Cet article est paru en 1958 dans la revue des "International Socialists" en Angleterre, ancêtre du Socialist Workers Party |
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Les racines économiques du réformisme
Nous vivons une période critique pour la civilisation. L'humanité a souffert, au cours des cinquante dernières années, de deux terribles guerres et vit maintenant sous la menace d'une destruction totale. La génération actuelle a connu le chômage et la faim, le fascisme et les chambres à gaz, les massacres barbares de peuples colonisés au Kenya, en Malaisie, en Algérie et en Corée.
Et pourtant, malgré ces terribles convulsions, la classe ouvrière de bien des pays occidentaux – les Etats-Unis, la Grande Bretagne, le Canada, la Norvège, la Suède, les Pays-Bas, le Danemark, l'Allemagne et d'autres encore – fait preuve d'un attachement obstiné au réformisme : elle croit possible d'améliorer véritablement son sort sous le capitalisme, tout en rejetant l'idée de le renverser par la révolution.
Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi cette apathie politique généralisée et ce rejet de tout changement révolutionnaire dans la société alors même que l'humanité toute entière lutte pour sa survie ?
Si nous trouvons la réponse à cette question, nous pourrons en poser une autre : pendant combien de temps le réformisme peut-il éloigner les aspirations révolutionnaires de la classe ouvrière ? Il n'y a sans doute pas de problème plus vital pour les socialistes occidentaux et par là même pour le mouvement socialiste mondial.
L’article qui suit essaie de clarifier quelque peu ces questions.
La théorie léniniste
L'analyse marxiste la plus importante des racines du réformisme fut écrite par Lénine.
En 1915, dans un article intitulé ”L'effondrement de l'Internationale”, Lénine explique ainsi le réformisme ou – pour utiliser le terme qu'il inventa – ''l'opportunisme'' :
«La période de l'impérialisme est la période pendant laquelle le partage du monde entre les ''grandes'' nations privilégiées qui oppriment toutes les autres, est menée à son terme. Certaines fractions de la petite-bourgeoisie et l'aristocratie et la bureaucratie de la classe ouvrière se partagent sans aucun doute des miettes du butin dont jouissent les nations privilégiées.»
Quelle était la taille de la fraction de la classe ouvrière qui recevait ces "miettes du butin"? Lénine affirme :
« ... ces fractions ... représentent une minorité infinitésimale du prolétariat et des masses laborieuses.»
Et dans la lignée de cette analyse, Lénine définit le réformisme comme : «l'adhésion d'une fraction de la classe ouvrière à la politique de la bourgeoisie contre la masse du prolétariat.»
La base économique de la petite «aristocratie du travail" se trouve, selon Lénine, dans l'impérialisme et ses super-profits. Il écrit, dans une préface à L'impérialisme, stade suprême du capitalisme datée du 6 Juin 1920 :
« Bien entendu, au moyen de super-profits d'une telle importance (“super-profits” parce qu'obtenus en plus des profits que les capitalistes arrachent aux ouvriers de leur ''propre'' pays), il est possible de corrompre les dirigeants du mouvement ouvrier et la couche supérieure de l'aristocratie du travail. Et effectivement, les capitalistes des pays “avancés” les corrompent; ils les corrompent de mille façons différentes, directement et indirectement, à découvert et sous le manteau.
Cette couche d'ouvriers embourgeoisés – ou "aristocratie du travail" – qui sont entièrement devenus des petits-bourgeois dans leur mode et leur niveau de vie et dans leur façon de concevoir les choses, sert de support principal à la Seconde Internationale et à notre époque, de support social (non pas militaire) dominant à la bourgeoisie. Ils sont les véritables agents de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier, les lieutenants ouvriers de la classe capitaliste, les véritables porteurs du réformisme et du chauvinisme.»
Lénine avait-il raison ?
La conclusion inévitable résultant de l'analyse de Lénine du réformisme est qu'une légère et mince couche de réformisme recouvre les aspirations révolutionnaires de la masse des ouvriers. Il suffit de percer cette couche pour qu’il y ait une éruption révolutionnaire. Le rôle du parti révolutionnaire consiste simplement à montrer à la masse des ouvriers que leurs intérêts sont trahis par la «minorité infinitésimale" de «l'aristocratie du travail».
Cette conclusion n'est cependant pas confirmée par l'histoire du réformisme en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et partout ailleurs, au cours des cinquante dernières années : sa solidité et son extension à l'ensemble de la classe ouvrière ont réduit et isolé largement toutes les minorités révolutionnaires et démontrent de façon très nette que les racines économiques et sociales du réformisme ne se trouvent pas dans une «minorité infinitésimale du prolétariat et des masses laborieuses», comme Lénine le soutenait.
C'est en montrant ce qui pêche dans l'analyse de Lénine que nous pourrons voir plus clairement les véritables bases économiques, sociales et historiques du réformisme.
D’où viendraient « les miettes » ?
La première question qu'il faut se poser en abordant l'analyse de Lénine est la suivante : comment «l'aristocratie du travail» récupère-t-elle les «miettes» des super-profits, réalisés, par exemple, par les compagnies britanniques dans les colonies ? La réponse à cette question invalide l'ensemble de l'analyse de Lénine du réformisme.
Prenons l’exemple de la Compagnie des pétroles Anglo-iraniens qui réalise depuis des dizaines d'années de magnifiques profits. La compagnie n'emploie qu'un petit nombre de travailleurs en Grande-Bretagne. Mais ces ouvriers ne reçoivent certainement pas des salaires plus élevés simplement parce que le taux de profit est élevé. Aucun capitaliste ne dit aux ouvriers : «J'ai réalisé des profits élevés cette année, aussi je suis prêt à vous donner des salaires plus élevés.»
L'impérialisme et l'exportation du capital peuvent naturellement affecter considérablement le niveau des salaires dans un pays industriel en donnant du travail aux nombreux ouvriers qui produisent les machines, les rails, locomotives etc, bref le contenu réel du capital exporté. Cette augmentation du niveau de l'emploi affecte naturellement le niveau des salaires en général. Mais pourquoi devrait-elle seulement affecter les salaires réels d'une «minorité infinitésimale» ? L'augmentation des possibilités d'emploi et la baisse du chômage conduisent-elles à la montée d'une petite «aristocratie du travail" tandis que la situation de la masse de la classe ouvrière en est à peine affectée ? Le plein emploi à peu près total a-t-il pour conséquence l'accroissement des différences entre les ouvriers qualifiés et non-qualifiés ? Certainement pas.
On peut soutenir que les super-profits obtenus par les investissements capitalistes dans les colonies ont conduit à une hausse des salaires sur un plan différent : les capitalistes ne s'opposent pas à la législation concernant les conditions de travail des ouvriers aussi fortement qu'ils le feraient si les profits étaient bas. Cela, certes, est incontestable.
Mais on ne peut pas dire que ces lois accroissent les différences de niveau de vie entre les différentes couches de la classe ouvrière.
Considérons des exemples simples comme la prohibition du travail des enfants ou les limitations du travail des femmes dans certaines industries. Cela n'affectera pas plus les salaires sur le marché du travail qualifié que sur celui du travail non-qualifié. De même, la limitation de la journée de travail n'affecte pas plus le marché du travail qualifié que celui du travail non-qualifié.
En fait, tout ce qui élève le niveau de vie de la masse des ouvriers non-qualifiés ou peu qualifiés réduit la différence entre leur niveau de vie et celui des ouvriers qualifiés. Plus le niveau de vie en général y compris le niveau d'instruction, est élevé, plus il est facile pour des ouvriers non-qualifiés d'acquérir un certain degré de qualification. Le fardeau financier que représente l'apprentissage est plus facilement supporté par des ouvriers qui ont moins de soucis d'argent. Et plus il est facile aux ouvriers d'acquérir une qualification, plus la différence de salaires entre les ouvriers qualifiés et non-qualifiés se trouve réduite.
Là encore, on peut soutenir que l’impérialisme jette des «miettes" de profit aux ouvriers parce qu'il obtient des produits alimentaires (et des matières premières) à un prix extrêmement bas grâce aux pays arriérés qu'il a colonisés.
Mais là encore ce facteur affecte non seulement le niveau de vie d'une minorité («l'aristocratie du travail») mais aussi celui de toute la classe ouvrière des pays industrialisés. Dans cette mesure, en élévant le niveau de vie général, il réduit les différences entre les fractions de cette même classe ouvrière.
L'influence des syndicats et l'activité politique du mouvement ouvrier dans son ensemble jouent un rôle identique. Si les conditions générales de vie et de travail des ouvriers s'améliorent, la différence entre les revenus des fractions de la classe ouvrière diminue. Lorsque les syndicats étaient composés des seuls ouvriers qualifiés, cette tendance était, en partie seulement contrecarrée.
En fait, toute l'expérience historique atteste que moins les ouvriers ont de droits et moins on les respecte, plus grandes sont les différences entre ouvriers, et surtout entre ouvriers qualifiés et non-qualifiés.
Si l'on veut prendre un exemple :
«... un conducteur de locomotives dont le travail est d'une durée et d'une catégorie moyennes, reçoit en Espagne 3,3 fois le salaire d'un ouvrier non-qualifié travaillant moyennement, tandis qu'en Nouvelle Zélande le rapport est seulement de 1 à 2» (idem, p.461).
On peut montrer à l'aide de statistiques qu’au cours des cinquante dernières années, les différences à l’intérieur de la classe ouvrière britannique (et de nombreux autres pays également) se sont réduites : ce n’est pas une «minorité infinitésimale», mais l'ensemble de la classe ouvrière, qui jouit d'un niveau de vie supérieur. Pour démontrer ceci, il suffit de comparer les conditions de vie actuelles des ouvriers en Grande Bretagne avec les conditions de vie décrites en 1845 par Engels dans la Situation des classes laborieuses en Angleterre.
Quelle était la situation au XIXème siècle ?
Voici la description des conditions de logement typiques : «Dans la paroisse de St John et Ste Margaret vivaient en 1840, selon le Journal de la société de Statistiques, 5366 familles ouvrières dans 5294 ''habitations'' (si on peut les appeler ainsi!) : hommes, femmes, enfants, mélangés sans distinction d'âge ni de sexe, en tout 26 830 personnes. Les trois quarts de ces familles ne possédaient qu'une seule pièce.
Ceux qui ont un abri quelconque ont de la chance en comparaison de ceux qui n'ont absolument aucun toit. Cinquante mille êtres humains se lèvent chaque matin à Londres sans savoir où ils pourront dormir le soir. Les plus chanceux dans cette multitude – ceux qui réussissent à garder un penny ou deux jusqu'au soir- vont dans un dépôt de mendicité tel qu'il en existe dans toutes les grandes villes, où ils trouvent un lit. Mais quel lit ? Ces dépôts sont remplis de lits de la cave au grenier, et l'on trouve quatre à six lits dans une seule pièce, autant qu'on peut en empiler. Dans chaque lit, s'entassent quatre, cinq ou six êtres humains, autant qu'on peut en mettre : les malades et les bien-portants, les jeunes et les vieux, les ivrognes et les sobres, hommes et femmes, comme ils viennent, sans distinction.
Alors viennent les disputes, les coups, les blessures. Si les compagnons de lit ne se mettent pas d'accord, tant pis; des vols ont lieu et il se passe des choses que notre langage, qui est d’ordre plus humain que nos actes, ne peut analyser.
Et ceux qui ne peuvent pas s'offrir un tel refuge ? Ils dorment où ils peuvent, dans les passages, sous des arcades, dans des coins où la police et les propriétaires les laissent tranquilles.»
Les conditions sanitaires, l'éducation, les vêtements et la santé des ouvriers étaient du même ordre. Il n’est pas besoin de présenter d'autres preuves que les conditions de vie de la classe ouvrière dans son ensemble, et non pas seulement d'une faible minorité, ont été radicalement modifiées sous le capitalisme au cours du siècle dernier.
L’impérialisme et le réformisme
Comme nous l'avons vu, il y a un lien étroit entre l'expansion impérialiste du capitalisme et la montée du réformisme. Au risque de nous répéter, nous estimons utile de résumer le lien qui les unit :
1) Les marchés des pays colonisés arriérés, en faisant croître la demande de produits venant des pays industrialisés, affaiblissent, dans ces pays avancés, la tendance à la surproduction, réduisent l'armée de réserve des chômeurs et provoquent ainsi une hausse des salaires ouvriers.
2) La hausse de salaire ainsi provoquée a un effet cumulatif. En faisant croître le marché intérieur des pays industrialisés, elle affaiblit ainsi la tendance à la surproduction, réduit le chômage et élève le niveau des salaires.
3) L'exportation du capital contribue à la prospérité des pays industrialisés en créant un marché – au moins temporaire – pour ses produits. L'exportation de produits en coton de la Grande-Bretagne vers l’Inde n'est possible que si l'Inde peut les payer immédiatement, en exportant du coton par exemple.
D'autre part, l'exportation de capital pour la construction ferroviaire implique une exportation de produits – des rails, des locomotives etc. – qui présuppose le pouvoir d'achat – ou la puissance d'exportation- de l'Inde. En d'autres termes, l'exportation de capital est pour un temps un facteur important d'élargissement des marchés pour les industries des pays avancés.
L'effet de boomerang
Avec le temps, cependant, ce facteur s'inverse : le capital exporté autrefois freine l'exportation de produits en provenance de la métropole une fois que les pays colonisés commencent à payer des intérêts. Pour payer un intérêt de 10 millions de livres à la Grande-Bretagne (intérêt sur du capital britannique investi en Inde), l'Inde doit importer moins qu'elle n'exporte et économiser ainsi l'argent nécessaire pour obtenir ces 10 millions. En d'autres termes, l'exportation de capital de la Grande-Bretagne en Inde fait croître le marché des produits britanniques ; le paiement des intérêts sur ce capital réduit le marché des produits britanniques.
Par conséquent, l'existence d'importants investissements britanniques à l'étranger n'exclut pas du tout la surproduction et le chômage massif en Grande-Bretagne. Contrairement à ce que dit Lénine, les profits élevés du capital investi à l'étranger peuvent très bien ne pas coïncider avec la prospérité et la stabilisation capitaliste dans le pays impérialiste, mais être au contraire un facteur de chômage massif et de dépression.
4) L'exportation de capital vers les colonies affecte tout le marché dans les pays impérialistes. Même si le surplus de capital qu'on cherche en vain à investir est très faible, son influence cumulative sera énorme car il créera une pression sur les marchés du capital et renforcera la tendance à l'abaissement du taux de profit. Cela aura à son tour un effet cumulatif sur l'activité du capital, sur toute l'activité économique, et par conséquent encore, comme dans un cercle vicieux, sur les marchés.
L'exportation du surplus de capital peut parer ces difficultés et être ainsi si d'une grande importance pour toute la prospérité capitaliste, et par là pour le réformisme.
5) En allégeant ainsi la pression sur les marchés, l'exportation de capital réduit la concurrence entre les différentes entreprises et réduit ainsi le besoin de chacune d'elles de rationaliser et moderniser son équipement (cela explique dans une certaine mesure l'état technique arriéré de l'industrie britannique, pionnière de la révolution industrielle, si on la compare avec l'Allemagne d'aujourd'hui, par exemple). Cela affaiblit les tendances à la surproduction, au chômage, aux diminutions de salaires etc.
Bien entendu, dans d'autres circonstances, lorsque la Grande-Bretagne n'a plus un monopole de fait sur l'industrie mondiale, ce facteur peut très bien causer la défaite de l'industrie britannique sur le marché mondial ainsi que le chômage et des diminutions de salaire.
6) L'achat de matières premières et de produits alimentaires à bon marché dans les colonies permet aux salaires réels dans les pays industrialisés d'augmenter sans diminuer le taux de profit. Cette hausse des salaires signifie un élargissement des marchés domestiques sans pour autant diminuer le taux ni la masse du profit, c'est-à-dire sans affaiblir la force motrice de la production capitaliste.
7) La période pendant laquelle les pays colonisés dont l'économie repose en grande partie sur l'agriculture, servent à faire croître les marchés des pays industrialisés, sera d'autant plus longue en proportion :
a) de la taille du monde colonial en comparaison de la puissance de production des pays industriels avancés,
b) de la mesure dans laquelle l'industrialisation des pays coloniaux est retardée.
L'intérêt direct du nationalisme
Tous les effets bénéfiques de l'impérialisme sur la prospérité capitaliste disparaîtraient s'il n'y avait pas de frontières nationales entre les pays impérialistes et leurs colonies.
La Grande-Bretagne exportait des marchandises et du capital en Inde et en importait des matières premières et des denrées alimentaires bon marché, mais elle ne laissait pas entrer sur le marché du travail britannique les chômeurs indiens dont le nombre avait augmenté à cause de l'irruption massive du capitalisme britannique.
S'il n'y avait pas eu de barrière financière à l'intégration des masses indiennes en Grande-Bretagne, les salaires britanniques n'auraient pas augmenté pendant tout le siècle dernier, la crise du capitalisme se serait approfondie de plus en plus et le réformisme n'aurait pas pu remplacer le chartisme révolutionnaire.
Ici, apparaît à nouveau clairement la faiblesse de la théorie de Lénine sur l'aristocratie ouvrière. Selon Lénine, le réformisme est un produit de la période qu'il appelait «le stade suprême du capitalisme», car le capitalisme «d'exportation rapporte un taux de profit élevé, ce qui permet que des miettes de ces profits tombent dans les mains de «l'aristocratie ouvrière».
Cette période d'exportation importante du capital commença en Grande-Bretagne à partir de la dernière décennie du dix-neuvième siècle environ.
Les salaires avant l'édification de l'Empire
En fait, une augmentation massive des salaires ouvriers eut lieu bien avant : en 1890, les salaires réels des ouvriers industriels en Grande-Bretagne étaient d'environ 66% plus élevés que ceux de 1850 (cf. Layton et Crowther : Une étude des prix). La cause en était tout à fait évidente : cette amélioration des salaires réels en Grande-Bretagne était due en grande partie à l'expansion de la production fondée sur l'élargissement du marché pour les produits industriels. Et ceci commença bien avant la période d'exportation du capital.
Entre 1750 et 1850, lorsque la production croissante de l'industrie britannique entraîna la ruine de nombreux artisans britanniques et paysans irlandais, ceux-ci entrèrent sur le marché du travail britannique et les salaires furent ainsi maintenus à un niveau très bas.
Mais à partir du milieu du dix-neuvième siècle, les artisans britanniques et, après les famines des années quarante, les paysans trop nombreux d'Irlande furent absorbés par l'industrie britannique, ou bien émigrèrent. A partir de ce moment, l'artisan et le paysan indiens furent à leur tour ruinés par la concurrence de l'industrie britannique, mais ils n'entrèrent pas sur le marché du travail britannique pour abaisser les salaires.
Le tableau intéressant qui suit, démontre
que le tournant dans l'évolution des salaires britanniques eut lieu
bien avant la fin du dix-neuvième siècle, en fait, à
une époque où les chômeurs indigènes (artisans
et paysans) avaient déjà été absorbés
par l'industrie tandis que l'on empêchait les chômeurs des
colonies d'entrer sur le marché du travail britannique (c'est-à-dire
pendant les années 30 et 50 du dix-neuvième siècle).
Evolution des salaires Réels (base 1900 : 100)
1759-68 62
1769-78 60
1779-88 60
1789-98 58
1799-1808 50
1809-18 43
1819-28 47
1820-26 47
1827-32 48
1833-42 51
1843-49 53
1849-58 57
1859-68 63
1869-79 74
1880-86 80
1887-95 91
1895-1903 99
(I. Kuczynski, Une courte histoire des conditions de
travail en Grande-Bretagne de 1750 jusqu'à aujourd'hui, Londres,
1947, p. 54)
Les effets de l'impérialisme sur la prospérité capitaliste, et par conséquent sur le réformisme, ne se limitent pas aux puissances impérialistes proprement dites, mais se sont étendus, à un degré plus ou moins fort, à tous les pays capitalistes développés. Ainsi, par exemple, une Grande Bretagne prospère peut-elle offrir un marché au beurre danois, et de cette façon faire bénéficier le capitalisme danois des profits obtenus par l'exploitation de son empire.
La base économique de la droite
L'expansion du capitalisme à travers l'impérialisme permet aux syndicats et aux partis ouvriers d'arracher au capitalisme des concessions en faveur des travailleurs, sans le renverser.
Ceci donne naissance à une importante bureaucratie réformiste, qui à son tour, devient un frein pour le développement révolutionnaire de la classe ouvrière. La fonction principale de cette bureaucratie est de servir de médiateur entre les travailleurs et les patrons, de négocier des accords avec eux et de «maintenir la paix sociale" entre les classes.
Cette bureaucratie aspire à un capitalisme prospère, non au renversement de ce dernier.
Elle veut que les organisations ouvrières ne soient pas une force révolutionnaire, mais des groupes de pression réformistes. Cette bureaucratie est un important agent de discipline de la classe ouvrière dans l'intérêt du capitalisme. Elle est une force conservatrice majeure dans le capitalisme moderne.
Mais les bureaucraties syndicale et du Parti Travailliste ne sont efficaces pour discipliner à long terme la classe, que dans la mesure où la situation économique des travailleurs eux-mêmes est tolérable. En dernière analyse, le fondement du réformisme repose sur la prospérité capitaliste.
Le social-impérialisme
Si le réformisme trouve ses racines dans l'impérialisme, il devient aussi pour celui-ci un écran de protection important, car il soutient son «propre» impérialisme national contre ses concurrents impérialistes et contre les mouvements coloniaux montants.
Le réformisme reflète les intérêts nationaux immédiats – au jour le jour – et étroits de toute la classe ouvrière des pays capitalistes occidentaux, dans des conditions de prospérité économique généralisée. Ces intérêts immédiats sont en contradiction avec les intérêts historiques et internationaux de la classe ouvrière, du socialisme.
Puisque la prospérité capitaliste, avec des conditions relativement favorables sur le marché du travail, peut être soutenue par l'expansion impérialiste et par l'exploitation des colonies, le réformisme a été dans une large mesure l'expression de la domination impérialiste sur les pays arriérés.
Cependant, puisque la prospérité, avec plus ou moins le plein emploi, et des salaires relativement tolérables, peut être produite par les conditions de l'économie de guerre permanente (voir mon article Perspectives de l'économie de guerre permanente, dans Socialist Review, mai 1957), le réformisme a aussi des racines économiques là où l'économie de guerre impérialiste remplace l'expansion impérialiste.
L’économie de guerre
Pendant les années trente, face à la profonde crise économique mondiale, au chômage et au fascisme, il semblait que les fondements du réformisme étaient ébranlés à jamais. A cette époque, essayant de présager l'avenir, Trotsky écrivit:
«A l'époque du capitalisme décadent, en général, il ne peut y avoir de réformes sociales systématiques et d'élévation du niveau de vie des masses, lorsque toute revendication sérieuse du prolétariat et même de la petite-bourgeoisie dépasse inévitablement les limites des rapports de propriété capitalistes et de l'Etat bourgeois» (cf. L'Agonie du Capitalisme).
Si des réformes sérieuses ne sont plus possibles sous le capitalisme, alors le glas de la démocratie parlementaire bourgeoise a sonné et la fin du réformisme est proche. Selon Trotsky, la guerre, en tant que facteur d'aiguisement des contradictions du capitalisme, conduirait à l'accélération de ce processus.
Pourtant, la réalité a démenti le pronostic de Trotsky. La guerre et l'économie de guerre permanente insufflèrent une nouvelle vigueur au capitalisme et, par conséquent, au réformisme dans nombre de pays capitalistes occidentaux.
En elle même, la dépendance croissante du réformisme par rapport à l'économie de guerre permanente montre sa faillite et la nécessité de renverser par la révolution le capitalisme et de ses jumeaux (l'économie de guerre permanente et le réformisme). Cependant, cette faillite du réformisme n'est pas encore manifeste pour chaque travailleur dans son expérience quotidienne. Comme j'essayais de le montrer dans mon article du numéro de mai de Socialist Review, il faudra quelques années avant que l'économie de guerre permanente porte gravement atteinte à la situation des travailleurs, et par conséquent, conduise au dépérissement des racines du réformisme.
Pour que ceci se produise, il n'est, bien entendu, pas nécessaire que le niveau de vie des travailleurs soit réduit à zéro. Un travailleur américain réagirait durement s'il risquait de perdre sa voiture et sa télévision bien que les travailleurs d'autres pays considèrent ces choses comme un luxe qui dépasse l'imagination. Dans la mesure où des réformes anciennes sont considérées comme des nécessités, on s'attend à ce qu'une série de nouvelles réformes soit le cours naturel des choses. L'appétit vient en mangeant. Pourtant, lorsque le capitalisme déclinera au point que toute revendication sérieuse de la classe ouvrière soit de trop, le glas sonnera pour le réformisme.
Pour comprendre l'avenir du mouvement socialiste, il est nécessaire d'avoir une compréhension réaliste des fondements du réformisme, de sa force et de sa profondeur, aussi bien que des facteurs qui le minent. Comme disait Engels il y a plus de cent ans :
« La situation de la classe ouvrière est le fondement véritable et le point de départ de tout mouvement social à l'heure actuelle ... La connaissance de la situation des prolétaires est absolument nécessaire pour fournir une base solide aux théories socialistes...» (cf. Préface à la situation des classes laborieuses en Angleterre).
Bien sûr, même lorsque les racines économiques du réformisme dépériront, le réformisme ne mourra pas de lui même. Beaucoup d'idées persistent long- temps après la disparition des conditions matérielles qui les ont produites.
Le renversement du réformisme sera le fruit d'une action révolutionnaire consciente et d'une importante propagande et agitation socialistes. Le travail des socialistes sera facilité par l'aiguisement futur des contradictions du capitalisme.
Toute lutte de la classe ouvrière, aussi limitée qu'elle soit, augmente la confiance de cette classe en elle-même, approfondit son éducation, et sape ainsi le réformisme. La tâche principale des vrais socialistes est d'unifier et de généraliser les leçons tirées des luttes de tous les jours. Ainsi pourront-ils combattre le réformisme.