Jacques Droz
L’Internationale Ouvrière de 1864 à 1920
VIII. La constitution de la Seconde Internationale
1965
LA CONSTITUTION DE LA SECONDE INTERNATIONALE (1)
Ce n’est qu’en 1889 que s’est constituée la Seconde Internationale. Ce retard s’explique :
1. Par la position de Marx (1883) et d’Engels, qui ont estimé que le problème n’était pas de constituer une organisation internationale, mais des partis nationaux puissants et cohérents.
2. Par la pluralité des systèmes socialistes, qui rendaient absolument vaine la constitution d’une nouvelle Internationale, destinée à succomber aux mêmes contradictions que la première.
Cette constatation rend indispensable l’examen préalable des principaux courants qui, dans les années 1880, traversaient le socialisme européen.
I) LE MARXISME ne dominait réellement que la sociale-démocratie allemande, qui au congrès d’Erfurt (1891) a rompu totalement avec les formules lassalliennes. Ce parti est alors le plus important des partis socialistes européens : aux élections de 1890, il a obtenu 1 427 000 voix et compte 35 députés. Pour ce qui est du parti social-démocrate autrichien, la pénétration des idées marxistes y a été plus lente, mais elle est achevée en 1889. Pendant les années 70, le parti a été écartelé entre la tendance lassallienne ou modérée, représentée par Oberwinder, et la tendance marxiste ou radicale, représentée par Scheu. Les deux leaders s’étant éliminés eux-mêmes, la personnalité la plus considérable du parti est devenue, dans les années 80, J. Peuckert, qui, sous l’influence d’un autre socialiste qu’il avait connu à Londres, Johann Most, a orienté le mouvement vers l’anarchisme, ce qui a conduit à divers attentats et à une sévères répression. Divisé entre les tendances les plus opposées, le parti a été repris en main par Victor Adler, israélite originaire de Bohême, établi comme médecin à Vienne, qui, après avoir milité dans les organisations nationalistes, a été converti au socialisme par le spectacle de la misère du prolétariat qu’il avait sous les yeux. Fondateur de la revue L’Egalité (Die Gleichheit), il réussit au congrès de la social-démocratie de Rheinfeld (1889) à réconcilier les diverses factions autour d’un programme de tendance marxiste, orienté vers le combat politique et la conquête du suffrage universel, sans toutefois tomber dans les compromissions du parlementarisme. Il devait jouer un rôle important dans la Seconde Internationale.
II) L’ANARCHISME. La puissance des anarchistes demeure considérable dans le socialisme européen au cours des années 1880. Quelle est la position générale des milieux anarchistes ? Les anarchistes s’opposent absolument à toute espèce de compromis avec la vie parlementaire, et d’autre part à toute espèce de législation du travail. Ce sont les deux points essentiels de la position anarchiste qui séparent l’anarchisme du socialisme. Dans une portée plus lointaine, les anarchistes déclarent incompatible l’Etat avec la liberté individuelle. Ils estiment que la destruction de l’Etat doit être le premier objectif. Ils ne pensent pas, comme les marxistes, qu’il y a possibilité de constituer un Etat de transition où les partis socialistes utiliseront les rouages existants pour supprimer les anciennes classes dirigeantes.
Après la disparition de Bakounine, la personnalité la plus considérable des milieux anarchistes est le prince Kropotkine, qui a eu, du fait d’une naissance dans une famille aisée de l’aristocratie russe, une brillante carrière à la cour et dans les services géographiques de l’armée du tsar. En 1872, au cours d’un voyage en Europe, le prince Kropotkine fit connaissance des milieux anarchistes suisses et en particulier de James Guillaume. Il fréquente en Suisse un très grand nombre d’anarchistes français (notamment Brousse) et italiens (Cafiero).
Après avoir participé quelque temps à des mouvements révolutionnaires en Russie, il revint en Suisse où il édita, à partir de 1878, le journal Le Révolté ainsi que de très nombreux pamphlets anarchistes. Il connut une existence agitée, étant menacé constamment d’expulsion et obligé de s’expatrier. Il fut condamné, en 1883, par un tribunal français (celui de Lyon) sous prétexte qu’il avait appartenu à la Première Internationale. En 1886, il finit par s’établir à Londres où il passa désormais la plus grande partie de sa vie. Il vivra jusqu’en 1917 et aura le bonheur de voir dans ses derniers jours la révolution qui a mis fin au régime tsariste. Il a fait paraître à Londres un très grand nombre d’ouvrages. L’un des plus importants est L’Aide Mutuelle dans lequel il démontre que la coopération volontaire (que dans un langage darwinien il appelle " une force naturelle ") doit conduire à la suppression de l’Etat. Il développe une sorte d’anarchisme communiste qui s’oppose très fortement à l’anarchisme individualiste de la génération précédente.
Quelles sont, en 1889, au moment où se réunissent les deux congrès de l’Internationale, les forces anarchistes en Europe ?
Le pays où l’anarchisme a acquis la place la plus considérable, est sans doute l’Italie. L’anarchisme italien est en liaison avec l’état précapitaliste de l’économie italienne : prolétariat ouvrier relativement peu organisé, importante intelligentzia déclassée ; il est conforme à la tradition de " coup de main ", soulèvement, qui est celle du Risorgimento italien. Avant de s’attacher d’ailleurs à l’anarchie, les leaders socialistes italiens avaient été les compagnons de lutte de Mazzini et ensuite de Garibaldi. Et à l’époque de la Première Internationale, les socialistes italiens avaient participé à toute une série de mouvements insurrectionnels – le mouvement de Bologne en 1874, celui de San Lupo, près de Naples, en 1877 – qui avait conduit à des échecs irrémédiables. Cependant, progressivement, on avait assisté chez quelques-uns de ces socialistes italiens à une certaine désaffection à l’égard de l’anarchisme de Bakounine. C’est le cas en particulier pour Andrea Costa qui, peu à peu, à l’étranger où il avait été obligé de se réfugier, avait marqué des doutes sur l’anarchisme. Il s’en détacha à la suite de l’attentat perpétré en 1878 par Passanante sur le roi Humbert 1er . A partir de cette date il abandonne ce qu’il appelle l’insurrectionnisme et se prononce de plus en plus nettement pour le travail parlementaire. De fait, il sera nommé à la Chambre des Députés socialiste, en 1882.
Cette même évolution, on la retrouve chez un personnage qui a été longtemps son compagnon d’armes, Amilcar Cipriani, de tous les anarchistes italiens la figure peut-être la plus populaire. Il avait combattu sous Garibaldi, participé à la bataille d’Aspromonte, il s’était battu avec courage au cours de la Commune parisienne, avait été déporté en Nouvelle Calédonie pour revenir en Italie, en 1877 et participer à l’insurrection de San Lupo. Cipriani s’était encore prononcé en 1880, lors d’un congrès des anarchistes italiens à Chiasso, petite ville suisse du Tessin, en faveur de l’insurrection armée. Or, sous l’influence de Costa, Cipriani aussi s’oriente vers ce que l’on appelle le socialisme légal, mis sur pied avec un parti qui porte ce nom par Enrico Bignami et qui dispose d’un journal très important pour la connaissance du socialisme italien de cette époque, La Plèbe (qui paraît à Milan).
Cependant, si l’on assiste au ralliement d’un certain nombre d’anarchistes italiens au socialisme légal, beaucoup d’entre eux demeurent fidèles à l’anarchisme. C’est le cas en particulier pour Saviero Merlino, et surtout pour Enrico Malatesta, figure extrêmement curieuse dans l’histoire de l’Internationale. Malatesta exerce une très grande influence en Italie à travers son journal La Questione Sociale (La Question Sociale) où il attaque vivement le socialisme et s’efforce d’utiliser contre le gouvernement tous les moyens de lutte possibles. Par exemple, il vient se jeter dans l’épidémie de choléra, qui sévit à Naples en 1885 pour essayer d’utiliser l’émotion et le malheur des masses en faveur d’un soulèvement, ce qui met évidemment la police à ses trousses et l’oblige à partir pour l’Argentine. Dans ce pays il continue dans un milieu italien sa propagande en faveur de ses idées, il publie La Question Sociale sous la forme d’un journal bilingue, et revient en Europe en 1889. Il jouera un rôle important dans la formation de la Seconde Internationale. Il existe en Italie de très nombreux cercles anarchistes, en particulier dans l’Italie centrale : en Toscane et en Romagne, et aussi dans le Midi, dans ce Mezzogiorno qui a été, à partir des années 60, profondément remué par les idées révolutionnaires. Mais il n’y a pas de lien entre ces différents groupes. Et beaucoup de ces Italiens orientés vers l’anarchisme ont, du fait de la situation économique de leur pays et des avantages que leur offre le Nouveau Monde, émigré entre 1880 et 1890.
L’autre foyer traditionnel de l’anarchisme est l’Espagne. L’anarchisme s’y développe pour les mêmes raisons économiques qu’en Italie. D’autre part, en 1873, au moment où a été proclamée la République, la déception dans les masses a été très violente devant l’impuissance des républicains bourgeois à remédier à la situation sociale. Enfin il s’avère que l’influence de Bakounine en Espagne, par des intermédiaires d’ailleurs généralement italiens, tel Fanelli, a été particulièrement puissante. Depuis la réaction s’est installée en 1874, l’anarchisme y mène une vie clandestine. Mais l’action des anarchistes se fait sentir constamment. Lorsqu’à la suite d’un attentat contre la personne d’Alphonse XII, une véritable terreur se déverse sur le pays, il y est répondu par des lancements de bombes et des incendies.
Certes, il existe en Espagne un certain nombre de socialistes qui n’adoptent pas l’idéologie anarchiste. Leur chef, dans les années 80, est un typographe madrilène, Pablo Iglesias, qui a tenté, en se libérant de l’emprise anarchiste, de fonder en 1879 un parti socialiste espagnol des travailleurs. Ce parti est demeuré longtemps clandestin, mais réussissait à faire paraître un journal, Il Socialista (Le Socialiste). Il n’en reste pas moins que cette tendance non anarchiste du socialisme espagnol ne représente qu’une très faible minorité, et une minorité essentiellement madrilène.
Dans les grands foyers révolutionnaires espagnols – c’est essentiellement la Catalogne et l’Andalousie – se reconstitue une Fédération régionale des syndicats qui reprend, vers 1878-80, les traditions de la Première Internationale. Mais des oppositions se manifestent au sein même de cette Fédération entre les éléments catalans, représentant surtout les ouvriers de l’industrie textile qui mettent l’accent sur les préoccupations syndicales, - et les éléments andalous, des paysans surtout, qui préconisent l’action directe, la lutte violente contre les propriétaires et les fonctionnaires. Ces derniers constituent ce que l’on l’on appelle le groupe des Desheredados (Déhérités), partisan des moyens subversifs à l’égard des puissances établies. Ce sont les crimes agraires dirigés contre les propriétaires et les fonctionnaires, en particulier contre les gendarmes, surtout dans la région de Xérès et d’Arcos de la Frontera, qui ont donné naissance à ce qu’on appelle " le mythe de la Main Noire ", organisation terroriste sur laquelle on n’a jamais réussi à faire le jour, dont certains mêmes prétendent qu’elle n’a jamais existé, mais dont, en tous les cas, les forces de répression se sont servi pour organiser une véritable terreur en Andalousie. La Fédération régionale de tendances anarchistes reste en tout cas profondément divisée entre des éléments qui se disent collectivistes et appartiennent à des milieux agraires, et des éléments communistes qui se recrutent surtout à Barcelone dans les milieux ouvriers.
Quant à l’anarchisme hollandais, il est de toute autre nature. Son chef, Domena Nieuwenhuis, tire son inspiration anarchiste, non pas de Bakounine, mais de l’Ancien Testament et de l’Evangile. Nieuwenhuis a été représenté par Victor Adler comme un homme avec une tête de christ et l’âme d’un sectaire fanatique. Fils de pasteur, pasteur lui-même d’une communauté bourgeoise de La Haye, il a exposé dans un ouvrage qui s’intitule Ma sortie de l’Eglise (1891) les raisons pour lesquelles, rompant entièrement avec le milieu dans lequel il a vécu, il s’est adonné à un socialisme de caractère internationaliste, antimilitariste et très hostile au parlementarisme. Il a réussi à se faire nommé député en 1888, malgré un système censitaire. C’est au parlement de La Haye, qu’il a acquis une hostilité contre le système parlementaire dans lequel il ne voit que l’expression des intérêts du monde capitaliste. Il insiste sur l’idée que les syndicats doivent organiser eux-mêmes leur émancipation, au besoin par l’action direct. Il a mis sur pied un journal Recht voor Allen (Le droit pour Tous), ainsi que la Ligue Socialiste qui a été pendant longtemps le principal instrument de lutte dans les Pays Bas. Il se constituera plus tard un socialisme de tendance marxiste aux Pays Bas, qui a une grande importance. Mais dans les années 80, c’est Nieuwenhuis qui donne le ton au socialisme en Hollande.
Si l’on excepte les trois pays dont il vient d’être question – l’Italie, l’Espagne et la Hollande -, l’anarchisme ne représente que des forces relativement faibles. En Suisse, la pensée anarchiste disparaît à peu près totalement en 1880. En Allemagne et dans les pays, il faut bien entendu signaler l’influence de Johann Most. Mais Most a été chassé en 1880 de la sociale-démocratie allemande, ainsi que les autres éléments anarchistes ; depuis lors, son crédit en Allemagne a diminué. En France (2), la situation de l’anarchisme est assez particulière. Les anarchistes se sont reconstitués, vers 1877, surtout sous l’influence de Paul Brousse, qui à ce moment-là fréquente les milieux anarchistes italiens et publie un journal anarchiste L’Avant-Garde. Mais Brousse a fait une évolution assez rapide vers ce que l’on appelle le possibilisme. Les anarchistes sont entrés dans le Parti Ouvrier Français qui s’est constitué en 1878, mais ils ont rompu dès 1880 avec Jules Guesde lors du congrès du Havre. Dans les années 80, les anarchistes constituent en France une cinquantaine de groupes, assez influents à Paris et à Lyon, mais sans aucun lien les uns avec les autres et ne comportant pas plus de trois mille personnes environ. Parmi eux se trouvent des personnalités remarquables, et c’est cela qui fait l’importance de l’anarchisme français. Il y a parmi eux – et c’est plus un emblème qu’une véritable force – l’ancienne communarde Louise Michel ; le géographe Elisée Reclus ; le journaliste Jean Grave dont le journal Le Révolté, rédigé de façon remarquable (et que l’on a appelé Le Temps de l’anarchie), a pris la suite du Révolté de Kropotkine ; Emile Pouget qui rédige dans un style très différent Le Père Peinard où il prêche une espèce d’anarcho-syndicalisme ; enfin Emile Gautier dont les études sur le darwinisme sont célèbres et qui est un propagandiste remarquable dans les milieux ouvriers. Les anarchistes en France ont participé à quelques mouvements de protestation populaire au cours des années 80. En 1882, c’est le mouvement de La Bande Noire dont le champ d’action est la région de Montceau-les-Mines et qui est dirigé contre un certain nombre de notables industriels ou grands propriétaires et des religieux. En 1883, eut lieu le pillage d’une boulangerie à Paris au cours d’une manifestation de chômeurs (c’était une période de récession économique) ; à cette manifestation avaient participé Pouget et Louise Michel qui furent condamnés à des peines extrêmement sévères de prison.
En Angleterre, le mouvement anarchiste n’a jamais été puissant, mais il existe un anarchisme littéraire, représenté en particulier par William Morris, auteur des News from nowhere (Nouvelles de nulle part), sorte de tableau de la cité utopique de l’avenir. Kropotkine d’ailleurs est établi à Londres depuis 1876 où il vit dans un milieu de personnalités anarchistes extrêmement remarquables.
Or, il y a eu dans les années 80 toute une série d’attentats – que l’on a appelés " attentats anarchistes " - contre des têtes couronnées. Certains ont réussi, comme l’assassinat d’Alexandre II en 1881 par la soif et la volonté populaires. D’autres ont échoué, tels l’attentat contre Guillaume 1er qui a amené la loi sur les socialistes, l’attentat contre Humbert 1er et celui contre Alphonse XII. Ces attentats se sont continués au cours des années 80. Or les milieux anarchistes n’y jouent aucun rôle. En Russie, certes, les terroristes sont fortement organisés, mais ce sont les milieux appartenant aux groupements populistes et qui n’ont que de très faibles liens avec l’anarchie. Cependant, si les anarchistes n’ont pas joué de rôle dans ces crimes, la " propagande par le fait ", comme on a dit, n’a pas été condamnée par eux. Certes, Kropotkine a déclaré que de tels actes ne servaient à rien et au contraire aggravaient la situation du prolétariat ; mais les anarchistes ont donné leur approbation à certains de ces crimes, en particulier à ceux qui ont été perpétrés en Russie, car, analysant la situation révolutionnaire, ils estimaient qu’il n’y avait pas d’autre moyen pour le peuple russe de se débarrasser de la tyrannie dans laquelle il vivait.
III) A côté de l’anarchisme, il y a d’autres aspects de l’antimarxisme sur lesquels il convient d’attirer l’attention : le trade-unionisme anglais, le possibilisme français.
En Angleterre le mouvement ouvrier est dominé par le trade-unionisme : il y a dix millions d’adhérents aux syndicats trade-unionistes en 1889. Mais c’est un mouvement qui ne présente aucun caractère socialiste et est absolument hostile à l’idée de la lutte des classes. Pourtant dans les années 80, on voit apparaître en Angleterre des tendances nouvelles. En 1881, une Fédération Sociale Démocratique (Social Democratic Federation) a été créée par un socialiste qui a subi profondément l’influence du marxisme théorique, Hyndman. Hyndman a publié un livre, England for all (l’Angleterre pour tous), qui est une espèce d’adaptation du marxisme à l’usage des Anglais. Le but qu’il poursuivait, est une rénovation de l’agitation chartiste, mais en donnant à celle-ci un programme théorique influencé par le marxisme. Le mouvement de la Fédération Démocratique comprend un très grand nombre de personnalités des milieux intellectuels londoniens : l’écrivain William Morris, Belfort Bax, Eleonore Marx Eveling (fille de Karl Marx), ainsi que quelques chefs de syndicats, tels John Burns et Tom Man. L’organe de la Fédération Démocratique était le journal La Justice dont les frais étaient payés par un riche écrivain de tendances socialistes, Edward Carpenter. Il y eut au sein de cette Fédération des craquements. Et des éléments plus proches de l’anarchie, comme William Morris, ont fondé ce que l’on appelle La Ligue Socialiste qui a adopté un programme essentiellement antiparlementaire, et publiait un journal remarquable, The Common weal (Le Bien commun).
D’autre part, à partir de 1884, se constitue à Londres un autre groupe d’intellectuels socialistes, La Société Fabienne, qui comprend déjà quelques une des personnalités qui feront sa gloire : Sydney Webb, l’écrivain Wells et le dramaturge Shaw. On voit que cette Société Fabienne était déjà extrêmement poussée dans les milieux intellectuels londoniens. Elle insistait sur l’appropriation des biens par la communauté. Mais elle exerçait surtout – et c’est là le point important – son influence par la vente de tracts destinés à un public très varié. Le but était essentiellement de conquérir les notables, les milieux dominants, intellectuels, de la société, au socialisme.
A la fin des années 80, ces différents mouvements (Fédération Démocratique, Société Fabienne) provoquent une certaine radicalisation des revendications sociales. Une des personnalités les plus considérables du mouvement ouvrier britannique, Keir Hardie, proclamait dans son journal The Miner (Le Mineur) l’absurdité d’une alliance avec les libéraux et la constitution – ce qui est entièrement nouveau – d’un parti indépendant des travailleurs, qui sera, en dehors du parti libéral et du parti conservateur, destiné à défendre les intérêts des ouvriers. En 1889, Hardie constitue le parti indépendant des travailleurs écossais. Or l’année 1889 est une année tournante pour le mouvement ouvrier anglais. Il y a eut cette année-là une série de grèves d’une importance capitale. D’abord la grève des ouvriers du gaz, puis celle des dockers du port de Londres qui dura cinq semaines et se termina, grâce à l’appui de la population et à l’intervention du cardinal Manning (principal représentant de l’Eglise catholique en Angleterre), par une victoire complète des éléments grévistes. Ces grèves de 1889 ont été à l’origine du développement des syndicats d’ouvriers non spécialisés, qui réclamaient une élévation immédiate des salaires. Alors que jusqu’à présent les trade-unions avaient presque uniquement réuni des ouvriers skilled, c’est-à-dire spécialisés, se constituent dorénavant des trade-unions s’adressant à une partie inférieure du prolétariat britannique. En 1889, toujours sous l’effet de ces manifestations, la direction des trade-unions passe entre les mains d’éléments socialistes, comme Keir Hardie, John Burns, Tom Man, dont certains avaient appartenu à La Fédération Démocratique. Et c’est de la collaboration de ces divers éléments que sortira en 1893 l’Independent Labour Party (l’I.L.P., Le Parti Indépendant du Travail).
Il ne faut pas s’imaginer, malgré l’évolution qui vient d’être retracée, malgré la constitution de la Fédération Démocratique, de la Société Fabienne, et les événements de 1889, - que les leaders socialistes britanniques, s’ils ont acquis un vif sentiment de classe, soient attirés par l’idéologie marxiste. Le socialisme anglais, même à cette époque, demeure dominé, d’une part par l’éthique du christianisme et d’autre part par les traditions politiques du radicalisme anglais. Ce sont ces deux éléments qui constituent la base de la pensée socialiste anglaise. Et même si l’on a vu dans les années 80 un certain développement incontestable de l’idéologie marxiste, il n’en reste pas moins que le marxisme n’a pas pris pied profondément en Angleterre.
C’est l’émiettement qui caractérise en France à cette époque le mouvement socialiste et le mouvement ouvrier. Le premier redressement du socialisme a été rendu rendu possible par l’amnistie des communards. A la suite de cette amnistie s’est réuni à Marseille, en octobre 1879, un congrès de travailleurs où Jules Guesde, qui avait mis sur pied dès 1877 une revue intitulée L’Egalité – la première revue socialiste après la Commune – était l’introducteur en France des idées marxistes. D’ailleurs, à cette revue, il faisait collaborer un certain nombre de marxistes, comme par exemple l’allemand Liebknecht. Il voulait créer un parti socialiste français socialisé comme l’était la sociale-démocratie allemande. Il avait discuté ces questions avec Marx et avait mis sur pied avec le gendre de Marx, Paul Lafargue, un programme qui fut accueilli, lors du congrès de Paris en 1880, avec enthousiasme. Mais, dès cette année 1880, on voit apparaître dans ce groupement socialiste des éléments qui se détachent, des scissions. D’abord les éléments proudhoniens et anarchistes, ces derniers en particulier lors du congrès du Havre en 1880. A côté d’eux, un troisième élément de dissidence apparaît avec Jean Brousse, un médecin qui avait, après la Commune, suivi Bakounine et la Fédération jurassienne, s’était orienté d’abord vers l’anarchisme, puis était revenu à un socialisme réformiste et évolutionniste. A partir de 1880, dans le journal Le Prolétaire, Brousse défend ce que l’on appelle la théorie du " socialisme municipal " qui par beaucoup de côtés rappelle les conceptions des Fabiens anglais, et sur le plan tactique préconise l’alliance avec les éléments de gauche de la bourgeoisie, par conséquent avec le parti radical. Au congrès de Saint-Etienne en 1883, les partisans de Brousse, qui portent dorénavant dans l’histoire le nom de " possibilistes " ont fondé un parti séparé de celui de Guesde (Parti Socialiste Révolutionnaire). Guesde de son côté avait formé le Parti Ouvrier Français (le P.O.F.) de tendance marxiste. L’émiettement cependant se poursuit. En effet, de Brousse et des possibilistes se séparent un certain nombre de socialistes qui, sous la direction d’Allemane, ne sont pas d’accord entièrement avec les alliances électorales conclues par Brousse, et tendent plus ou moins vers l’anarchisme. Enfin, se constitue sous la direction de Vaillant un mouvement blanquiste qui prend le nom de Parti Socialiste Révolutionnaire.
Ces divisions qui émiettent le socialisme français, sont encore compliquées par celles qui apparaissent au même moment dans le mouvement syndical, reconstitué en 1884 grâce à la loi sur les syndicats que fait voter Waldeck-Rousseau. Ces syndicats forment à Lyon, en 1886, la Fédération Nationale des Syndicats dans laquelle il faut distinguer ceux qui sont partisans de la grève générale et ceux qui en sont les adversaires. Cette Fédération Nationale des Syndicats, d’autre part, adopte dans l’ensemble un point de vue antiparlementaire. Celui-ci est vigoureusement défendu par contre par les Guesdistes qui estiment que le travail parlementaire ne doit pas être négligé. Ainsi le socialisme et le syndicalisme tendent à prendre des directions divergentes.
On voit que l’on peut distinguer en 1889 dans le socialisme français des tendances extrêmement variées : guesdistes, broussistes, allémanistes, blanquistes, syndicalistes et anarchistes. En France comme dans d’autres pays, le marxisme, représenté essentiellement par Jules Guesde et ses partisans, est une tendance minoritaire et, dans tous les cas, fortement discutée.
Ce tableau d’ensemble du socialisme européen dans les années 80 doit permettre maintenant d’étudier les débuts de la Seconde Internationale.
Notes
1) Lire, outre les ouvrages cités de Cole et de Braunthal, J. Joll, The Second Internationale (1955) ; J. Longuet, Le mouvement socialiste international (dans l’Encyclopédie socialiste) (1913) ; G. Haupt, La Seconde Internationale, Etude de sources (1964)
2) Cf. J. MAITRON, Histoire du Mouvement Anarchiste en France (1955)