà menacées par la concurrence des grandes, sont beaucoup moins en mesure de supporter les pertes causées par une grève. C'est pourquoi la lutte menée par les syndicats favorise le développement vers la grande entreprise et par là celui de la productivité, le progrès technique, l'abaissement du coût de production et la formation d'une plus-value relative, par quoi elle crée elle-même les conditions de l'obtention de nouvelles concessions.

Aussi longtemps que les syndicats ont devant eux des employeurs isolés, leur position est favorable. Ils peuvent utiliser leur force concentrée contre l'employeur isolé. La lutte pour les salaires est déclenchée dans toute une série de grèves isolées. Les ouvriers des entreprises concernées ont derrière eux toute la puissance financière du syndicat, laquelle est maintenue pendant toute la durée de la lutte par les cotisations et éventuellement des contributions supplémentaires versées par les membres du syndicat qui continuent de travailler. L'employeur, de son coté, peut craindre que ses clients ne lui soient pris par ses confrères dont les ouvriers ne sont pas en grève et que, même celle-ci une fois terminée, ses débouchés ne soient réduits. Il doit se résoudre à céder et, à partir de ce moment, il a intérêt à ce que les concessions qu'il a dû faire soient généralisées et que les autres employeurs acceptent, volontairement ou non les mêmes conditions de travail qui lui ont été imposées. L'isolement dans lequel se trouvent les employeurs permet aux syndicats de les contraindre les uns après les autres dans des luttes isolées poursuivies systématiquement. Les succès les renforcent en accroissant leurs effectifs et par conséquent les cotisations, ce qui fait qu'après la grève ils sont plus puissants qu'avant. Il est clair que cette tactique peut être employée d'autant plus facilement que les entrepreneurs se tiennent moins solidement, que la concurrence qu'ils se font mutuellement est plus forte, qu'ils sont plus nombreux et que la capacité de résistance de chacun d'eux est plus faible. C'est le cas notamment dans les branches d'industrie où dominent les petites et moyennes entreprises. C'est là que l'influence des syndicats est la plus grande, leur pouvoir au plus haut. La grande industrie, qui calcule d'une façon plus précise, oppose à de telles grèves isolées une résistance beaucoup plus vive, car les grandes entreprises veillent très soigneusement à la plus grande égalité possible des coûts de production. Ici les succès ne peuvent être que généraux, car les grèves isolées se heurtent à une très vive résistance, beaucoup plus difficile à surmonter, du fait que la puissance même d'une seule grande entreprise est beaucoup plus considérable et qu'une entente entre un nombre relativement petit d'entrepreneurs peut aussi se faire plus rapidement 2. Mais plus se développe la puissance des syndicats, plus vive est la résistance des employeurs. A l'union des ouvriers s'oppose maintenant le front commun des employeurs. Comme c'est face aux petites et moyennes entreprises que l'influence des syndicats est la plus forte, c'est là que la résistance se fera sentir le plus nettement. En fait, l'organisation du patronat commence clans l'artisanat et clans les petites manufactures 3, où la puissance des syndicats se fait le plus sentir, et prend son essor le plus rapide clans les périodes de haute conjoncture 4. Mais, même si l'apparition des associations patronales doit être considérée comme une réaction contre les syndicats 5 et se manifeste d'abord dans l'industrie légère, elle ne se cantonne pas là. La cartellisation et la trustisation unissent d'une façon beaucoup plus forte et indissoluble les intérêts des capitalistes qui y participent et font de ces derniers une unité en face de la classe ouvrière. L'élimination de la concurrence ne se réduit pas ici, comme dans l'industrie légère non cartellisée, au marché de la main-d’œuvre, et renforce ainsi la solidarité des employeurs dans une mesure beaucoup plus grande. Cela peut aller si loin que dans les branches où ces derniers jouissent d'une très forte position, une organisation spéciale devient inutile. Le Syndicat de la houille rend une association d'entrepreneurs superflue, le Trust de l'acier la rend impossible. Même si ce qu'on déclare officiellement, que les cartels allemands ne s'occupent pas des questions ouvrières, est vrai, l'action unie des entrepreneurs est ici donnée d'avance, et précisément leur force rend certaines fonctions spécifiques de l'association des employeurs, comme les secours de grève, superflus, car un « accord de bon voisinage » de cas en cas suffit. Mais, ici aussi, la tendance à la fondation d'associations d'entreprises se manifeste de plus en plus nettement.

Ces associations rendent beaucoup plus difficile, sinon impossible, aux syndicats de remporter un succès par une attaque isolée, car derrière chaque entrepreneur se tient maintenant son organisation : elle le dédommage de ses pertes, fait en sorte que les ouvriers en grève ne trouvent pas de travail ailleurs, tout en s'efforçant d'exécuter elle-même les commandes les plus pressantes de l'employeur dont l'usine est fermée du fait de la grève. Au besoin, elle a recours à des moyens plus énergiques : elle passe elle-même à l'attaque et élargit la lutte par un lock-out pour affaiblir le syndicat et le contraindre à céder. Et dans cette lutte des employeurs unis contre les syndicats, l'organisation patronale a souvent le dessus 6.

L'association des employeurs signifie en premier lieu la possibilité de retarder le moment de la lutte. Aussi longtemps que les organisations ouvrières avaient en face d'elle des entrepreneurs isolés, le choix du moment appartenait aux ouvriers. Or, pour le succès de la lutte il est d'une importance capitale. C'est pendant la période de haute conjoncture, où le taux de profit est le plus élevé, l'occasion d'obtenir le meilleur surprofit, que l'arrêt du travail est le plus sensible : pour ne pas perdre tout le taux de profit, l'employeur, même le plus fort, cherchera en un tel moment à éviter la lutte, car il s'agit pour lui d'une occasion qui ne reviendra pas, ou du moins jusqu'à la prochaine période de haute conjoncture. Considérée du seul point de vue du succès syndical, la grève devrait être reportée au moment de la plus haute tension des forces productives, et c'est un des aspects les plus difficiles du travail d'éducation syndical que de gagner les adhérents à cette tactique. Car c'est précisément à ces moments-là que, du fait des heures supplémentaires et d'un travail régulier, le revenu des ouvriers est au plus haut, et par conséquent le stimulant psychologique à la grève le plus faible. Cela explique pourquoi les grèves les plus nombreuses ont lieu pendant la période de prospérité, avant la haute conjoncture proprement dite.

Mais ce choix du moment cesse d'être entre les seules mains des syndicats dès que l'organisation patronale est solidement constituée. Alors, celle-ci peut choisir pour engager la lutte le moment qui lui convient le mieux. Pour elle le lock-out est une guerre préventive, pour laquelle le moment le plus propice est la période de dépression, où une cessation de travail, du fait de la surproduction, est très utile et où la capacité de résistance des ouvriers, du fait de l'offre surabondante sur le marché de la main-d'œuvre, de l'amenuisement des ressources des organisations provoqué par les demandes de secours et la diminution du nombre des adhérents, est la plus faible. Cette possibilité de fixer le moment de la lutte signifie déjà à elle seule un déplacement de force considérable, qui est la conséquence de l'organisation patronale 7.

Mais les mêmes raisons qui ont conduit à l'organisation patronale entraînent à leur tour un renforcement des syndicats. Ceux-ci sont maintenant partout le refuge des ouvriers s'ils ne veulent pas être livrés pieds et poings liés à la merci des employeurs. Les mesures de combat de ces derniers frappent aussi ceux qui jusqu'alors se tenaient à l'écart des syndicats. En outre, le lock-out, et en particulier le lock-out général, constitue un stimulant puissant qui pousse les ouvriers jusque-là indifférents à adhérer à l'organisation. Les syndicats voient leurs effectifs augmenter rapidement et, par là, leurs forces s'accroissent.

A quoi les organisations patronales cherchent à s'opposer en menant une lutte permanente contre les syndicats. Ils s'efforcent, au moyen d'un choix artificiel parmi leurs ouvriers, de donner la préférence aux inorganisés. Le label de l'association patronale favorise systématiquement les derniers par rapports aux ouvriers syndiqués, dont les plus dangereux sont du reste inscrits sur des listes noires. En créant des syndicats jaunes, ces instituts de culture pour trahison de classe, on s'efforce, par corruption et allocation d'avantages spéciaux, de diviser les ouvriers et de s'assurer une garde de briseurs de grève 8. En refusant de discuter avec les dirigeants syndicaux, on s'efforce de porter atteinte à leur prestige. Efforts vains - parce qu'en fin de compte l'intérêt de classe des ouvriers est en même temps leur intérêt personnel et que l'organisation syndicale est devenue d'une façon générale la condition d'existence des ouvriers - mais qui entravent le développement du mouvement syndical et réduisent son influence. De même que dans la période qui précéda l'apparition de l'organisation patronale la capacité de résistance de l'employeur individuel dépendait de la grandeur de son entreprise, de même la capacité de résistance des organisations patronales diffère selon leur composition. Les plus fortes sont les associations de la grande industrie, surtout celles des grandes industries cartellisées. Celles-ci n'ont pas à craindre la défection ou la ruine de leurs adhérents. Elles sont sûres qu'aucun concurrent ne pourra tirer avantage de la fermeture de leurs usines, et elles peuvent finalement, là où le monopole est assuré et la concurrence étrangère peu efficace du fait de la protection douanière, compenser les pertes subies pendant la grève. Les commandes retardées sont exécutées plus tard, la pénurie de marchandises engendrée par la grève permet une augmentation de prix, autrement dit de rejeter sur d'autres les pertes qu'elle a entraînées. Ici, par conséquent, la résistance est la plus forte, la lutte contre les syndicats la plus facile. Ainsi ces industries sont au premier rang dans la lutte de toutes les associations patronales, elles apparaissent comme les défenseurs de l'intérêt patronal commun dans la lutte contre la classe ouvrière. Plus les petits capitalistes sont contraints de reculer devant les syndicats, plus la puissance des ouvriers leur apparaît menaçante, plus ils se sentent solidaires des grands industriels en qui ils voient les champions de leur propre cause.

A cela rien n'est changé du fait que les associations les plus faibles doivent de leur côté se mettre d'accord avec les syndicats, quoique dans des conditions plus favorables qu'autrefois les employeurs isolés. Pour ceux qui en font partie, l'association a écarté les plus grands dangers. Elle a réussi à imposer les clauses de grève pour l'ensemble de la profession, elle empêche les outsiders - par la menace du boycott du matériel, en quoi elle fait des fournisseurs les auxiliaires de sa lutte - de faire défection, et finalement elle assure en toutes circonstances l'égalité des conditions de concurrence, en empêchant ses adhérents de conclure des accords particuliers. Au mieux, elle y parvient grâce au contrat collectif, l'accord sur le contrat de travail d'organisation à organisation. Le contrat collectif correspond aussi aux intérêts du syndicat, car il généralise pour l'ensemble de la profession les résultats obtenus. Son seul inconvénient est qu'il fixe d'avance la date pour un nouvel accord et enlève ainsi au syndicat le choix du moment où il convient de reprendre la lutte. Mais comme déjà, du fait même de l'existence de l'association patronale, le syndicat n'a plus seul le choix de la date, ce fait touche de la même façon les deux organisations. De toute façon, il apporte un élément de hasard dans la lutte future en ce qu'il pousse un syndicat puissant à s'efforcer de ne pas fixer la durée du contrat collectif de manière telle qu'il lui serait impossible de mettre à profit une période de haute conjoncture.

Pour les employeurs, l'existence de leur organisation a encore cet avantage qu'elle leur permet de rejeter sur d'autres la hausse du coût de production. Nous savons qu'un des premiers résultats de la grève est un abaissement du taux de profit au-dessous de la moyenne. L'égalisation par augmentation de prix qui doit s'ensuivre est facilitée et accélérée au moyen d'une action commune que l'association patronale peut permettre facilement dans ce cas et imposer dans les industries non cartellisées, puisque l'augmentation de prix correspond au nouveau prix de revient. Ainsi les petites industries de produits finis non cartellisées sont-elles les plus disposées à conclure des contrats collectifs 9.

Ici aussi apparaissent les tendances menant à la conclusion d'alliances corporatives. Des industries qui, du fait de leur dispersion déterminée par leurs différences techniques, ne sont pas encore en mesure de se cartelliser, cherchent à s'assurer un monopole en fermant le marché de la main-d'œuvre aux outsiders. Cette fermeture, c'est le syndicat lui-même qui s'en charge. Ainsi les employeurs alliés possèdent un cartel protégé par le syndicat contre la concurrence des outsiders. Le surprofit de cartel est partagé entre les employeurs et les ouvriers, ce qui fait que ces derniers sont intéressés au maintien du cartel.

La situation est différente dans l'industrie cartellisée. Ici le taux de profit a déjà atteint son plus haut niveau possible dans les conditions de production existantes. Le prix est égal, ou presque, au prix du marché mondial, plus les droits de douane, plus les frais de transport. Une augmentation de salaire ne peut pas être rejetée sur d'autres, ce qui fait que la résistance y sera particulièrement vive. Le profit élevé de cartel est du reste déjà inclus dans le prix des actions ; une diminution de profit signifie baisse des cours et suscite par là l'opposition des actionnaires à toute concession de la part de la direction. Celle-ci est soutenue par les banques, pour qui une diminution de profit signifie une diminution du bénéfice qu'elles tirent de l'émission de nouvelles actions. D'un autre côté, la résistance des directeurs, qui ne sont que mandatés, des sociétés par actions, s'explique également par des causes d'ordre psychologique. Ils ont perdu tout contact avec les ouvriers et ne sont à leur égard que les représentants d'intérêts étrangers. Les concessions qu'un employeur, représentant sa propre affaire, peut consentir de temps à autre, leur paraissent une violation de leurs engagements. Les derniers restes de relations personnelles entre ouvriers et patrons ont disparu et le contenu du contrat de travail devient une simple question de force dégagée de toute considération sentimentale 10.

Cette propriété du contrat collectif, précieuse à l'employeur, consistant à garantir l'égalité des prix de revient, est réalisée pour les cartels par l'action commune des employeurs, la garantie de la durée de la paix industrielle par l'importance des grèves, qui exclut de fréquentes répétitions. Il ne reste par conséquent que l'inconvénient de lier les employeurs dans le choix du moment pour la reprise de la lutte et pour les syndicats de faire leur propagande. D'où le refus des contrats collectifs. D'un autre côté, la possibilité de se cartelliser sans l'aide des syndicats rend une alliance corporative avec partage du surprofit de cartel absolument sans objet 11. C'est aussi la position des industries qui se consacrent surtout à l'exportation, car les prix y sont déterminés par le marché mondial, ce qui rend difficile de rejeter sur d'autres une hausse éventuelle du salaire.

Le développement de l'organisation patronale et ouvrière donne aux luttes de salaires une signification sociale et politique générale de plus en plus grande. La guérilla que mènent les syndicats contre l'employeur isolé fait place aux luttes de masse qui affectent des branches d'industrie entières et, quand elles touchent les parties vitales de la production que la division du travail rend complémentaires les unes des autres, menacent d'arrêter toute la production sociale. La lutte syndicale déborde ainsi son propre cadre et devient, d'une affaire concernant uniquement les employeurs et les ouvriers qu'elle intéresse directement, une affaire générale de la société, autrement dit un événement politique. En outre, il est de plus en plus difficile de mettre fin à la lutte par des moyens purement syndicaux. Plus l'organisation patronale et le syndicat sont forts, plus les luttes durent longtemps. Le problème de la hausse des salaires et de la baisse du taux de profit devient un problème de force. Du côté des employeurs, la conviction devient inébranlable que toute concession aura pour résultat d'affaiblir leur position dans l'avenir, renforcera moralement et en fait le syndicat, et qu'une victoire dans le présent signifierait des victoires futures du syndicat dans l'avenir. Ils veulent forcer la décision une fois pour toutes et sont disposés à payer les frais de la lutte pour obtenir la soumission de l'adversaire pour longtemps. Leur puissance financière est assez grande pour leur permettre de tenir plus longtemps que les syndicats, dont les ressources diminuent rapidement du fait de l'aide qu'il sont obligés d'accorder aux ouvriers en grève. Mais la lutte ne reste pas confinée à ce secteur, elle déborde sur ceux auxquels il fournit les matières premières, et où les entreprises doivent fermer à leur tour et les ouvriers se croiser les bras. Une telle situation provoque chez ces derniers, comme dans les branches du petit commerce dont ils sont les clients, une amertume croissante et peut entraîner de grands conflits sociaux et politiques. La pression de ceux qui n'y participent pas directement s'accroît en vue de mettre fin à la lutte pour les salaires et, comme ils ne disposent d'aucun moyen d'action, ils pressent l'Etat d'intervenir. Du coup, le problème consistant à mettre fin à la grève se transforme, d'une question de force syndicale, en une question de force politique, et plus les rapports de force se sont modifiés, du fait de l'apparition de l'organisation patronale, en faveur des employeurs, plus il est important pour la classe ouvrière de s'assurer la plus grande influence possible dans les instances politiques, une représentation qui défende énergiquement ses intérêts contre ceux du patronat et leur permette de triompher. Mais ce triomphe n'est pas dû seulement à l'action politique. Celle-ci ne peut être menée et d'une façon efficace que si le syndicat est assez fort pour poursuivre la lutte économique avec une vigueur telle que la résistance opposée par l'Etat bourgeois à une immixtion dans les conflits sociaux au détriment des entrepreneurs soit déjà ébranlée et que la représentation politique n'ait plus qu'à finir de la briser. Bien loin que le syndicat soit inutile à la classe ouvrière et puisse être remplacé par la lutte politique, la puissance de plus en plus grande de l'organisation syndicale est la condition de tout succès. Mais, quelle que soit la force du syndicat, l'ampleur et l'intensité de ses luttes en font précisément des luttes politiques et montrent aux ouvriers organisés que l'action syndicale doit être complétée par l'action politique. C'est ainsi qu'au cours du développement syndical le moment arrive nécessairement où la formation d'un parti ouvrier indépendant devient une condition de la lutte syndicale elle-même. Mais, une fois ce parti constitué, sa politique déborde bientôt le cadre où il a pris naissance et s'efforce de défendre les intérêts de classe des travailleurs et, de la lutte menée à l'intérieur de la société bourgeoise, passe à la lutte contre cette société elle-même.

D'un autre côté, le renforcement de l'organisation patronale non seulement ne rend pas la lutte syndicale superflue, mais la rend au contraire indispensable. Il est faux de prétendre, parce que l'organisation patronale peut attendre jusqu'à ce que les ouvriers soient épuisés, que les caisses du syndicat sonnent le creux et que ceux qui sont disposés à reprendre le travail soient devenus majoritaires, que les luttes syndicales doivent toujours se terminer par une défaite et les lock-outs finir par avoir raison de la résistance ouvrière. Car il ne s'agit pas d'une simple question de force, mais de la question de l'effet de la lutte sur le taux de profit. Un lock-out ou une grève en période de haute conjoncture signifie en toute circonstance une perte telle qu'il peut être plus avantageux aux employeurs d'accepter les revendications de salaire pour éviter la lutte 12. Même un syndicat affaibli par un lock-out est en mesure de leur arracher des concessions pendant la période de haute conjoncture. Mais, comme le syndicat doit craindre lui aussi la sévérité de la lutte, elles seront plus limitées qu'à l'époque où le syndicat n'avait encore en face de lui aucune organisation patronale.



Notes

1 Nous ne pouvons ici examiner plus en détail le problème de l'immigration, surtout après les discussions, dont il a déjà été fait mention plus haut, dans la Neue Zeit.

2 C’est pourquoi dans les pays où le mouvement syndical a pris naissance relativement tard et a trouvé dès le début en face de lui une grande industrie très développée, l'organisation syndicale dans les secteurs de la grande industrie est en général plus faible qu'en Angleterre, par exemple, où elle s'est développée en même temps que l'industrie.

3 Voir Dr Gerhard Kessler, Les Unions allemandes d’employeurs, p. 40.

4 Ibidem, p. 37.

5 Ibidem. p. 20. « Aussi longtemps que les ouvriers d'une entreprise sont une masse inorganisée, même l'employeur isolé leur est supérieur. Il n'a besoin d'aucune union d'employeurs … Aussi longtemps par conséquent que le mouvement syndical luttait péniblement pour son existence - d'une façon générale jusqu'à la fin des années 80 du XIXe siècle - il n'y avait en Allemagne aucun besoin d'unions patronales. Mais lorsque, depuis la fin des années 80. et particulièrement après le retrait de la loi contre les socialistes, commença le grand essor du mouvement syndical, suivi d'une vague de mouvements de grèves pour les salaires, le patronat commença lui aussi à créer des unions d'employeurs, en réaction contre l'action des syndicats. Le syndicat ouvrier est partout le phénomène primaire, l'union patronale le phénomène secondaire. Le premier attaque, la seconde se défend (si parfois le rapport est inverse, cela ne change rien à la justesse générale de l'observation. Le syndicat est à ses débuts essentiellement une union pour la grève, l'union patronale une union contre la grève. Plus tôt entre en scène dans une profession déterminée un syndicat vigoureux, plus tôt se constitue également une union patronale en vue de le combattre. L'union patronale est par conséquent l'organisation des employeurs de la profession en vue du règlement de ses rapports avec les ouvriers organisés. »

6 Que l'on compare à la situation aux Etats-Unis: « Les organisations patronales aux Etats-Unis devraient être plus fermes et plus combatives que dans les autres pays. Des unions centrales et régionales, sans parler des associations de ces unions, existent dans presque toutes les industries. Les deux plus importantes sont la National Association of Manufacturers et la Citizen's Industrial Association of America. La première se compose presque exclusivement d'industriels et a été fondée en 1895, essentiellement en vue de l'extension du marché extérieur pour les produits américains. Au cours des cinq dernières années, elle a cependant participé activement à la lutte contre les organisations ouvrières et cherché à influencer l'opinion publique et la législation fédérale en faveur des intérêts patronaux. En 1905, elle a empêché l'adoption de deux projets de loi importants qui avaient été déposés sur le bureau du Congrès à la demande des organisations ouvrières. La première avait pour but l'introduction de la journée de huit heures pour tous les travaux exécutés par ou pour le gouvernement fédéral ; la seconde proposait de restreindre la compétence des « ordres de suspension judiciaire » dans les conflits du travail. La Citizen's Industrial Association s'écarte de la précédente en ce qu'elle est une union de toutes les associations locales, régionales et nationales de patrons et de citoyens aux Etats-Unis. Elle a été créée en 1903 à la demande de la National Association of Manufacturers en vue de grouper en une organisation de combat tous les individus et associations décidés à s'opposer aux revendications des unions ouvrières et spécialement à l'introduction du closed shop, c'est-à-dire de l'exclusivité de l'embauche dans les entreprises pour les membres des unions ouvrières. Elle s'est accrue rapidement et comprend, dans ses associations nationales, régionales et locales, plusieurs centaines de milliers d'adhérents. Elle combat toutes les interventions, tant du gouvernement que des associations ouvrières, dans les affaires professionnelles. A sa troisième assemblée annuelle à Saint-Louis, en novembre 1905, elle adopta des résolutions concernant la fondation d'écoles professionnelles et de bureaux de placement qui sont sous le contrôle de l'Association et sont chargés de fournir aux employeurs des ouvriers sans tenir compte s'ils appartiennent ou non à une union ouvrière. Deux des plus importantes associations en liaison avec cette Citizen's Industrial Association est la National Metal Trades Association de fabricants de machines-outils et la National Founders Association de propriétaires de fonderies ne travaillant pas dans l'industrie des hauts fourneaux. Ces derniers ont conclu, il y a cinq ans, des accords avec les unions des mécaniciens et des ouvriers fondeurs. Mais ces accords ont été dénoncés et la Founders Association a engagé en 1905 la lutte contre la puissante l'union des ouvriers fondeurs, qui s'étend depuis à toutes les fabriques des Etats-Unis » (Halle, L'Economie mondiale, III, p. 62).

7 A quoi ne change rien le fait que, pour le moment, où le développement des organisations patronales et de leur tactique en est encore à ses débuts, cette conséquence ne s'est pas encore pleinement manifestée. La statistique des lock-outs, telle que Kessler (op. cit., p. 259) la communique, montre 1°) que le nombre des lock-outs augmente rapidement, 2°) que leur nombre est plus élevé dans les périodes de haute conjoncture que dans les périodes de dépression. Cela s'explique tout simplement par le fait que ces lock-outs, qui sont des mesures de défense contre les grèves, augmentent naturellement en période de haute conjoncture, où les grèves sont les plus nombreuses. Cela ne contredit absolument pas l'affirmation qu'à mesure que se renfonce l'organisation patronale, la lutte est de plus en plus souvent déplacée par la volonté des employeurs dans les périodes de dépression, où augmente le nombre des lock-outs offensifs. Kessler déclare à ce propos (p. 243) : « Outre le lock-out de sympathie, le lock-out de programme est devenu de plus en plus fréquent ces derniers temps. Sous cette appellation, l'auteur entend tous les lock-outs auxquels on procède sans grève préalable en vue d'imposer aux ouvriers un programme établi par les employeurs, comportant certains tarifs de salaires, un temps de travail déterminé, un bureau de placement non paritaire ou autres conditions de travail générales ou particulières ... Il est probable que le nombre de ces lock-outs de programme augmentera encore à l'avenir, car après l'échec des négociations sur le renouvellement des tarifs, l'Union patronale a encore plus d'intérêt que le syndicat à imposer au plus vite un nouvel accord de salaires, au besoin par la lutte. Ces lock-outs de programme peuvent être comparés, soit aux grèves offensives, soit aux grèves défensives des syndicats, mais surtout, étant donné le caractère des unions patronales, à ces dernières. Qu'une union patronale tente par un lock-out d'aggraver directement les conditions de travail est une chose rare et le restera probablement aussi. Il est plus fréquent qu'on y fasse appel afin de renouveler pour des années un contrat de salaires non amélioré et se préserver contre des hausses de salaires éventuelles, etc. » Après examen de la statistique en question, Kessler en arrive à cette conclusion que « presque tous les grands lock-outs se sont terminés par un succès, soit complet, soit partiel, pour les employeurs. Le lock-out est une arme à laquelle les ouvriers, en règle générale, ne peuvent résister. Une raison suffisante pour les dirigeants syndicaux de modérer le plus possible l'ardeur belliqueuse de leurs adhérents et d'étouffer dans le germe des grèves futiles. Une raison également pour le patronat de ne pas être pris de panique devant l'accroissement des organisations ouvrières. D'ailleurs, les pertes considérables qu'entraîne chaque lock-out même victorieux empêcheront certainement d'utiliser trop souvent et dans des cas injustifiés cette arme trop lourde. Ni de ce côté-ci ni de ce côté-là, les arbres ne poussent dans le ciel » (p. 263).

8 Si c'est devenu une profession spéciale en Amérique de louer une troupe de briseurs de grève professionnels que l'on met, selon les besoins, contre argent, à la disposition de tel ou tel employeur, on entretient dans nos entreprises géantes une troupe permanente de briseurs de grève sous forme d'institutions de bienfaisance. Les institutions de bienfaisance apparaissent ainsi, non comme un instrument de paix sociale, mais comme une arme de combat qui sert à la lutte sociale et accroît la supériorité de l'une des deux parties en présence (Lujo Brentano dans Débats de l'Association pour la politique sociale, 1905, t. 115, p. 142).

9 D'un autre côté, la conclusion d'accords sur les salaires renforce le syndicat, auquel adhèrent maintenant un grand nombre d'ouvriers qui s'en étaient tenus éloignés jusque-là. Ce fait accroît la résistance des employeurs. C'est ainsi que la plus puissante organisation patronale allemande, l'Union centrale d'industriels allemands, adopta en mai 1905 la résolution suivante : « L'Union centrale d'industriels allemands considère la conclusion d'accords sur les salaires entre les organisations d'employeurs et les organisations des ouvriers comme extrêmement dangereuse pour l'industrie allemande et son développement prospère. Ces accords ôtent à l'employeur individuel la liberté, nécessaire pour la conduite pratique de toute entreprise, de décider l'utilisation de ses ouvriers, de même qu'ils placent inévitablement l'ouvrier isolé sous la domination de l'organisation ouvrière. Les accords sur les salaires constituent, selon la conviction de l'Union centrale, ainsi qu'il est confirmé par les expériences en Angleterre et en Amérique, de graves entraves aux progrès techniques et dans le domaine de l'organisation de l'industrie allemande » (Cité par Ad. Braun. Les Accords sur les salaires et les syndicats allemands, Stuttgart, 1908).

10 Voir les déclarations du conseiller de gouvernement Leidig dans les Débats de l'Association pour la politique sociale, 1905, p. 156, et du professeur Harms, p. 201.

11 Que les alliances corporatives sont à condamner également du point de vue général de la classe ouvrière, c'est ce qu'explique Adolf Braun : « Il convient de mentionner que les employeurs commencent à lier les accords sur les salaires avec des projets touchant l'exclusion de toute concurrence gênante, la garantie de prix élevés et l'exploitation des consommateurs. Ces mêmes employeurs qui, récemment encore, exprimaient leur indignation au sujet des arrêts de travail, des entraves apportées à l'embauchage d'ouvriers venus du dehors, des influences exercées par les syndicats sur le marché du travail, se demandent maintenant si l'on ne doit pas exiger des organisations syndicales, au moment de la conclusion d'accords sur les salaires, une garantie pour le maintien de certains prix minimum pour les marchandises produites. Alors à côté du tarif général qui fixe le paiement de la force de travail, il devrait y en avoir un autre fixant le rapport des prix que les consommateurs auront à payer. Les organisations syndicales liées par ce tarif devraient arrêter le travail partout où un entrepreneur vend ses marchandises à des prix inférieurs à ceux fixés dans le tarif général par l'organisation patronale. Ainsi les syndicats non seulement seraient contraints d'encourager la tendance à la hausse de tous les objets de consommation, mais deviendraient les défenseurs conscients des intérêts patronaux et seraient rendus responsables devant l'opinion publique de la hausse du coût de la vie. On peut certes imaginer des cas exceptionnels où l'objectif syndical ne peut être atteint autrement qu'en influençant la consommation de masse et où par conséquent une telle concession peut paraître explicable. Mais faire de ces concessions une règle générale, une condition de la conclusion d'un accord sur les salaires, semble en contradiction avec les principes du mouvement ouvrier, avec les tâches des syndicats (Adolf Braun, op. cit., pp. 5 sq.).

12 Cela s'appelle vraiment jeter le manche après la cognée que de déclarer comme le fait Naumann (Débats de l’Union pour la politique sociale, 1905, p. 187) : « La sphère à l'intérieur de laquelle cette conclusion normale de la grève (à savoir l'accord sur les salaires) est possible cesse là où l'activité moyenne est dépassée. Il y a eu certes des tentatives isolées d'accords sur les salaires au-dessus de cette limite, mais malgré tout il y a une sphère où l'on peut recommander à l'ancienne manière, selon la recette libérale, de faire grève pour parvenir à un accord sur les salaires, et il existe au-delà une tout autre sphère où on ne peut pas au moyen d'une grève parvenir à un tel accord pour cette raison bien simple qu'à la question « Lequel de nous deux tiendra le plus longtemps? », la réponse est claire pour toute personne qui réfléchit. Si nous avions de nouveau une grève des mineurs, ... chacun sait d'avance, celui qui y participe comme celui qui n'y participe pas, que les ouvriers ne peuvent pas obtenir une victoire dans le sens des anciennes négociations de paix, que ces grèves sont essentiellement des grèves démonstratives. Car, même si nous supposons qu'une telle grèves isolée puisse être victorieuse, supposition du reste tout à fait arbitraire, la possibilité d'organiser une défense contre le retour de tels incidents serait entre les mains de la grande industrie cartellisée. Il n'y a pas longtemps, un jeune banquier me disait: « Quelle perte serait-ce si nous maintenions une réserve permanente pour tant ou tant de mois, qui nous protégerait pendant ce temps contre toute défaite par suite de grève, grève dans l'ancien sens du terme ? » Qu'en résulte-t-il ? Que l'ouvrier, s'il veut améliorer son sort, ne peut concevoir la grève que du point de vue de l'appel au reste de la population.


R. Hilferding
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