1935

Des extraits des cahiers de prison de l'un des principaux fondateurs du communisme italien...

Une édition électronique réalisée à partir du livre d’Antonio Gramsci, Textes. Édition réalisée par André Tosel. Une traduction de Jean Bramon, Gilbert Moget, Armand Monjo, François Ricci et André Tosel. Paris : Éditions sociales, 1983, 388 pages. Introduction et choix des textes par André Tosel. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste
L'anti-Croce (cahier 10)

Antonio Gramsci


5. Un pas en arrière par rapport à Hegel

A propos de l'importance du machiavélisme et de l'anti-machiavélisme en Italie pour le développement de la science politique, et à propos de la signification qu'eu­rent récemment dans ce développement la proposition de Croce sur l'autonomie du moment politico-économique et les pages consacrées à Machiavel, peut-on dire que Croce ne serait pas parvenu à ce résultat sans l'apport culturel de la philosophie de la praxis ? Il faut rappeler à ce sujet que Croce a écrit qu'il ne pouvait pas comprendre pourquoi jamais personne n'avait pensé à développer l'idée que le fondateur de la philosophie de la praxis avait accompli, pour un groupe social moderne, une oeuvre équivalente à celle de Machiavel en son temps. On pourrait déduire de cette compa­raison de Croce toute l'injustice de son attitude culturelle actuelle, non seulement parce que le fondateur de la philosophie de la praxis a eu des intérêts beaucoup plus vastes que Machiavel et même que Botero1, mais aussi parce qu'est compris chez lui en germe, outre l'aspect de la force et de l'économie, l'aspect éthico-politique de la politique ou théorie de l'hégémonie et du consensus.

Le problème est le suivant : étant donné le principe de la dialectique des distincts posé par Croce (principe qu'il faut critiquer comme solution purement verbale d'une exigence méthodologique réelle, dans la mesure où il est vrai que n'existent pas seule­ment les contraires mais également les distincts), quel rapport, qui ne soit pas celui d' « implication dans l'unité de l'esprit » existera entre le moment économico-poli­tique et les autres activités historiques ? Une solution spéculative de ces problè­mes est-elle possible ou ne peut-il y en avoir qu'une solution historique donnée par le concept de « bloc historique » proposé par Sorel? On peut dire pourtant qu'alors que l'obsession politico-économique (pratique, didactique) détruit l'art, la morale, la phi­losophie, ces activités elles aussi, inversement, sont « politiques ». En d'autres termes, la passion politico-économique est destructrice lorsqu'elle est extérieure, impo­sée par la force d'après un plan préétabli (qu'il en soit ainsi, peut être nécessaire sur le plan politique et il y a des périodes où l'art, la philosophie, etc. s'assoupissent tandis que l'activité pratique est toujours vivace) mais elle peut devenir implicite dans l'art, etc. lorsque le processus est normal, non violent, lorsqu'il y a homogénéité entre la struc­ture et les superstructures et lorsque l'État a dépassé sa phase économique-corpora­tive. Croce lui-même (dans le livre Éthique et Politique) fait allusion à ces différentes phases : une phase de violence, de misère, de lutte acharnée, dont on ne peut faire l'histoire éthico-politique (au sens restreint) et une phase d'expansion culturelle qui serait la « véritable » histoire.

Dans ses deux derniers livres : Histoire d'Italie et Histoire de l'Europe, Croce a omis précisément les moments de la force, de la lutte, de la misère et l'histoire com­mence, dans le premier ouvrage, en 1870 et dans l'autre en 1815. D'après ces critè­res schématiques, on peut dire que Croce lui-même reconnaît implicitement la priorité du fait économique, c'est-à-dire de la structure comme point de référence et d'impulsion dialectique pour les superstructures ou « moments distincts de l'esprit. »

Le point de la philosophie crocienne sur lequel il convient d'insister semble être justement ce que l'on appelle la dialectique des distincts. Le fait de distinguer les con­traires des distincts répond à une exigence réelle, mais il y a également une contra­diction dans les-termes, parce qu'il n'y a de dialectique que des contraires. Voir les objec­tions, qui ne sont pas verbales, présentées à cette théorie crocienne par les gentiliens et remonter à Hegel. Il faut se demander si le mouvement de Hegel à Croce-Gentile n'a pas été un pas en arrière, une réforme « réactionnaire ». N'ont-ils pas rendu Hegel plus abstrait ? N'en ont-ils pas détaché la partie la plus réaliste, la plus historiciste ? Et n'est-ce pas au contraire précisément de cet aspect que seule la philosophie de la praxis, dans certaines limites, est une réforme et un dépassement ? Et n'est-ce pas justement l'ensemble de la philosophie de la praxis qu'ont fait dévier en ce sens Croce et Gentile bien qu'ils se soient servis de cette philosophie pour des doctrines particulières (c'est-à-dire pour des motifs implicitement politiques) ? Entre CroceGentile et Hegel, il s'est formé un lien du type Vico-Spaventa-Gioberti. Mais cela n'a-t-il pas signifié un pas en arrière par rapport à Hegel ? Hegel ne peut pas être pensé indépendamment de la Révolution française et de Napoléon avec ses guerres, c'est-à-dire indépendamment des expériences vitales et immédiates d'une période très intense de luttes historiques, de misères, alors que le monde extérieur écrase l'indi­vidu et lui fait toucher terre et l'aplatit contre terre, alors que toutes les philosophies passées ont été critiquées par la réalité de façon si péremptoire ? Vico et Spaventa pouvaient-ils donner quelque chose de semblable ? 2 A quel mouvement historique de grande portée Vico a-t-il parti­cipé ? Encore que son génie ait consisté justement à concevoir un vaste monde à partir d'un angle mort de l' « histoire », aidé par la con­cep­tion unitaire et cosmopolite du catholicisme... En ceci réside la différence essen­tielle entre Vico et Hegel, entre Dieu-Providence et Napoléon-esprit du monde, entre une abstraction lointaine et l'his­toire de la philosophie, conçue comme seule philo­sophie, qui conduira à l'identifica­tion fût-elle spéculative de l'histoire et de la philo­sophie, du faire et du penser, jusqu'au prolétariat allemand comme seul héritier de la philosophie classique allemande.


(M.S., pp. 240-242 et G.q. 10 (II), § 41, pp. 1315-1317.)

[1935]

Notes

1 Selon Croce, Botero intègre Machiavel dans le développement de la science politique, quoique cela ne soit pas très exact si l'on prend en considération chez Machiavel non seulement Le Prince mais aussi les Discours. (Note de Gramsci.)

2 Même Spaventa qui a participé à des faits historiques de portée régionale et provinciale en comparaison de ceux de 1789 à 1815 qui ont bouleversé l'ensemble du monde civil et obligèrent à penser « mondialement » ? Qui ont mis en mouvement la « totalité » sociale, tout le genre humain concevable, tout l' « esprit » ? Voici pourquoi Napoléon a pu apparaître à Hegel comme l' « esprit du monde à cheval » ! (Note de Gramsci.)



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