1940

Extraits d'un ouvrage célèbre pour avoir alimenté les thèses "capitaliste d'Etat" sur l'URSS.

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L’Ere des organisateurs

James Burnham

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La théorie de la révolution socialiste prolétarienne


L’idée que la société capitaliste doit être remplacée par la société socialiste est partagée par les socialistes, les communistes et, en général, tous ceux qui se nomment marxistes ; formulée d’une façon légèrement différente, cette idée est aussi celle des anarchistes et des anarcho-syndicalistes. Chose assez intéressante, cette vue est également adoptée par bien d’autres gens qui ne se considèrent pas du tout comme étant marxistes, par quelques-uns, même, qui sont des adversaires du socialisme. Beaucoup de “libéraux” croient que l’heure du socialisme va venir. Il en est de même de certains capitalistes à tous crins et de défenseurs du capitalisme, qui, bien que cette perspective ne soit nullement à leur goûut, font la même prédiction.

Il faut d’abord que nous définissions clairement ce qu’est la “société socialiste”.

Insistons sur ce point que, par rapport au problème fondamental et unique faisant l’objet de ce livre – celui de savoir quel type de société dominera dans l’avenir immédiat, pendant la prochaine période de l’histoire humaine, – les théories des anarchistes, des socialistes, des communistes et de leurs sous-variétés sont les mêmes. Ils sont, en général, tous d’accord sur ce qu’ils entendent par “société socialiste” (bien qu’ils puissent lui donner des noms différents : “communisme” ou “société anarchiste”) et ils sont tous d’accord pour dire qu’elle sera établie. Ils ne le sont pas pour décrire comment elle le sera ni au sujet des moyens à employer pour aider à sa venue.

La société socialiste qu’ils décrivent a pour principales caractéristiques d’être sans classes, complètement démocratique et  internationale.

“Sans classes” signifie que, dans la société socialiste, aucune personne ni aucun groupe de personnes ne possède, directement ou indirectement, des droits de propriété sur les instruments de production différents des droits possédés par toute autre personne ou tout autre groupe. Cela revient à dire que, dans la société socialiste, il n’existe pas de droits de propriété des instruments de production.

La démocratie de cette société hypothétique doit s’étendre complètement à routes les sphères, politiques, économiques et sociales. La société socialiste doit être organisée à l’échelle internationale ; s’il n’est pas possible de le faire complètement au début, ce sera en tout cas la tendance du socialisme. Sinon immédiatement international, il sera toujours internationaliste, ce qui ser évidemment nécessaire s’il doit jamais devenir véritablement international.

Il est un autre point important sur lequel sont d’accord toutes les organisations sérieuses dont nous sommes en train d’analyser la théorie, et cela depuis Marx lui-même. C’est que la classe ouvrière, le prolétariat, a un rôle spécial et décisif à jouer dans la transformation de la société conformément au programme socialiste. La force principale du mouvement qui établira le socialisme sera tirée de la classe ouvrière. On souscrit volontiers à cette affirmation, car, si cette force ne provenait pas de la classe ouvrière, d’où pourrait-elle sortir ?

En résumé, les marxistes se figurent que les choses se passeront de la façon suivante : la classe ouvrière s’emparera du pouvoir (par des moyens insurrectionnels, selon l’aile léniniste du marxisme ; selon des procédés parlementaires, au dire de l’aile réformiste) ; l’État abolira alors la propriété privée soit tout d’un coup, soit en un temps assez bref ; après une certaine période d’ajustement (appelée par les léninistes “dictature du prolétariat”), le socialisme sera introduit.

Sous le régime socialiste, en harmonie avec sa structure pleinement démocratique et sans classes, le pouvoir de l’État, au sens coercitif des institutions gouvernementales (police, armée, prisons), disparaîtra complètement.

(L’anarchisme diffère du marxisme en ce qu’il croit que l’État ne peut être utilisé pour introduire la libre société sans classes, et qu’il doit être aboli tout de suite, l’oeuvre de socialisation devant être accomplie par les organisations ouvrières – syndicats, coopératives, etc. Le résultat est néanmoins le même.)

Ceux qui croient que la société capitaliste doit être remplacée par la société socialiste, en particulier les marxistes, croient naturellement aussi que la société capitaliste ne peut pas durer. Cette conviction, qui est la conclusion de mon chapitre III, a évidemment mon approbation, bien que je conteste quelques-unes des raisons sur lesquelles les marxistes s’appuient. Mais affirmer que le capitalisme ne peut plus durer longtemps et dire que le socialisme le remplacera sont deux propositions différentes sans connexion nécessaire entre elles. Nous nous intéressons surtout à la seconde.

Quand on passe en revue la littérature marxiste, on s’aperçoit qu’elle est bien plus volumineuse en ce qui concerne l’analyse des raisons pour lesquelles le capitalisme ne durera pas (bien que Marx lui-même ait fortement sous-estimé cette durée), qu’elle ne s’étend sur l’étude des raisons justifiant la croyance positive si importante selon laquelle le socialisme doit remplacer le capitalisme. En fait, les marxistes n’apportent presque aucune preuve à l’appui de leur certitude ; ils ne la basent que sur un argument et deux suppositions.

L’argument est dénué d’intérêt quant au problème en question ; l’une des suppositions est soit dénuée de sens, soit fausse, et la seconde est simplement fausse.

L’argument est déduit de la théorie métaphysique du “matérialisme dialectique”. on soutient que la logique hégélienne, avec sa thèse, son antithèse et sa synthèse, garantit que, du conflit des deux classes antithétiques, la bourgeoisie et le prolétariat, doit nécessairement sortir le socialisme. Cette déduction peut être conforme à la logique, mais aucune déduction tirée d’une théorie métaphysique quelconque ne nous renseignera jamais sur ce qui se passera dans le monde réel de l’espace et du temps ; nous ne pouvons le prédire avec quelque probabilité qu’en nous appuyant sur l’expérience et sur les inférences que nous en tirons. Par conséquent, nous ne nous occuperons pas davantage de cet argument.

La première proposition est formulée par les marxistes (et par d’autres) de la manière suivante : le socialisme est la seule alternative que laisse le capitalisme. Ils affirment alors ce syllogisme : du moment que le capitalisme ne doit pas durer (ce que nous leur accordons), et du moment que le socialisme est la seule alternative laissée par le capitalisme, le socialisme viendra forcément. Ce syllogisme est parfait, mais sa conclusion n’est nécessairement juste que si sa deuxième prémisse est vraie, ce qui fait précisément l’objet du problème.

Il est assez difficile de savoir quelle est la signification exacte de cette affirmation que le socialisme est la seule alternative du capitalisme. Si c’est là une autre déduction métaphysique, elle est dénuée de sens quant à la prévision de l’avenir. Logiquement, il existe un nombre théoriquement illimité d’alternatives du capitalisme, comprenant toutes les formes de société ayant été réalisées et toutes celles qu’on peut imaginer. Pratiquement, la plupart d’entre elles sont sans doute à éliminer, du moment qu’elles sont absurdes par rapport à la situation actuelle du monde. Mais quelques-unes d’entre elles ne doivent pas être écartées d’avance, sans examen. L’étude de la réalité démontrera qu’un autre type de société, la société directoriale, est non seulement une alternative possible aussi bien du capitalisme que du socialisme (ce qui suffit à renverser le syllogisme), mais une alternative plus probable qu’aucune des deux autres.

La seconde affirmation est, en effet, la suivante : l’abolition des droits de propriété capitaliste privés des instruments de production est une condition, une guarantie suffisante de l’établissement du socialisme, c’est-à-dire d’une libre société sans classes.

Nous possédons à présent la preuve historique, aussi bien dans l’antiquité que dans les temps modernes, que cette affirmation est incorrecte. Le privilège et la domination d’une classe exigent, il est vrai, pour être effectifs, le contrôle des instruments de production  ; mais il n’est pas indispensable que ce contrôle s’exerce au moyen de droits de propriété individuels. Il peut se servir de droits corporatifs possédés non pas des individus, mais par des institutions ; tel était le cas dans bien des sociétés où dominaient les prêtres, dans bien des civilisations primitives, en Égypte et, dans une certaine mesure, au moyen âge. Dans de telles sociétés, il peut y avoir et il y a eu quelques riches et beaucoup de pauvres, quelques puissants et beaucoup d’opprimés, exactement comme dans les sociétés où les droits de propriété sont détenus par des individus privés, telle la société capitaliste.

La Russie, ainsi que nous aurons l’occasion fréquente de le constater, a déjà prouvé que de tels phénomènes ne sont pas confinés dans l’antiquité. L’affirmation selon laquelle l’abolition de la propriété capitaliste priv1e garantit le socialisme doit être absolument rejetée. Les faits ne la confirment pas. Elle n’est qu’une espérance et, comme tant d’espérances, elle est destinée à être déçue.

Avec l’effondrement de cet argument et de ces suppositions, les raisons de croire à l’avènement du socialisme restent très faibles. Naturellement, beaucoup de gens le souhaient et considèrent le socialisme comme la meilleure et la plus noble forme de société qu’on puisse se proposer comme idéal. Mais nous ne devons pas permettre à nos désirs d’intervenir dans une appréciation raisonnée des faits. La prédiction de l’arrivée du socialisme pourrait être correctement appuyée par une démonstration tirée des évènements contemporains eux-mêmes, en faisant apparaître qu’il se manifeste aujourd'hui dans la société de fortes tendances, plus fortes que toutes les autres, vers le socialisme, et que le socialisme est l’issue la plus vraisemblable de ce qui se passe autour de nous. Mais les événements ne nous montrent rien de semblable ; ils en donnent l’impression à certains seulement parce que ces personnes admettent ces affirmations injustifiées ou parce qu’elles confondent leurs désirs avec la réalité.

De plus, les événements actuels nous fournissent amplement la preuve que le socialisme ne va pas s’établir ; nous allons brièvement passer en revue une partie de ces preuves. Parmi elles, les faits relatifs au mouvement marxiste lui-même sont particulièrement significatifs, puisque ce mouvement est le principal organisateur de la force sociale, à supposer qu’il y en ait une, grâce à laquelle l’établissement du socialisme pourrait être effectué. Ici doit se placer un avertissement d’ordre méthodique.

Le mouvement marxiste se subdivise en de nombreux groupes. Les deux plus importants, aussi bien par leur nombre que par leur influence, sont les réformistes (socialistes ou sociaux-démocrates) composés primitivement des partis affiliés à la seconde Internationale et de quelques partis non affiliés, appartenant à différents pays et ayant un programme similaire ; la seconde aile, l’aile staliniste, se compose des partis communistes affiliés à la troisième Internationale. Il faut y ajouter des oppositions, issues, comme le stalinisme, de l’adaptation léniniste du marxisme, et dont les principales sont les petits partis trotskystes, unis en ce qu’ils nomment la quatrième Internationale ; enfin, d’innombrables partis, groupes et sectes, qui se prétendent tous descendants de Marx.

Quand je parle du “mouvement marxiste” ou des “marxistes”, j’entends tous les groupes et individus qu’on dénomme vulgairement marxistes et qui, théoriquement et historiquement, ont avec Marx et ses théories un lien plausible. Il est indispensable de donner une définition claire de ce terme, à cause d’une habitude que les marxises ont peut-être empruntée à l’Église. Chaque fois qu’une analyse des actes de membres de l’Église ou de ses institutions risque de porter atteinte à son renom et à ses prétentions divines, on vous réplique que ces actes ne sont pas “vraiment” ceux de l’Église, qui est un corps mystique et surnaturel, mais seulement les agissements d’un humain en tant qu’individu, d’une nature pécheresse. Grâce à cette méthode, l’Église demeure infaillible.

De même, chaque espèce de marxiste se déclare non responsable des actions des autres espèces, voire des actions de ses membres quand elles ne réussissent pas ou qu’elles semblent s’éloigner du socialisme. Le marxisme, comme l’Église, est irréprochable au moyen de ce procédé, mais nous ne permettrons son emploi ni à l’un ni à l’autre. Quand nous distribuerons les cartes, nous nous assurerons qu’elles ne sont pas truquées.

1. Les événements de Russie, depuis 1917, nous occuperons à d’autres points de vue. Ici, je veux montrer qu’ils constituent un témoignage d’un grand poids infirmant la venue du socialisme. Je me réfère aux événements réels et non aux contes de fées racontés par les apologistes des Soviets officiels ou officieux. Le dessin général de ces événements est assez net pour instruire quiconque veut être informé, mais il n’y pas moyen de rien faire voir aux gens fermement décidés à garder les yeux clos.

En novembre 1917, le parti bolchevik, qui professait un programme de transformation sociale de structure socialiste, soutenu sans doute par la majorité des ouvriers russes et des paysans les plus pauvres, s’empara du pouvoir en Russie. Quelques mois plus tard, les droits de propriété privée des principaux instruments de production furent abolis et l’État fut investi de ces droits.

Pendant les premières années de la révolution, le régime se défendit avec succès dans une série de guerres civiles et de guerres d’intervention de la part de puissances hostiles. Le régime s’est maintenu au pouvoir depuis lors et est à présent dans sa vingt-quatrième année.

La société socialiste est, nous l’avons vu, une société sans classes, démocratique et internationale. Si le socialisme est vraiment réalisable, s’il est destiné à être le type de société de la prochaine période de l’histoire humaine, nous n’exigerions peut-être pas que la Russie eût déjà établi le socialisme. Nous tiendrions compte, avec raison, du fait que la révolution s’est produite non dans un pays très arriéré économiquement et culturellement, dévasté par suite de la guerre, entouré d’ennemis extérieurs et intérieurs ; en même temps, nous nous étonnerions de ce que, contrairement à l’opinion des théoriciens socialistes antérieurs à 1917, la révolution a eu lieu dans un pays arriéré et non dans un pays évolué.

Néan,oins, nous nous attendrions à trouver sans difficulté, dans ce pays, des tendances certaines vers le socialisme, en nous basant sur la théorie du socialisme en marche. C’est-à-dire que, bien que la Russie, d’aujourd'hui ne doive pas obligatoirement être socialiste (c’erst-à-dire libre, sans classes et internationale), elle devrait être plus proche du socialisme qu’au début de la révolution : plus libre, plus près de l’élimination des classes et des distinctions de classes et, sinon internationale, du moins internationaliste.

Cette espérance était, en effet, celle des dirigeants de la révolution elle-même, celle de la plipart des gens qui croient à la théorie socialiste, même de ceux qu n’étaient pas en sympathie avec la Russie.

Cette espérance était si forte parmi les marxistes qu’elle agit comme des lunettes noires, les empêchant de voir ou de reconnaître, s’ils le voyaient, ce qui se passait réellement en Russie. Aujourd’hui, ils continuent d’aveugler les dupes stalinistes qu’on trouve dans tous les pays.

Mais la réalité, comme il arrive souvent, se montra dure à l’égard des espoirs optimistes. Loin de manifester des tendances vers le socialisme, loin de se diriger vers lui, la révolution russe s’est nettement développée en sens contraire. En ce qui concerne les trois caractéristiques décisives de la société socialiste – absence de classes, liberté et internationalisme, – la Russie en est incommensurablement plus loin aujourd’hui qu’elle ne l’était les premières années de la révolution ; et la direction qu’elle a prise ne l’a pas été passagèrement ; c’est bien plutôt un mouvement continu depuis les journées d’octobre 1917. Ce fait est en contradiction absolue avec la théorie marxiste : les condition que l’on tenait pour les conditions essentielles pour sinon atteindre le socialisme, du moins pour s’en approcher, étaient acquises en Russie : la prise du pouvoir par un parti ouvrier marxiste et, par dessus tout, l’abolition, soi-disant cruciale, des droits de propriété privée des instruments de production.

À part d’insignifiantes exceptions, les capitalistes furent éliminés en Russie et n’y sont pas retournés. En dépit de cela, une nouvelle stratification d’offre économique s’est effectuée, d’où résultent des classes autant ou plus différenciées que dans les nations capitalistes. Ce phénomène se manifeste d’abord par la privation, pour les grandes masses populaires, du moindre vestige de contrôle sur les instruments de production ; il est aussi frappant quant à la répartition des revenus. Selon un article de Léon Trotsky, publié à la fin de 1939, et basé sur la collation attentive et l’analyse des statistiques parues dans la presse soviétique, 11 à 12 p. 100 de la population russe touchent actuellement 50 p. 100 dy revenu national. La différentiation est plus marquée qu’aux États-Unis, où 10 p. 100 de la population encaissent approximativement 35 p. 100 du revenu national.

(Si l’on objecte que Trotsky, ennemi de Staline, a dû obéir à son sentiment d’hostilité en donnant ce chiffre je ferai observer que cet article fut écrit alors que Trotsky soutenait une ardente polémique contre les vues que j’ai commencé par partager, et qu’il défendait son inébranlable conviction que la Russie restait un État socialisé d’ouvriers ; dans ces circonstances, il aurait dû, normalement, tendre à minimiser plutôt qu’à accentuer le degré de classification indiqué par les chiffres. Les pourcentages qu’il cite correspondent avec ceux que fournissent d’autres observateirs compétents – les apologistes de Staline, qui ne sont pas compétents, n’ont même pas essayé de donner des chiffres au sujet d’ine question aussi délicate ; – même en laissant une marge d’erreur assez grande, le renseignement demeure significatif.)

Bien que la liberté et la démocratie n’aient jamais été très étendues dans la Russie révolutionnaire, on les y a connues néanmoins, pendant les premières années de la révolution, à l’époque de la famine, de la guerre civile et des guerres d’intervention où n’importe quel régime eût été excusé de réduire ou de suspendre la liberté. La démocratie était représentée par l’existence légale de partis d’opposition, factions du parti bolchevik lui-même ; les soviets locaux jouissaient de droits importants, de même que les comités ouvriers dans les usines, les syndicats, etc.; enfin, on avait supprimé les titres, les manières spéciales de s’adresser à des “sup1rieurs”, les uniformes de fantaisie, les discriminations culturelles et toutes les autres formes extérieures de distinction de classes.

À l’heure présente, toute parcelle de liberté et de démocratie a été extirpée de la vie russe. Aucune opposition d’aucune sorte (ce pain de toute liberté) n’y est tolérée ; aucune institution ou organisation ne possède plus de droits indépendants, et les marques extérieures des différences de classes et du despotisme ont refait leur apparition l’une après l’autre. Tout prouve que la tyrannie du régime russe est l’une des plus draconiennes de l’histoire de l’humanité, sans en excepter le régime de Hitler.

Conformément aux théories socialistes de l’internationalisme, les dirigeants de la Révolution russe pensaient que leur étincelle allait faire éclater la révolution mondiale. Pendant les premières années, ils demeurèrent internationalistes, dans leurs idées comme en pratique, théoriquement indifférents aux frontières nationales et regardant l’État russe simplement comme la forteresse des masses socialistes internationales, forteresse à utiliser ou à sacrifier pour les intérêts de la révolution mondiale. À cet internationalisme des premières années se substitua un nationalisme de plus en plus accentué qui a fini par surpasser celui du régime tsariste lui-même. Le pseudo-internationalisme qui se manifeste encore occasionnellement, et qui est représenté par l’Internationale communiste et ses partis, n’est, en réalité, que l’extension du nationalisme russe à toute la surface de la terre ; il n’est internationaliste que dans le sens où le sont les cinquièmes colonnes de Hitler ou les Intelligence Services de la Grande-Bretagne ou des États-Unis.

Si nous considérons honnêtement ce qui s’est produit en Russie, nous voyons clairement que la prévision de l’établissement du socialisme n’y a été confirmée sous aucun rapport important ; tout ce qui se passe en Russie contredit ce que cette prévision nous faisait espérer. Naturellement, les “dialecticiens” arrivent à expliquer ces faits ; ils peuvent invoquer comme excuse que Staline a pris le pouvoir au lieu de Trotsky, que les autres nations ont omis de se révolter ou que la Russie était trop arriérée. La prochaine fois . . . les choses se passeront autrement. Il n’en reste pas moins vrai que Staline a pris le pouvoir, que les autres nations n’ont pas réussi à se soulever, que la révolution a eu lieu dans un pays arriéré et que la Révolution russe n’a pas mené au socialisme, mais à quelque chose qui n’y ressemble nullement.

Il est unanimement admis que la Russie a été “la première expérience du socialisme”. Les résultats de cette expérience sont des preuves à l’appui que le socialisme n’est pas d’une application possible, même approximative, dans la période présente  de l’histoire. Une telle expérience, voire plusieurs expériences semblables, ne sont pas, en elles-mêmes, une démonstration décisive et définitive ; les expériences ne sont jamais décisives et définitives. Mais nous devons tirer des leçons des faits que nous connaissons, en attendant que des faits, peut-être différents, soient mis à notre disposition.

Anticipons brièvement : bien que la Russie be se soit pas avancée vers le socialisme, elle n’a pas reculé vers le capitalisme.

Ce point est d’une importance capitale pour le problème que nous traitons dans ce livre. Tous ceux, amis ou ennemis, qui ont prédit ce qui arriverait en Russie adhéraient à cette idée que le socialisme est la seule alternative du capitalisme ; d’où il découlait que la Russie, du moment qu’elle ne pouvait pas rester immobile, se dirigerait soit vers le socialisme, soit vers la restauration du capitalisme. Aucune de ces deux prévisions ne s’est réalisée. Toutes les tentatives faites pour expliquer l’état actuel de la Russie, en le qualifiant de capitaliste ou sur le point de le devenir, ont lamentablement échoué. (Aucun capitaliste ne se fait d’illusions à ce sujet.) Trotsky, par ailleurs le plus brillant de tous les analystes de la Russie, s’est cramponnée jusqu’à sa mort à cerre affirmation : “ou capitaliste ou socialiste”, et, en conséquence, il a été de moins et moins capable d’expliquer raisonnablement ce qui s’est passé ou de le prédire. L’unique moyen de sortir de ce coincement théorique est de reconnaître la nécessité d’abandonner l’idée que le capitalisme ne peut être remplacé que par le socialisme et de constater que la Russie ne s’est mise en marche ni vers l’un ni vers l’autre, mais vers la société directoroale, le type de société qui est en train de remplacer la société capitaliste dans le monde.

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3. Les événements de Russie ont prouvé d’une manière concluante un poinr d’une grande importance : la fausseté de la seconde assertion, à savoir que l’abolition de la propriété privée des instruments de production suffit à garantir l’établissement du socialisme. Ces droits furent abolis en Russie en 1918. Le socialisme n’y a pas été instauré ; on ne s’en est même pas approché. En fait, l’abolition de ces droits non seulement n’a pas garanti l’établissement du socialisme, mais elle n’a même pas laissé le pouvoir aux mains des ouvriers – qui, aujourd’hui, n’en détiennent aucun. Le lien présumé nécessaire entre la suppression des droits de propriété privés, d’une part, et l’absence de classes et la liberté, d’autre part, ce lien n’existe pas. Les faits l’ont prouvé, et, si la théorie prétend le moins du monde à représenter les faits, elle devra se rajuster en accord avec eux.

La conviction que le socialisme est sur le point de s’établir était surtout basée sur l’existence de ce lien. Or toutes les variétés de marxistes ont toujours pensé qu’en dernière analyse le problème de l’établissement du socialisme était celui de la suppression de la propriété bourgeoise privée. Nous savons maintenant qu’elle ne suffit pas pour réaliser la société libre, sans classes et internationale, l’idéal de Marx, objet de ses prédictions. Si nous croyons encore que le socialisme est possible, il faudra nous appuyer sur d’autres raisons que celles qui paraissaient suffisantes dans le passé.

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