1891 |
La contribution d'Engels à l'élaboration du programme du parti social-démocrate allemand de 1891.
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Critique du projet de programme social-démocrate de 1891
Le projet actuel se distingue très avantageusement de l'ancien programme. Les nombreux restes d'une tradition vieillie, - soit spécifiquement lassallienne, soit socialiste vulgaire, - sont en grande partie éliminés; au point de vue théorique, le projet se tient dans son ensemble sur le terrain de la science actuelle, et il est possible de le discuter en se plaçant sur ce terrain.
Il se divise en trois parties : 1. exposé des motifs; 2. revendications politiques; 3. revendications concernant la protection des ouvriers.
D'une façon générale, ces considérations préliminaires ont souffert de ce qu'on a tenté de réunir deux choses inconciliables : on a voulu en faire un programme et, en même temps, les commentaires de ce programme. On craint de n'être pas assez clair en choisissant des formules brèves et frappantes; aussi, ajoute-t-on des commentaires qui traînent la chose en longueur. A mon avis, le programme doit être aussi court et précis que possible. Il importe même peu qu'il s'y trouve par hasard un mot ou une phrase dont il est impossible, à première vue, de saisir toute la portée. Dans ce cas, la lecture publique dans les réunions, l'explication écrite dans la presse feront le nécessaire; et alors la phrase courte et frappante, une fois comprise, se fixe dans la mémoire et devient un mot d'ordre, ce qui n'arrive jamais pour une explication plus longue. Il ne faut pas faire trop de concessions au souci de la popularité; il ne faut pas sous-estimer les facultés intellectuelles et le degré de culture de nos ouvriers. Ils ont compris des choses bien plus difficiles que celles que pourra leur présenter le programme le plus concis et le plus court; et bien que l'époque de la législation anti-socialiste ait rendu plus difficile et même ait totalement empêché par endroits l'entier développement de la conscience dans les masses nouvellement conquises, sous la direction des anciens, il sera facile de rattraper tout cela, maintenant que l'on peut de nouveau conserver et lire librement nos écrits de propagande.
Je vais essayer de rédiger d'une façon plus brève tout ce passage, et si je réussis, je le joindrai à ma lettre ou je l'enverrai plus tard. J'aborde maintenant, un à un, les articles numérotés de 1 à 10. Dans la feuille supplémentaire 1, vous trouverez le projet de rédaction de mes propositions [1].
Paragraphe 1. - La « séparation » etc. « Bergwerke, Gruben, Minen», trois mots pour désigner une seule et même chose; il faudrait en supprimer deux. Pour ma part, je laisserais Bergwerke, puisque ce terme est usité chez nous même dans la plaine la plus plate, et je désignerais le tout par l'expression usuelle. Par contre, j'ajouterais: « chemins de fer et autres moyens de communication [2]. »
Paragraphe 2. - Ici je mettrais: « Dans les mains de leurs accapareurs (ou de leurs possesseurs), les moyens de travail de la société, sont devenus...»; et de même, plus loin, « dépendance... des possesseurs (ou accapareurs) des moyens de travail », etc.
L'affirmation que ces messieurs ont fait de ces choses leur propriété exclusive figure déjà à l'article premier, et ne peut constituer ici qu'une répétition, si l'on tient absolument à y introduire le mot « monopoliste ». Ni l'un ni l'autre de ces deux mots n'ajoute la moindre des choses au sens. Or tout ce qui est superflu dans un programme ne peut que l'affaiblir.
« Les moyens de travail nécessaires à l'existence de la société » : ce sont, à chaque époque, ceux qui existent à ce moment-là. Avant l'invention de la machine à vapeur, on pouvait s'en passer; maintenant on ne le pourrait plus. Comme aujourd'hui, les moyens de travail, directement ou indirectement, soit par leur nature technique, soit par suite de la division sociale du travail, - sont tous des moyens de travail sociaux, ces derniers mots expriment suffisamment, d'une façon claire et sans équivoque, ce qui existe à chaque moment.
Si la fin se rattache à l'exposé des motifs des statuts internationaux, je préférerais que l'on s'y tint entièrement : « la misère sociale (ceci, c'est le n° 1), le dépérissement intellectuel et la dépendance politique ». Le dépérissement physique est compris dans la misère sociale et la dépendance politique est un fait, tandis que la privation des droits politiques n'est qu'une phrase déclamatoire d'une valeur toute relative, dont la place n'est pas dans un programme [3].
Paragraphe 3. - A mon avis, la première phrase est à modifier. « Sous la domination des possesseurs exclusifs. » Premièrement, ce qui suit est un fait économique qu'il faut expliquer du point de vue économique. Or, l'expression domination des possesseurs exclusifs ferait croire faussement que c'est un effet de la domination politique de cette bande de brigands. Deuxièmement, les possesseurs exclusifs ne comprennent pas seulement « les capitalistes et les grands propriétaires fonciers » (que viennent faire ici les bourgeois ? Constituent-ils une troisième catégorie de possesseurs exclusifs ? les grands propriétaires fonciers sont-ils aussi des « bourgeois » ? Faut-il donc, lorsque, par hasard, il est question de grands propriétaires fonciers, passer sous silence les restes colossaux de féodalité, qui donnent à tout notre gâchis politique en Allemagne son caractère particulièrement réactionnaire ?). Les paysans et les petits bourgeois sont aussi des « possesseurs exclusifs », du moins aujourd'hui encore; mais ils ne figurent pas dans tout le programme; c'est pourquoi Il faut s'exprimer de telle façon qu'ils ne soient pas compris du tout dans la catégorie de possesseurs exclusifs dont on parle.
« L'accumulation des moyens de travail et de la richesse produite par les exploités. » La « richesse » se compose:
1. de moyens de production; 2. de moyens de consommation. Il est donc contraire à la grammaire et à la logique de parler d'abord d'une partie de la richesse, et ensuite, non pas de l'autre partie, mais de l'ensemble de la richesse, et de réunir les deux par et.
« Augmente... entre les mains des capitalistes avec une vitesse toujours croissante. » Et les « grands propriétaires fonciers » et les « bourgeois » de tout à l'heure, qu'en faites-vous ? Si les capitalistes suffisent ici, ils auraient également dû suffire plus haut. Mais si l'on veut préciser, détailler, alors ils ne suffisent pas du tout.
Le nombre des prolétaires et leur misère s'accroissent de plus en plus. Cela, affirmé d'une façon aussi absolue, n'est pas exact. Il est possible que l'organisation des travailleurs, leur résistance toujours croissante opposent une certaine digue à l'accroissement de la misère. Mais ce qui grandit certainement, c'est l'incertitude de l'existence. Voilà ce que j'ajouterais [4].
Paragraphe 4. - « L'absence de plan, qui a son fondement dans le caractère même de la production capitaliste privée », demande une forte correction. Je connais une production capitaliste comme forme de société, comme phase économique, et une production capitaliste privée comme un phénomène qui se présente de manière ou d'autre pendant la durée de cette phase. Que signifie donc production capitaliste privée ? Production par l'entrepreneur particulier, isolé ? Et une telle production ne devient-elle pas déjà de plus en plus une exception ? La production capitaliste des sociétés par actions n'est déjà plus une production privée, mais une production pour le compte d'un grand nombre d'associés. Et si nous passons des sociétés par actions aux trusts qui se soumettent et monopolisent des branches entières de l'industrie, alors ce n'est pas seulement la fin de la production privée, mais encore la cessation de l'absence de plan [5]. Qu'on biffe « privée », et la phrase pourra passer à la rigueur.
« La ruine de vastes couches de la population... » Au lieu de cette phrase déclamatoire qui a l'air de faire croire que nous regrettons encore la ruine des bourgeois et des petits bourgeois, je raconterais le fait tout simple « qui, par la ruine des classes moyennes urbaines et rurales, des petits bourgeois et des petits paysans, élargissent ou approfondissent l'abîme existant entre les possédants et les non-possédants ».
Les deux phrases finales disent deux fois la même chose. Je donne dans la pièce supplémentaire 1 un projet de changement [6].
Paragraphe 5. - Au lieu « des causes », il faut mettre « de ses causes »; c'est sans doute un lapsus [7].
Paragraphe 6.. « Bergwerke, Minen, Gruben »; voir plus haut, n° 1. - « Production privée » : voir plus haut au n° 4. - Je mettrais : « transformation de la production capitaliste actuelle, pour le compte de particuliers ou de sociétés par actions, en production socialiste pour le compte de la société entière et d'après un plan établi d'avance, transformation... par laquelle seule se réalisera l'émancipation de la classe ouvrière et, par là, l'émancipation de tous les membres de la société sans exception [8] ».
Paragraphe 7. - Je mettrais ce qui se trouve dans la pièce supplémentaire I [9].
Paragraphe 8. - Au lieu de « conscients de classes » (klassen bewusst), abréviation qui dans nos milieux évidemment est facile à comprendre, je dirais, pour que l'expression puisse être comprise par tous et traduite facilement dans les langues étrangères : «avec les ouvriers parvenus à la conscience de leur situation de classe», ou quelque chose dans ce genre [10].
Paragraphe 9. - Phrase finale: «... et qui par là réunit en une seule main la puissance de l'exploitation économique et de l'oppression politique » [11].
Paragraphe 10. - Après « de la domination de classe », il manque « et des classes elles-mêmes ». La suppression des classes est notre revendication fondamentale, sans laquelle la suppression de la domination de classe est un non-sens au point de vue économique. Au lieu de « pour le droit égal de tous », je propose : « pour les droits égaux et les devoirs égaux de tous », etc. Les devoirs égaux sont pour nous un complément essentiel des droits égaux démocrates-bourgeois et leur enlèvent leur sens spécifiquement bourgeois.
Quant à la phrase finale: « Dans leur lutte...», je la supprimerais volontiers. Dans sa teneur vague: « qui sont propres à améliorer la condition du peuple en général » (qui veut-on désigner ?) elle peut embrasser tout, droits douaniers protecteurs et libre-échange, associations corporatives et liberté des métiers, crédit foncier, banques d'échange, vaccination obligatoire, alcoolisme et anti-alcoolisme, etc. Ce qu'elle veut dire se trouve déjà dans la phrase précédente; est-il bien nécessaire de dire expressément que, lorsqu'on veut le tout, on prend également chaque partie; à mon sens, cela affaiblit l'effet. Maintenant, si la phrase doit servir de transition aux revendications particulières, on pourrait dire à peu près ceci :
«La social-démocratie défend toutes les revendications qui peuvent la rapprocher de ce but ». («Mesures et institutions» est à supprimer comme répétition.) Ou alors, ce qui serait encore mieux, on n'a qu'à dire franchement ce dont il s'agit, c'est-à-dire qu'il faut rattraper le temps perdu par la bourgeoisie.
Dans la pièce supplémentaire I, j'ai ajouté dans ce sens une phrase finale, que je considère comme très importante à cause des remarques que j'ai formulées dans le chapitre suivant [12].
Les revendications politiques du projet ont un grand défaut. Ce que justement il eût fallu dire, ne s'y trouve pas. Si ces dix revendications étaient toutes accordées, nous aurions, il est vrai, divers moyens de plus pour faire aboutir la revendication politique principale, mais nous naurions absolument pas cette revendication principale elle-même. La constitution du Reich est, en ce qui concerne la limitation des droits reconnus au peuple et à ses représentants, une copie pure et simple de la constitution prussienne de 1850, constitution où la rédaction la plus extrême trouve son expression dans des paragraphes, où le gouvernement possède tout pouvoir effectif et où les Chambres n'ont pas même le droit de refuser les impôts; constitution qui, pendant la période de conflit, a prouvé que le gouvernement pouvait en faire ce qu'il voulait. Les droits du Reichstag sont exactement les mêmes que ceux de la Chambre prussienne, et c'est pourquoi Liebknecht a appelé ce Reichstag la feuille de vigne de l'absolutisme [13]. Vouloir, sur la base d'une alliance entre la Prusse et Reuss-Greiz-Schleiz-Lobenstein, États dont l'un couvre autant de lieues carrées que l'autre couvre de pouces carrés, vouloir sur une telle base réaliser la « transformation des moyens de travail en propriété commune » est manifestement absurde.
Y toucher serait dangereux. Mais, de toute façon, les choses doivent être poussées en avant. Combien cela est nécessaire, c'est ce que prouve précisément aujourd'hui l'opportunisme qui commence à se propager dans une grande partie de la presse social-démocrate. Dans la crainte d'un renouvellement de la loi contre les socialistes ou se souvenant de certaines opinions émises prématurément du temps où cette loi était en vigueur, on veut maintenant que le Parti reconnaisse l'ordre légal actuel en Allemagne comme pouvant suffire à faire réaliser toutes ses revendications par la voie pacifique. On fait accroire à soi-même et au Parti que « la société actuelle en se développant passe peu à peu au socialisme », sans se demander si par là elle n'est pas obligée de sortir de sa vieille constitution sociale, de faire sauter cette vieille enveloppe avec autant de violence que l'écrevisse crevant la sienne; comme si, en Allemagne, elle n'avait pas en outre à rompre les entraves de l'ordre politique encore à demi absolutiste et, par-dessus encore, indiciblement embrouillé. On peut concevoir que la vieille société pourra évoluer pacifiquement vers la nouvelle dans les pays où la représentation populaire concentre en elle tout le pouvoir, où, selon la constitution, on peut faire ce qu'on veut, du moment qu'on a derrière soi la majorité de la nation; dans des républiques démocratiques comme la France et l'Amérique, dans des monarchies comme l'Angleterre, où le rachat imminent de la dynastie est débattu tous les jours dans la presse, et où cette dynastie est impuissante contre la volonté du peuple. Mais en Allemagne, où le gouvernement est presque tout-puissant, où le Reichstag et les autres corps représentatifs sont sans pouvoir effectif, proclamer de telles choses en Allemagne, et encore sans nécessité, c'est enlever sa feuille de vigne à l'absolutisme et en couvrir la nudité par son propre corps.
Une pareille politique ne peut, à la longue, qu'entraîner le Parti dans une voie fausse. On met au premier plan des questions politiques générales, abstraites, et l'on cache par là les questions concrètes les plus pressantes, qui, aux premiers événements importants, à la première crise politique, viennent d'elles-mêmes s'inscrire à l'ordre du jour. Que peut-il en résulter, sinon ceci que, tout à coup, au moment décisif, le Parti sera pris au dépourvu et que sur les points décisifs, il régnera la confusion et l'absence d'unité, parce que ces questions n'auront jamais été discutées ? Allons-nous revoir ce qui est arrivé en son temps pour la question des droits de douane [14], que l'on déclara alors ne concerner que la bourgeoisie et ne pas toucher le moins du monde les travailleurs, et dans laquelle par conséquent, chacun pouvait voter comme il voulait, tandis qu'aujourd'hui plus d'un tombe dans l'extrême opposé et, par opposition avec les bourgeois devenus protectionnistes, réédite les absurdités économiques de Cobden [15] et Bright[16], et prêche comme le plus pur socialisme - le plus pur manchestérianisme [17] ?
Cet oubli des grandes considérations essentielles devant les intérêts passagers du jour, cette course aux succès éphémères et la lutte qui se livre tout autour, sans se préoccuper des conséquences ultérieures, cet abandon de l'avenir du mouvement que l'on sacrifie au présent, tout cela a peut-être des mobiles honnêtes. Mais cela est et reste de l'opportunisme. Or, l'opportunisme « honnête » est peut-être le plus dangereux de tous. Quels sont maintenant ces points délicats, mais essentiels ?
Premièrement. - Une chose absolument certaine, c'est que notre Parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver à la domination que sous la forme de la république démocratique. Cette dernière est même la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l'a déjà montré la grande Révolution française. N'est-il pas, en effet, inconcevable que nos meilleurs hommes doivent devenir ministres sous un empereur, comme, par exemple, Miquel [18] ?
Or, il semble légalement impossible de poser directement dans le programme la revendication de la république, - et pourtant cela a pu se faire même sous Louis-Philippe, en France, aussi bien qu'en Italie aujourd'hui. Mais le fait qu'il n'est pas même permis d'établir en Allemagne un programme de parti ouvertement républicain, prouve combien formidable est l'illusion qu'on pourra, par une voie bonnement pacifique, y organiser la république, et pas seulement la république, mais encore la société communiste.
Cependant, on peut encore à la rigueur esquiver la question de la république. Mais ce qui, à mon avis, devrait et pourrait figurer au programme, c'est la revendication de la concentration de tout le pouvoir politique dans les mains de la représentation du peuple. Et cela suffirait, en attendant, si l'on ne peut pas aller plus loin.
Deuxièmement. - La reconstitution de l'Allemagne. D'une part, il faut abolir la subdivision en petits États; - allez donc révolutionner la société, tant qu'il existera des droits particuliers à la Bavière et au Wurtemberg, tant que la carte de la Thuringe, par exemple, aura l'aspect lamentable de maintenant ! D'autre part, il faut que la Prusse cesse d'exister, qu'elle se décompose en provinces autonomes, afin que l'esprit spécifiquement prussien cesse de peser sur l'Allemagne. Subdivision en petits États, esprit spécifiquement prussien, voilà les deux côtés de la contradiction où l'Allemagne est enfermée aujourd'hui et dont l'un des côtés doit toujours servir d'excuse et de justification à l'autre. Que faut-il mettre à la place ? A mon avis, le prolétariat ne peut utiliser que la forme de la république une et indivisible. En somme, sur le territoire immense des États-Unis, la république fédérative est aujourd'hui encore une nécessité, bien qu'elle commence d'ores et déjà à être un obstacle dans l'Est. Elle constituerait un progrès en Angleterre, où dans deux îles habitent quatre nations et où, malgré un Parlement unique, existent côte à côte, encore aujourd'hui, trois législations différentes. Dans la petite Suisse, il y a longtemps qu'elle constitue un obstacle tolérable seulement parce que la Suisse se contente d'être un membre purement passif dans le système d'États européen. Pour l'Allemagne, une organisation fédéraliste à la manière suisse serait un recul considérable. Deux points distinguent un État fédéral d'un État unitaire; c'est d'abord, que chaque État fédéré, chaque canton possède sa propre législation civile et pénale, sa propre organisation judiciaire; c'est ensuite qu'à côté de la Chambre du peuple, il y a une Chambre des représentants des États, où chaque canton, petit ou grand, vote comme tel. Quant au premier point, nous l'avons dépassé heureusement et nous n'allons pas être assez naïfs pour l'introduire à nouveau. Quant au second, nous l'avons sous la forme du Conseil fédéral et nous pourrions fort bien nous en passer, - d'autant plus que notre « État fédéral » forme déjà la transition vers l'État unitaire. Et il ne nous appartient pas de faire rétrograder la révolution d'en haut, faite en 1866 et 1870; au contraire, nous avons à y apporter le complément et l'amélioration nécessaires par un mouvement d'en bas.
Ainsi donc, république unitaire. Mais pas dans le sens de la République française d'aujourd'hui, qui n'est pas autre chose que l'Empire sans empereur fondé en 1798. De 1792 à1798, chaque département français, chaque commune eut sa complète autonomie administrative, sur le modèle américain, et c'est ce qu'il nous faut avoir de même. Comment organiser cette autonomie et comment on peut se passer de la bureaucratie, c'est ce que nous ont démontré l'Amérique et la première République française; et c'est ce que nous montrent encore aujourd'hui l'Australie, le Canada et les autres colonies anglaises. Une semblable autonomie provinciale et communale est beaucoup plus libre que le fédéralisme suisse par exemple, où le canton est, il est vrai, très indépendant à l'égard de la Confédération, mais où il l'est également à l'égard du district (Bezirk) et de la commune. Les gouvernements cantonaux nomment des gouverneurs de districts (Bezirksstatthalter) et des préfets, dont on ne sait rien dans les pays de langue anglaise et dont, à l'avenir, nous devons nous débarrasser aussi résolument que des conseillers provinciaux et gouvernementaux (Landrat et Regierungsrat) prussiens.
De toute cela on ne pourra pas mettre grand-chose dans le programme. Si j'en parle, c'est surtout pour marquer le caractère de la situation en Allemagne, où il n'est pas permis de dire de telles choses, et aussi pour montrer en même temps combien s'illusionnent ceux qui veulent, par la voie légale, transférer pareil état de choses dans la société communiste. Et c'est aussi pour rappeler au Comité directeur du Parti qu'il existe encore d'autres questions politiques importantes que la législation directe par le peuple et la justice gratuite, sans laquelle, en fin de compte, nous avancerons tout de même. Vu l'état d'insécurité générale, ces questions peuvent devenir brûlantes du jour au lendemain, et qu'adviendrait-il alors si nous ne les avons pas discutées, si nous ne nous sommes pas mis d'accord à leur sujet ?
Mais ce qui cependant peut entrer dans le programme et qui, d'une façon indirecte au moins, peut servir d'indication pour ce qu'il est impossible de dire, c'est cette revendication : « Administration autonome complète dans la province, le district et la commune par des fonctionnaires élus au suffrage universel. Suppression de toutes les autorités locales et provinciales nommées par l'État. »
Quant à savoir si en dehors de cela, il serait possible de formuler, en ce qui concerne les points que je viens de discuter, d'autres revendications dans le programme, je ne puis en juger ici aussi bien que vous, là-bas. Mais il est désirable que ces questions soient débattues au sein du Parti, avant qu'il soit trop tard.
1. Je ne saisis pas la différence qu'on établit entre « droit d'élection et droit de vote, respectivement élections et votes ». Si une distinction est nécessaire, il faudrait en tout cas l'exprimer plus clairement ou l'expliquer dans un commentaire qu' accompagnerait le projet.
2. « Droit de proposition et de veto du peuple. » Pour quoi ? Il faudrait ajouter : pour toutes les lois ou résolutions de la représentation nationale.
5. Séparation complète de l'Église et de l'État. Toutes les communautés religieuses sans exception seront traitées par l'État comme des sociétés privées. Elles perdent toute subvention provenant des deniers publics et toute influence sur les écoles publiques. (On ne peut tout de même pas leur défendre de fonder, par leurs propres moyens, des écoles, qui leur appartiennent en propre, et d'y enseigner leurs bêtises !)
6. « Laïcité de l'école » tombe alors, sa place est dans le paragraphe précédent.
8. et 9. Ici, je voudrais attirer l'attention sur ceci : ces points exigent l'« étatisation » 1. des avocats, 2. des médecins, 3. des pharmaciens, dentistes, sages-femmes, infirmiers, etc. En outre, on demande pour plus tard l'étatisation totale de l'assurance ouvrière. Est-ce que tout cela pourra être confié à M. de Caprivi [19], et est-ce que tout cela concorde bien avec la déclaration faite précédemment, lorsqu'on s'est prononcé contre tout socialisme d'État ?
10. Ici je mettrais : «Impôts... progressifs pour faire face à toutes les dépenses dans l'État, les districts et la commune, dans la mesure où les impôts seront nécessaires. Suppression de tous les impôts indirects soit de l'État, soit locaux. des droits, etc.» Le reste est superflu et n'est qu'un commentaire ou un exposé des motifs; cela ne peut qu'affaiblir.
Paragraphe 2. - Nulle part plus qu'en Allemagne le droit de coalition n'a besoin d'une garantie vis-à-vis de l'État. La phrase finale « pour réglementer... » serait à ajouter comme article 4 et à rédiger en conséquence. Ici, il serait à remarquer qu'avec les Chambres de travail composées moitié par des ouvriers et moitié par des patrons, nous serions floués. Avec ce système, les majorités seront pendant des années toujours du côté des patrons, à qui suffirait la présence d'un « mouton noir» parmi les ouvriers. Si l'on ne stipule pas qu'en cas de litige les deux moitiés émettront leur opinion séparément, il serait de beaucoup préférable d'avoir une Chambre de patrons, et à côté, une Chambre indépendante d'ouvriers.
J'exprime le vu, qu'avant la clôture, on compare encore une fois le programme français, où il y aurait, me semble-t-il, beaucoup à prendre, précisément pour le n° III. Quant au programme espagnol, je ne puis pas, malheureusement, faute de temps, le rechercher : il est très bon aussi sous beaucoup de rapports.
Notes
[1] Cette feuille na pas été retrouvée.
[2]
Voici comment était rédigé le paragraphe en
question dans le projet du Comité directeur du Parti,
projet publié peu de jours après l'arrivée du
jugement d'Engels; on y verra dans quelle mesure ses propositions
furent prises en considération. Le paragraphe 1 était
ainsi conçu :
«Le fait que les moyens de travailler la terre et le sol, les mines,
les carrières, les machines et les instruments de travail,
les moyens de communication sont séparés de l'ouvrier
et sont devenus la propriété exclusive d'une partie
des membres de la société, a eu pour effet la
division de la société en deux classes celle qui
travaille et celle qui possède. » (Note de la
Neue Zeit).
[3]
Le paragraphe 2 fut rédigé
ainsi :
« Dans les mains de leurs accapareurs les moyens de travail sociaux
sont devenus des moyens d'exploitation. L'asservissement économique
ainsi déterminé des ouvriers aux possesseurs des
moyens de travail, c'est-à-dire des sources de vie, est la
base de l'esclavage sous toutes ses formes, de la misère
sociale, du dépérissement intellectuel, de la
dépendance politique. » (Note de la Neue Zeit).
[4]
Voici le paragraphe 3 dans la
rédaction définitive que lui donna le Comité
directeur :
« Sous l'empire de cette exploitation, l'accumulation de la richesse
produite par des exploités entre les mains des exploiteurs -
capitalistes et grands propriétaires fonciers - augmente avec
une vitesse toujours croissante. Toujours plus inégale
devient la répartition des produits du travail entre
exploiteurs et exploités, toujours plus grand le nombre des
prolétaires, et toujours incertaine leur condition, de plus
en plus formidable l'armée des ouvriers superflus, et de
plus en plus aiguë l'opposition des classes, qui divise la
société moderne en deux camps ennemis et constitue la
marque commune de tous les pays industriels. » (Note de la
Neue Zeit.)
[5] Reproduisant cette phrase dans L'État et la révolution, Lénine ajoute : « Nous avons ici l'essentiel d'une appréciation théorique du capitalisme moderne, c'est-à-dire de l'impérialisme : que le capitalisme se transforme en capitalisme monopoliste ».
[6]
Paragraphe 4 dans le projet du
Comité directeur :
« L'absence de plan qui a son fondement dans le caractère même
de la production capitaliste, produit ces crises et ces arrêts
du travail toujours plus longs qui ne peuvent qu'aggraver la
condition des travailleurs, qui, par la ruine des classes moyennes,
urbaines et rurales - des petits bourgeois et des petits paysans -
élargissent l'abîme existant entre les possédants
et les non possédants, qui érigent en état
normal de la société l'insécurité
générale et fournissent la preuve que la classe des
accapareurs des moyens de travail sociaux a perdu, en même
temps que sa mission, l'aptitude à la suprématie
économique et politique. » (Note de la Neue Zeit.)
[7]
Paragraphe 5 :
« Mettre un terme à cet état, qui devient de jour en
jour plus insupportable, par la suppression de ses causes, et
obtenir l'émancipation de la classe ouvrière, voilà
le but et le devoir de la classe ouvrière. » (Note de
la Neue Zeit.)
[8]
Paragraphe 6 :
«
Le Parti social-démocrate d'Allemagne travaille en
conséquence a la transformation des moyens de travail - la
terre et le sol, les mines, les machines et les instruments de
travail, les moyens de communication - en propriété
commune de la société, et à la transformation
de la production capitaliste en production socialiste;
transformation pour laquelle la société capitaliste a
créé elle-même et ne cesse de créer les
conditions matérielles et intellectuelles, et par laquelle
seule se réalisera l'émancipation de la classe
ouvrière et, avec elle, l'émancipation de tous les
membres de la société sans exception. » (Note de
la Neue Zeit.)
[9]
Le paragraphe 7 a été
déplacé. Dans le projet du Comité directeur qui
a été publié, l'ancien paragraphe 9 est devenu
la paragraphe 7. Le paragraphe publié comme n° 8
était sans doute le n° 7 dans le premier
projet, connu d'Engels. En voici la rédaction définitive :
«
L'émancipation de la classe ouvrière ne peut être
l'uvre que de la classe ouvrière elle-même, parce
que toutes les autres classes et tous les autres partis se tiennent
sur le terrain du capitalisme et que, malgré les rivalités
d'intérêts entre eux, ils ont cependant un but commun,
la conservation et la consolidation des bases de la société
actuelle. » (Note de la Neue Zeit.)
[10]
Voici ce paragraphe, n° 9
dans le projet publié :
«
Les intérêts de la classe ouvrière sont les
mêmes dans tous les pays à production capitaliste; avec
l'extension du trafic mondial et de la production pour le marché
mondial la condition des travailleurs de chaque pays devient de plus
en plus dépendante de la condition des travailleurs dans les
autres pays ; l'émancipation de la classe ouvrière
n'est donc pas une tâche nationale, mais une tâche
sociale, à laquelle participent, d'une façon égale,
les travailleurs de tous les pays civilisés. Dans cet esprit,
le Parti social-démocrate d'Allemagne se sent et se déclare
uni avec les travailleurs conscients de tous les autres pays. »
(Note de la Neue Zeit.)
[11]
Ce paragraphe se trouve dans le
projet du Comité directeur en 7° lieu, et est ainsi conçu
:
«
Le Parti social-démocrate n'a rien de commun avec ce qu'on
appelle le socialisme d'État, avec le système des
exploitations par l'État dans un but fiscal, système
qui substitue l'État à l'entrepreneur particulier et
qui, par la, réunit en une seule main la puissance de
l'exploitation économique et de l'oppression politique. »
(Note de la Neue Zeit.)
[12]
Paragraphe 10 :
«
Le Parti social-démocrate ne combat point en faveur de
nouveaux privilèges de classe ni en faveur de nouvelles
prérogatives; il lutte pour la suppression de la domination
de classe et des classes elles-mêmes, pour les droits égaux
et les devoirs égaux de tous sans distinction de sexe ni
d'origine. Dans cette lutte émancipatrice, la
social-démocratie, en défendant non seulement les
salariés, mais encore tous les exploités et les
opprimés en général, soutient toutes les
revendications, mesures et institutions qui sont propres à
améliorer la condition du peuple en général et
de la classe ouvrière en particulier. » (Note de la
Neue Zeit.)
[13] Wilhelm Liebknecht dans son premier discours au Reichstag en 1867.
[14] La question des droits de douane avait provoqué une scission au sein de la fraction social-démocrate du Reichstag (9 députés social-démocrates avaient été élus en 1878). Le député Kayser (Social-démocrate de la fraction d'Eisenach et rédacteur du Volksboten) avait voté pour l'élévation des droits de douane sur le fer.
[15] Cobden, Richard (1804-1865) : Homme d'État anglais. Économiste, assura par sa victoire sur les grands propriétaires ruraux, le succès des idées libre-échangistes.
[16] Bright J. (1811-1889) : Homme politique anglais, dirigeant du parti manchestérien ou libre-échangiste.
[17] Manchestérianisme, mouvement pour le libre-échange dans la première moitié du XIX° siècle. Les partisans de ce mouvement créèrent une ligue contre les droits de douane sur le blé, dont le siège était à Manchester et dont les représentants les plus célèbres étaient Cobden et Bright.
[18] Miquel (1829-1901) : Homme d'État allemand. Participa à la révolution de 1848. Vers 1850, il fut communiste. Après 1860, adhéra au Parti national libéral. Fut ministre des Finances de Prusse.
[19] Caprivi (1831-1899) : Général et homme d'État prussien. En 1890, il succéda au prince de Bismarck en qualité de chancelier de l'Empire allemand.