1952

« De même que la propriété par un groupe d'actionnaires d'une entreprise capitaliste s'accompagne du droit de voter au sujet de son administration et de décider la nomination ou le renvoi de ses directeurs, la propriété sociale de la richesse d'un pays doit s'exprimer par le pouvoir donné à la société de décider de son administration ainsi que de la nomination ou du renvoi de ses dirigeants. Les « démocraties populaires » sont basées sur des conceptions différentes. Une dictature policière et bureaucratique s'est établie au-dessus du peuple et demeure indépendante de la volonté de celui-ci, tout en prétendant gouverner au nom de ses intérêts. »

Tony Cliff

Les satellites européens de Staline

PREMIÈRE PARTIE – L'ÉCONOMIE DES SATELLITES RUSSES
Chapitre premier — Les changements dans la propriété — La réforme agraire

1952

L'examen des conditions économiques régnant dans les satellites staliniens doit commencer par celui des changements apportés dans les rapports de propriété après la chute du régime de Hitler et de ses vassaux dans les pays de l'Est et du Sud-Est de l'Europe. La grande majorité des populations de ces pays vivant de l'agriculture1, il convient d'étudier en premier lieu les transformations subies par la propriété foncière.

Une croyance très largement répandue veut que le régime féodal, caractérisé par l'existence des vastes domaines fonciers, prévalut à l'est de l'Elbe jusqu'à l'arrivée de l'armée soviétique. Elle est due en partie à l'ignorance, mais aussi à la propagande exercée depuis la guerre par les gouvernements de cette région, en vue de peindre au plus noir les anciens rapports de propriété et de donner une importance encore plus grande aux réformes agraires accomplies par eux. Elle n'en est pas moins erronée, car, avant la deuxième guerre mondiale, voire avant la première, une série de réformes avaient déjà largement transformé le système de tenure de la terre. D'autre part, il serait inexact de sous-estimer l'étendue de celles qui ont été accomplies depuis la fin des hostilités.

Si l'on veut apprécier correctement l'ampleur des réformes agraires dans chacun de ces pays, il faut examiner ceux-ci séparé­ment, quoique le manque de place nous contraigne à ne donner qu'un bref exposé des faits. Nous commencerons par ceux où les changements dans les rapports de propriété après la deuxième guerre mondiale ont été les moins importants et terminerons par ceux où ils l'ont été le plus. Nous suivrons ainsi la chronologie de l'Histoire, car les premiers sont ceux où ces changements avaient été les plus considérables avant la guerre, et les derniers ceux où ils l'avaient été le moins.

Bulgarie

La révolte nationale de 1878 détruisit le régime féodal. Les beys ottomans s'enfuirent pour sauver leur vie, abandonnant à leurs serfs bulgares, en pleine et libre propriété, la terre qu'ils cultivaient jusque-là. Le gouvernement d'Union agraire d'Alexandre Stamboulisky (1920-1923) balaya les quelques survi­vances féodales qui n'avaient pas été éliminées en 1878. Ce gouver­nement fixa un maximum de 30 hectares de terre pour chaque famille (c'est-à-dire une surface plus petite que celle fixée comme un maximum dans n'importe quel autre pays, la Bulgarie d'après la deuxième guerre mondiale exceptée). L'instabilité politique de ce gouvernement, s'achevant par un coup d'État militaire, par le meurtre de son chef et par celui de dizaines de milliers de paysans et d'ouvriers, eut pour résultat d'empêcher la pleine application de cette loi du maximum, de sorte qu'une certaine concentration de la propriété s'effectua après 1923. La Bulgarie n'en resta pas moins un pays possédant très peu de domaines supérieurs à 30 hectares, autrement dit un pays de petite propriété paysanne par excellence.

POSSESSION DE LA TERRE EN BULGARIE AVANT LA RÉFORME DE 1944 (EN %)


Moins de 5 ha.

5 à 10 ha.

10 à 30 ha.

30 à 50 ha.

Plus de 50 ha.


_

_

_

_

_

Nombre de propriétaires

63,1

26,2

10,3

0,3

0,1

Surface

30,0

36,9

29,5

2,0

1,6

L. Bojkoff, La Bulgarie n'est pas seulement le pays des roses, Sofia, 1946, p. 69)


Dans La Démographie économique de l'Europe orientale et méridionale (Société des Nations, Genève, 1945), Wilbert E. Moore indique un pourcentage encore plus bas pour la grande propriété : en 1934, 2,7 % de la terre seulement étaient entre les mains de gens possédant plus de 30 hectares chacun (p. 251).

Il existait très peu de tenanciers en Bulgarie. Selon un rapport officiel en date du 31 décembre 1926, la terre cultivée à bail cons­tituait seulement 1 % de celle cultivée en propriété (O.S. Morgan, Agricultural Systems of Middle Europe. A Symposium, New York, 1933, p. 50). Le nombre des ouvriers agricoles était également négligeable.

Après la deuxième guerre mondiale, le gouvernement commu­niste fixa un nouveau maximum de 20 hectares pour tout le pays, sauf pour la Dobroudja, où le maximum fixé par Stamboulisky demeura en vigueur. Il espérait accroître ainsi son influence sur les paysans, mais les résultats positifs de cette réforme furent peu sensibles. Le premier ministre, Georgi Dimitrov, déclara dans son rapport au deuxième congrès du Front patriotique (2-3 février 1948) que « 127 000 familles avaient reçu 1 258 000 décares [1/10 d'hectare] en exécution de la réforme agraire, 7 863 avaient reçu des logements et environ 12 000 décares de terre, tandis que 71 000 décares étaient distribués entre 381 fermes, établissements et institutions d'État » (IIe Congrès du Front patriotique, Sofia, 1948, p. 42). Ainsi donc, 1 341 000 décares, soit 134 100 hectares, furent distribués au total. Comme la surface de la terre arable dans tout le pays était de 7,8 millions d'hectares en 1947, la redistribution fut relativement de faible importance. La réforme agraire affecta seulement environ 3 % de la terre cultivable.

Les statistiques sur la propriété foncière avant et après cette réforme montrent combien elle demeura limitée :

TERRE CULTIVÉE (en %)


1926

1934

1946


_

_

_

Petites fermes

28,62

28,90

30,70

Moyennes fermes

41,63

41,13

40,60

Grandes fermes

29,75

29,97

28,70

Le professeur Petko Spirkov, qui cite ce tableau, en tiré la conclusion évidente: «...Il n'y a pas eu pratiquement de change­ment dans la distribution de la terre au cours de la période 1926-1946 » (« Structure par classes de notre village », La Bulgarie libre, Sofia, 15 mars 1949).

Yougoslavie

La Serbie obtint virtuellement son indépendance nationale en 1830 et la pleine souveraineté en 1877. Les propriétaires fonciers ottomans s'enfuirent alors, laissant la terre aux anciens serfs, comme en Bulgarie, de sorte que, bien des années avant la pre­mière guerre mondiale, la Serbie était un pays de petits paysans, avec très peu de tenanciers ou de travailleurs agricoles. Une situation analogue se créa au Monténégro et en Dalmatie par leur union avec la Serbie (1918). Il ne demeura de grands domaines, à partager, entre les deux guerres, qu'en Croatie et en Slovénie, qui furent arrachés à l'empire des Habsbourg et ajoutés à la Yougoslavie en 1918. Dans ces régions, en conséquence de la loi agraire de 1919 et d'un certain nombre d'autres qui suivirent, 1 805 000 hectares furent répartis entre 497 000 familles de paysans (O. S. Morgan, op. cit., p. 361). Ce chiffre représentait environ le quart de la surface totale de la Croatie et de la Slovénie et à peu près 12,5 % de toute la terre cultivable de la Yougoslavie.

La surface agricole de celle-ci était ainsi distribuée avant la deuxième guerre mondiale :

Moins de 2 ha.

2-5 ha.

5-10 ha.

10-20 ha.

20-50 ha.

Plus de 50 ha.

6,5 %

21,5 %

27 %

22,3 %

13 %

9,6 %


En août 1945, la République fédérative de Yougoslavie pro­mulgua une série de lois fixant à 45 hectares la surface maximum de terre qu'il était permis à quiconque de posséder, 30 à 35 pou­vant être arables avec 15 à 10 de forêt, ou bien la totalité arable. Tous les colons allemands et les anciens collaborateurs de l'ennemi furent expropriés, et les propriétés foncières des banques, des sociétés par actions et de l'Église2 revinrent à l'État.

Le résultat définitif de la réforme ne fut pas considérable. Environ 850 000 hectares changèrent de main, c'est-à-dire sensi­blement 6 % de la terre cultivable de la Yougoslavie (et la moitié appartenait à des paysans allemands, qui furent expulsés, bien qu'ils fussent établis dans le pays depuis des siècles).

Roumanie

Dans l'ancien royaume de Roumanie et dans les territoires qu'il annexa à la suite de la première guerre mondiale (Transyl­vanie, prise à la Hongrie, et Bessarabie, prise à la Russie), une réforme agraire de grande amplitude fut effectuée après ce conflit. Au total, 20 976 grands domaines, représentant une sur­face de 6 008 098 hectares, furent expropriés et partagés entre 1 368 978 paysans. La distribution se fit de la manière suivante :


AVANT LA RÉFORME

APRÈS LA RÉFORME


Moins

Plus

Moins

Plus


de 100 ha.

de 100 ha.


_

_

Ancien royaume

4 593 148

3 397 851

7 369 549

621 450

Bessarabie

2 337 811

1 844 539

3 829 731

352 619

Transylvanie

4 689 855

2 751 457

6 363 664

1 087 648

Bukovine

405 000

115 000

480 967

39 033

Total

12 025 814

8 108 847

18 033 911

2 100 750

En %

59,77

40,23

89,56

10,44

O. S. Morgan, Ibid, p. 323


Les différences sociales et nationales étaient très sensiblement les mêmes dans les provinces annexées à la Roumanie après la première guerre mondiale, les propriétaires terriens étant des Hongrois et la plupart des paysans des Roumains. Les paysans appartenant aux minorités nationales ne furent pas exclus des distributions exécutées par les gouvernements roumains, bien que ceux-ci fussent loin d'avoir des vues internationalistes. En Transylvanie, en Bessarabie et en Bukovine, 206 165 familles paysannes appartenant à ces minorités reçurent des terres en même temps que 532 700 familles roumaines.

Une quantité considérable de terres changèrent de main après le premier conflit mondial : les paysans pauvres perdirent beau­coup au profit des plus riches, cependant la propriété foncière demeura moins concentrée qu'avant 1918.

La seconde guerre mondiale fit passer la Bessarabie et la Buko­vine à la Russie. A l'intérieur des nouvelles frontières de la Roumanie, les domaines de plus de 100 hectares (calculés d'après le tableau précédent) représentaient une surface de 1 709 098 hectares, soit 11,07 % de tout le pays. Les propriétés de plus de 50 hectares (environ 1 970 300 h. au total) comprenaient 17,5 % de toute la surface agricole (Roumanie, ministère de l'Information, La Réforme agraire en Roumanie, 1946, p. 16).

La loi de réforme du 22 mars 1945 fixa la surface maximum des propriétés à 50 hectares. Les gens en possédant plus durent céder l'excédent. Les biens de l'Église, ceux de l'État et ceux de la maison royale firent exception, mais ces derniers, représentant une surface de 132 112 hectares, furent expropriés après l'abdi­cation du roi Michel (décembre 1947). Tous les domaines des Allemands (colonies paysannes de la Transylvanie) furent confisqués, ainsi que ceux des « traîtres et criminels de guerre ».

Avant septembre 1947, la réforme agraire affecta environ 1 400 000 hectares et, après cette date, par la répartition des domaines royaux, 1 600 000 hectares au total, soit à peu près 10 % de la surface agricole de la Roumanie, ou un tiers de la surface qu'avait touchée la réforme effectuée au lendemain du premier conflit mondial.

Tchécoslovaquie

En conséquence de la bataille de la montagne Blanche (1620), la noblesse tchèque fut presque complètement anéantie et rem­placée par des propriétaires terriens allemands et catholiques. Aussi, lors de la constitution de la République tchécoslovaque, il existait sur son territoire des grands propriétaires allemands et des paysans tchèques et, dans le pays des Sudètes (zone fron­tière), les propriétaires et les paysans étaient en majorité alle­mands. En Slovaquie (prise sur la part hongroise de l'empire des Habsbourg), il y avait des propriétaires magyars et des paysans slovaques, ainsi qu'en bordure de la Hongrie des propriétaires et des paysans hongrois. La question agraire et la question nationale ne faisaient donc qu'une, comme dans d'autres parties de l'ancien empire austro-hongrois : des propriétaires magyars exploitaient des paysans slovaques, roumains, croates et ruthènes ; des propriétaires allemands exploitaient des paysans tchèques, ruthènes, Slovènes et polonais.

Une loi agraire fut promulguée en 1919. Elle prévoyait le par­tage de tous les domaines de plus de 100 hectares de terre arable, mais elle ne fut appliquée que partiellement et sans grande énergie. Il en résulta cependant que 1 700 000 hectares furent expropriés, soit 12 % de la surface agricole de la Tchécoslovaquie. Au 1er janvier 1937, 1 272 934 avaient été distribués. En 1930,13,8 % delà surface agricole demeuraient à l'intérieur de domaines de plus de 100 hectares. Ce furent principalement les propriétaires hongrois et allemands qui furent dépossédés ; les paysans hongrois et allemands, tenanciers et ouvriers agricoles, non seulement ne perdirent pas leurs biens, mais bénéficièrent même de la distribution. Comme l'écrit Mlle L. E. Texter : « Le fermier allemand reçut même de la terre appartenant à un propriétaire tchèque » (Land Reform in Czechoslovakia, Londres, 1923, cité par E. wiskemann, Czechs and Germans, Londres, 1938, p. 152).

En 1945 (en exécution des décrets des 19 mai 1945, 21 juin 1945, 20 juillet 1945 et 3 septembre 1945), une surface de 2 600 000 hectares fut enlevée aux Allemands, propriétaires fonciers et paysans également. Aucune terre appartenant à des non-Alle­mands ne fut pratiquement touchée en Bohême et en Moravie. En conséquence de la réforme agraire de Slovaquie, 300 000 hectares furent expropriés, dont les deux tiers appartenaient à des Hon­grois et à des Allemands.

Pendant deux ans, le gouvernement s'abstint de prendre les biens des propriétaires fonciers tchèques et slovaques. La réforme agraire fut identifiée à la lutte nationale de tous les Slaves — Tchèques aussi bien que Slovaques — contre les Allemands et les Hongrois.

Ultérieurement, il fut nécessaire de réduire la surface maximum de la propriété pour préparer la voie à l'extermination totale de la bourgeoisie en Tchécoslovaquie et l'intégration du pays dans l'empire russe. Le 11 juillet 1947, le maximum de 100 hectares fixé en 1919 fut réduit à 50 et, en conséquence, 919 000 nouveaux hectares furent distribués.

Ainsi, jusqu'en juillet 1947, le partage des terres visa à réaliser une colonisation intérieure par l'expropriation des propriétaires « étrangers », et l'ampleur de la seconde vague de partages attei­gnit seulement environ un quart de celle de la première.

Pologne

Après la première guerre mondiale, le gouvernement polonais effectua certaines réformes agraires qui restèrent cependant assez timides. La surface maximum de propriété fut fixée à 180 hectares de terre arable, sauf dans les banlieues des villes, où elle fut de 60 hectares, et dans les provinces orientales, où elle était de 300 hectares. Si les propriétaires fonciers de ces dernières régions furent ainsi favorisés, ce fut parce que leurs paysans apparte­naient aux minorités nationales : Ukrainiens et Blancs-Russes. Le gouvernement devait désigner chaque année les grands domaines à partager. En fait, les grands propriétaires polonais réussirent, en agissant en coulisse, à échapper à cette réforme. Entre 1919 et 1938, la distribution des terres porta sur 2 654 000 hectares. (F. zweig, Poland between two wars, Londres, 1944, p. 133).

Il en résulta qu'une partie assez importante de la terre demeura entre les mains des grands propriétaires. En 1931, les fermes de plus de 50 hectares groupaient environ 4 600 000 hectares, soit 18 % de la superficie arable du pays. Mais, comme chaque propriétaire pouvait posséder plusieurs fermes de moins de 50 hectares, le chiffre précédent était, en réalité, sensiblement plus élevé. Nous ne possédons pas de statistiques à ce sujet (le gouvernement polonais ayant essayé de farder la manière réac­tionnaire et hésitante avec laquelle fut effectuée la distribution des terres), de sorte qu'il est impossible de calculer avec précision la surface couverte par les propriétés de plus de 50 hectares. Il est cependant prouvé que les partages réalisés entre les deux guerres portèrent sur 2 600 000 hectares et qu'une surface sen­siblement double demeura intouchée.

Les modifications de frontière provoquées par le deuxième conflit mondial transformèrent radicalement les rapports de propriété. La Pologne perdit sa partie orientale, région de grands domaines, et gagna à l'ouest de nouveaux territoires où — après l'expulsion de 8 500 000 Allemands — la densité de la population devint très faible.

Les décrets du 6 septembre 1944 et du 17 janvier 1945 pro­noncèrent l'expropriation de tous les Allemands et de tous les traîtres ; ils fixèrent à 50 hectares le maximum de terre arable pouvant être possédé dans l'ancienne Pologne et à 100 hectares dans les « territoires retrouvés ». Les biens de l'Église ne furent pas touchés. Les propriétaires polonais de plus de 50 hectares ne reçurent qu'une très faible indemnisation pour l'excédent : l'équivalent d'une récolte de blé. Aux termes de ces décrets, la surface à partager dans l'ancienne Pologne s'éleva à 3 485 600 hec­tares, dont 2 131 285 de terre agricole (forêts exclues, routes, etc.). Sur ce total, 1 269 943 appartenaient à des propriétaires polonais et 909 357 à des propriétaires allemands. Dans les territoires de l'Ouest, 6 707 000 hectares de terre arable furent pris aux Allemands et soit distribués aux paysans polonais (4 004 900 hec­tares), soit convertis en fermes d'État, en écoles d'agriculture, etc. Ainsi donc, la colonisation intérieure ou l'expropriation sur une base nationaliste constitue, plus encore qu'en Tchécoslo­vaquie, la clef des changements survenus en Pologne dans la propriété foncière.

Hongrie

La Hongrie, contrairement à ses voisins, n'entreprit aucune réforme agraire après la première guerre mondiale. Le gouver­nement communiste de Béla Kun (1919) ne partagea pas les grands domaines entre les paysans ; ce fut une des grosses erreurs qui rendirent facile la victoire de la Terreur blanche. Si la terre avait été partagée, elle le serait restée même après la chute de Béla Kun. Aucune puissance terrestre n'aurait pu modifier le fait. Mais, par un paradoxe de l'Histoire, c'est dans le seul pays de l'Europe de l'Est et du Sud-Est qui eût à cette époque un gouvernement communiste que la structure féodale de la propriété foncière demeura inchangée.

Le tableau suivant montre la répartition de la terre en Hon­grie en 1930 :


NOMBRE DE FERMES

SURFACE TOTALE

SURFACE MOYENNE


Milliers

%

Milliers de yokes3

%

en yokes

Moins de 1 yoke

552

34,5

287

1,8

0,52

1 à 2 yokes

278

17,4

428

2,7

1,54

2 à 5 yokes

313

19,6

1 034

6,5

3,30

5 à 10 yokes

200

12,5

1 460

9,2

7,30

10 à 20 yokes

157

9,8

2 241

14,0

14,27

20 à 100 yokes

84

5,3

3 093

19,4

36,82

Plus de 100

14

0,9

7 390

46,4

527,88

Total

1598

100

15 933

100

10,00

(Institut agraire international, Six ans de crise agraire, Moscou, 1935, p. 109.)


Ainsi, il existait, d'une part, 1 143 000 propriétés minuscules (71,5 % du total des fermes) de moins de 5 yokes, représen­tant 11 % de la surface d'ensemble, et, d'autre part, 14 000 grands domaines (0,9 % du total des fermes) repré­sentant jusqu'à 46,4 % de cette surface.

Les temps étaient plus que mûrs, après la deuxième guerre mondiale, pour l'abolition de ces grands domaines exploitant la masse des petits fermiers et des ouvriers agricoles.

Le 17 mars 1945, le gouvernement hongrois promulgua une loi confisquant les biens de la noblesse dépassant 50 hectares, ceux de l'Église outrepassant cette surface et ceux des paysans excé­dant 100 hectares. Le maximum de la propriété individuelle fut fixé à 100 hectares, sauf pour ceux qui s'étaient distingués au cours de la lutte contre les Allemands, le maximum étant porté, pour eux, à 150 hectares. Ce qu'on appelait les « fermes modèles », c'est-à-dire les vignobles, les vergers et autres cultures intensives, fut soustrait au partage. Il en résulta la distribution entre 640 000 familles de 5 700 000 yokes4, c'est-à-dire plus d'un tiers de la terre cultivée dans le pays. Il y eut donc en Hongrie une véritable révolution dans les rapports de la propriété agricole.

Résumons les modifications survenues dans ce domaine depuis la fin de la deuxième guerre mondiale : en Hongrie, la transfor­mation produite par l'élimination des grands domaines fut considérable et constitua vraiment une mesure progressiste ; en Roumanie, la réforme agraire fut le complément de celle, beau­coup plus vaste, qui avait eu lieu après la première guerre mon­diale; elle eut moins d'ampleur, mais le même caractère ; en Tché­coslovaquie et en Pologne, les changements furent surtout une action de colonisation intérieure et d'expropriation de millions d'Allemands et de Hongrois ; en Yougoslavie et en Bulgarie, ils n'eurent qu'une importance relativement très faible.

Notes

1 Voici les pourcentages des populations se consacrant à l'agriculture à la pêche, à l'exploitation des forêts : Bulgarie (1934), 80 % ; Yougoslavie (1931), 79 % ; Roumanie (1930), 78 % ; Pologne (1931), 65 % ; Hongrie (1930), 53 % ; Tchécoslovaquie (1930), 38 %.

2 Chaque congrégation fut cependant autorisée à conserver 10 hectares.

3 1 yoke = 0,575 hectare.

4 Sur ce total, 456 000 yokes seulement appartenaient à des Allemands qui furent expulsés du pays. Tout le reste appartenait à de grands propriétaires hongrois.

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