1971 |
"Nous prions le lecteur de n’y point chercher ce qui ne saurait s’y trouver : ni une histoire politique de la dernière République espagnole, ni une histoire de la guerre civile. Nous avons seulement tenté de serrer au plus grès notre sujet, la révolution, c’est-à-dire la lutte des ouvriers et des paysans espagnols pour leurs droits et libertés d’abord, pour les usines et les terres, pour le pouvoir politique enfin." |
La révolution espagnole, à l’ordre du jour depuis cinq ans, explose au cours de la riposte largement spontanée au coup d’état militaire. En quelques heures, face aux mercenaires et aux troupes de l’armée régulière et de la police, c’est l’initiative qui a compté, l’imagination, l’esprit de sacrifice, en un mot l’action des masses plus que la stratégie des appareils des partis et syndicats : plus d’un militant, libertaire ou socialiste, anarcho-syndicaliste ou communiste, a pris en ces jours de fièvre des initiatives que condamnent les principes défendus par son organisation et même ses propres dirigeants. Mais la contre-révolution armée n’a pas été totalement vaincue. Elle l’a emporté dans un bon tiers de l’Espagne et est désormais en mesure de bénéficier de cette aide extérieure qu’elle s’est assurée au cours de la période de préparation. De plus, une fois terminés les combats de rue, les assauts des foules contre les casernes et les combats autour des barricades, la stratégie et les techniques militaires reprennent le dessus, et l’organisation prime sur les mouvements de foule c’est une guerre de mouvement qui va maintenant se livrer entre les deux Espagne, et l’armée de métier va pouvoir affirmer sa supériorité en ce domaine face aux milices révolutionnaires improvisées.
Et tout d’abord, les gouvernements allemand et italien, par leur prompte intervention, permettent aux nationalistes de surmonter deux de leurs principaux échecs : la défaite des militaires conjurés dans l’aviation et la marine militaires. Dès le 21 juillet, Hitler envoie aux Insurgés des avions de transport qui assurent, malgré le blocus de la flotte républicaine, le transport des troupes du Maroc à la péninsule.
L’aviation italienne et allemande intervient, mettant hors de combat par surprise le cuirassier Jaime I, protégeant les convois maritimes qui transportent les renforts à la zone nationaliste. Simultanément, les grandes compagnies pétrolières internationales prennent position : les compagnies britanniques, la Vacuum Oil Company de Tanger, interdisent toute vente de carburant aux bateaux de guerre qui se sont mutinés contre leurs officiers et, dès le 18 juillet, le président américain de la Texas Oil Company ordonne aux cinq pétroliers partis pour des livraisons en Espagne de se diriger vers des ports tenus par les généraux nationalistes à qui il accorde immédiatement de larges facilités de crédit. Une coalition internationale se noue contre la révolution espagnole, parce qu’elle est une menace directe pour les intérêts capitalistes en Espagne, une résurgence inquiétante du danger révolutionnaire en Europe.
Le gouvernement Giral se tourne vers la France où vient d’accéder au pouvoir un gouvernement de Front populaire présidé par Léon Blum. Les accords internationaux entre les deux gouvernements, la sympathie de principe que l’on pouvait imaginer entre eux, rendaient vraisemblable une aide française. Or il n’en est rien. D’abord parce que, à l’intérieur même du gouvernement de Front populaire, les ministres radicaux, représentants de la bourgeoisie et porte-parole des chefs de l’armée, s’opposent avec vigueur à toute intervention qui pourrait signifier une aide indirecte à une révolution que la grande presse dénonce avec une extraordinaire violence. Ensuite parce que, prisonnier de l’alliance anglaise, le gouvernement français est tributaire du gouvernement conservateur de Londres avant tout préoccupé de la sauvegarde des intérêts capitalistes en Espagne, effectivement plus menacés par les travailleurs en armes que par les généraux insurgés, et, de toute façon, disposé à traiter avec les généraux espagnols comme il l’est à le faire avec Hitler et Mussolini. Le gouvernement Blum prend alors l’initiative d’un pacte de « non-intervention » qu’il présente comme le moyen de mettre fin à l’intervention italo-allemande en évitant les risques internes et externes d’une intervention française. Le 8 août, le gouvernement Blum ferme la frontière des Pyrénées à tout trafic de matériel militaire ; presque simultanément, le gouvernement américain interdit toute vente de matériel militaire, tout en autorisant les ventes du pétrole de la Texaco qu’il ne considère pas comme produit stratégique. Le Portugal de Salazar, terrorisé par le soulèvement ouvrier et paysan, solidaire de l’oligarchie espagnole et des intérêts britanniques, se transforme en base d’opérations pour les nationalistes. L’Espagne est seule. Le gouvernement d’Union soviétique exprime, certes, dans des déclarations officielles, sa sympathie pour un gouvernement « démocratique et épris de paix » que viennent d’agresser les puissances fascistes. Mais il est en train de traverser une période difficile. Quelques jours après le début de la guerre civile espagnole, commence à Moscou le premier des procès dirigés contre la vieille garde bolchevique, Zinoviev et Kamenev, présents dans le box des accusés, et Trotsky, bête noire du régime stalinien. Comment envisager un soutien sans conditions à un régime nominalement « républicain » où socialistes de gauche, anarchistes et communistes antistaliniens jouent les premiers rôles ? L’union soviétique adhère, elle aussi, au pacte de non-intervention, et ce n’est d’ailleurs qu’à la fin du mois d’août que se nouent entre elle et l’Espagne républicaine des relations diplomatiques normales, avec l’arrivée à Madrid de l’ambassadeur soviétique Marcel Rosenberg. Finalement seul le Mexique du président Cardenas acceptera, à son honneur, d’aider le gouvernement de la République espagnole.
Dans ces conditions, les premiers succès des milices ouvrières et paysannes demeurent sans lendemain. Imbattables sans doute dans les combats de rue, pour leurs faubourgs et leurs villages, elles sont inaptes aux manœuvres nécessaires en rase campagne. Formées de volontaires enthousiastes et individualistes, elles manquent de la formation technique élémentaire, de cadres compétents, de la discipline minimale même. Surtout, elles se battent en ordre dispersé, sans plan, sans articulation d’un secteur sur un autre, et, très rapidement, il devient évident que les milices ne peuvent espérer aucun succès en dehors de l’établissement d’un commandement unique qu’elles refusent de se donner et que le gouvernement est bien incapable de leur fournir.
Dès la première semaine d’août, une offensive nationaliste vers Badajoz, appuyée sur la complicité portugaise, est couronnée de succès : les deux zones nationalistes se rejoignent. Presque simultanément commence une offensive contre les villes du nord : Irún, puis Saint-Sébastien, tombent après une résistance désespérée mais incohérente. Partout l’avance des nationalistes s’accompagne de massacres massifs, d’une répression féroce, dont les meurtres de Badajoz deviennent le symbole. Début septembre, Franco, devenu général en chef de l’armée nationaliste depuis la mort accidentelle de Sanjurjo au jour du soulèvement, peut préparer l’offensive, que tous les observateurs jugent décisive, contre Madrid dont la chute semble annoncée tant par les débâcles soudaines qui éparpillent les milices devant des forces motorisées et des attaques aériennes qu’elles ne savent ni souvent ne peuvent affronter, que par le lamentable exode des foules paysannes devant l’avance des troupes nationalistes.
Une fois dissipée l’ivresse de l’illusion lyrique de la bataille révolutionnaire dans les rues des grandes villes, la réalité des rapports de classes surgit à nouveau sous la double forme de l’isolement de l’Espagne et de l’entrée en action, contre les milices, d’une machine de guerre moderne, supérieurement entraînée et équipée. Gagner la guerre devient la nécessité première, la condition de la poursuite de la révolution, et, de manière inattendue, mais logique, des mots d’ordre comme « discipline » et « unité de commandement » sont repris par tous les révolutionnaires, quels qu’ils soient, qui comprennent ce que signifierait concrètement la victoire des troupes franquistes.
C’est dans ce contexte que se pose le problème de l’État et du pouvoir politique. Les socialistes de droite. derrière Prieto, soulignent qu’une Espagne révolutionnaire ne saurait espérer aucune aide extérieure. Il importe donc pour eux d’éviter ce que Prieto appelle les « outrances révolutionnaires », qui ne servent à leurs yeux qu’à justifier l’abstention des gouvernements « démocratiques » de Londres et de Paris. C’est le même thème que reprennent les dirigeants communistes, affirmant qu’il ne saurait être question de lutter pour une Espagne socialiste, mais seulement « pour une république démocratique avec un contenu social étendu », « la défense de l’ordre républicain dans le respect de la propriété ». La lutte n’est pas, selon eux, entre révolution et contre-révolution, socialisme et oligarchie, mais entre démocratie et fascisme, ce qui rend à tout prix nécessaire le maintien du Front populaire et de l’alliance avec les républicains bourgeois, le respect des institutions légales, de la démocratie parlementaire et du gouvernement. Pour les hommes qui défendent ces thèses et entendent ainsi poursuivre à travers la guerre civile la politique qui a fait faillite entre février et juillet, les désastres de l’été, les faiblesses de l’armée révolutionnaire fournissent des arguments inépuisables : il s’agit, disent-ils, « d’abord de gagner la guerre », et la révolution viendra plus tard.
Tel n’est pas le point de vue pourtant des ouvriers et des paysans espagnols qui n’ont pas séparé la lutte les armes à la main de leurs revendications, qui font la guerre pour faire triompher la révolution, et la révolution pour gagner la guerre. C’est leur pression qu’exprime sans aucun doute Largo Caballero quand il écrit « La guerre et la révolution sont une seule et même chose. Non seulement elles ne s’excluent ni ne se gênent, mais elles se complètent et renforcent l’une l’autre. Le peuple n’est pas en train de se battre pour l’Espagne du l6 juillet, sous la domination sociale de castes héréditaires, mais pour une Espagne dont on aurait extirpé toutes leurs racines. Le plus puissant auxiliaire de la guerre, c’est l’extinction économique du fascisme. C’est la révolution à l’arrière, qui donne assurance et inspiration à la victoire sur les champs de bataille » [1]. Tel est aussi le point de vue du POUM qui, par la bouche d’Andrés Nín, affirme que « contre le fascisme, il n’y a qu’un moyen efficace de combattre : la révolution prolétarienne » [2].
Quant aux anarchistes, ayant décidé de renoncer à tenter d’imposer le communisme libertaire, c’est-à-dire leur propre dictature, ils n’ont d’autre problème à se poser que de savoir s’ils collaboreront au gouvernement que formeront les autres organisations, quelle qu’en soit la forme - puisque, de toute manière, cette participation constitue une rupture avec leur traditionnelle opposition à toute forme de pouvoir, le sacrifice qu’ils sont en définitive, depuis les journées de juillet, prêts à consentir comme prix de la victoire militaire.
On ignore encore aujourd’hui dans quelles conditions Largo Caballero, que beaucoup considéraient comme candidat à la direction d’un gouvernement ouvrier, et qui avait insisté sur la nécessité de se débarrasser du gouvernement Giral, accepta finalement de prendre la tête d’un gouvernement de Front populaire, comprenant les républicains bourgeois, les socialistes, les communistes, l’UGT, et que rejoindront, deux mois après, quatre ministres de la CNT - gouvernement « légal », constitué dans les formes, sur la proposition du président Azaña, dont le programme de « défense de l’Espagne contre le fascisme » appelle l’« union des forces qui luttent pour la légalité républicaine » et au « maintien de la république démocratique » [3]. Quelques jours après, les révolutionnaires catalans s’inclinent à leur tour, adoptant simultanément la dissolution du Comité central des milices antifascistes et la collaboration à un gouvernement de la Généralité que préside le républicain Tarradellas, où des hommes de la CNT prennent les portefeuilles de l’Economie, du Ravitaillement et de la Santé, et le leader du POUM, Andrés Nín, celui de la Justice. Ainsi que l’écrira, quelques années plus tard, un modéré : « La situation normale était rétablie » [4]. En réalité, la formation de ces gouvernements de coalition, la participation des dirigeants révolutionnaires ou considérés comme tels, répondaient au moins autant à la nécessité de présenter aux démocraties occidentales un visage « respectable » de gouvernement républicain légitime sollicitant une aide normale contre l’agression fasciste, qu’à celle d’obtenir la caution des organisations révolutionnaires pour un « retour à la normale » justifié par les nécessités de la guerre, mais qui impliquait une lutte active contre la plupart des conquêtes de la révolution.
Dès leur entrée en fonction, les gouvernements Largo Caballero à Madrid et Tarradellas à Barcelone s’emploient en effet à « unifier » les organismes de pouvoir. Le conseil de la Généralité dissout tous les comités-gouvernement dès le 9 octobre et les remplace par des conseils municipaux constitués à son image. Claridad de son côté, proclame que « tous ces organes ont fini d’accomplir la mission pour laquelle ils avalent été créés » et ne peuvent plus être désormais que « des obstacles à un travail qui revient exclusivement au gouvernement de Front populaire ». Il faudra des mois avant de venir à bout de la résistance des partisans des comités : dans une première phase, transitoire, leurs dirigeants vivront la plupart du temps des titres officiels, de « gouverneurs », présidents de « conseils municipaux », voire, comme l’anarchiste Joaquin Ascaso en Aragon, de « délégué du gouvernement ».
C’est de la même façon qu’est réalisée la réforme de la justice, par Garcia Oliver à Madrid, Andrés Nín à Barcelone : le corps des magistrats, sévèrement épuré après la période de terreur révolutionnaire, est rétabli dans ses fonctions en qualité de « technicien de la Justice » opérant à l’aide de jurys formés de représentants des partis et syndicats. Les « milices révolutionnaires de l’arrière » sont unifiées par décret, placées sous le contrôle du ministre de l’Intérieur, contrôlées par des « conseils de la sûreté » formés de responsables politiques. Aux « gardes nationaux républicains » formés des débris reconstitués des anciennes unités fidèles de gardes civils ou d’assaut, s’ajoutent, sous l’égide du ministre des Finances, le corps nouveau des carabiniers, chargés en principe de la surveillance des frontières, en réalité force de police triée sur le volet. La militarisation des milices est réalisée pas à pas, d’abord avec la création d’un état-major, puis la mobilisation de deux classes et d’officiers et sous-officiers de réserve, par la pression que le gouvernement maintient sur les unités de milices au moyen de la répartition des armes. Les conseils de soldats sont supprimés, les termes militaires pour désigner les unités rétablis, les noms remplacés par des numéros ; grades et galons reparaissent et l’ancien Code de justice militaire est même remis en vigueur. Le corps des « commissaires politiques », « représentant la politique de guerre du gouvernement dans l’armée » et qui se substitue aux anciens délégués militants, sera l’instrument décisif de cette militarisation.
Le nouveau gouvernement s’emploie également, suivant sa propre expression, à « légaliser » les conquêtes révolutionnaires, ce qui est en même temps un moyen d’empêcher leur extension. Le gouvernement se donne le droit d’« intervención » dans les industries nécessaire à la guerre, fait admettre le principe de l’indemnisation des capitalistes expropriés, refuse le monopole du commerce extérieur et s’impose dans toutes les entreprises par l’intermédiaire du contrôle qu’exercent sur les banques les syndicats UGT. Enfin, un décret signé du communiste Uribe ministre de l’Agriculture, muet sur le problème crucial des baux et redevances, légalise l’expropriation sont indemnité et au profit de l’État des terres des factieux reconnus comme tels, et fait, du coup, peser sur des milliers de paysans l’éventuelle menace d’une restauration par un retour des propriétaires « non factieux ».
Le coup d’arrêt à la révolution porté par les nouvelles formations gouvernementales de type Front populaire coïncide avec le premier tournant de la guerre, le rétablissement de la situation militaire à travers la bataille pour Madrid. Trois facteurs, ici, sont capitaux. D’abord, l’aide matérielle russe, l’apparition, devant la capitale, de chars et de tanks russes, l’intervention d’une aviation fournie par le gouvernement de Moscou et entièrement contrôlée par lui. Ensuite, à l’initiative et sous le contrôle des différents partis communistes du monde, l’entrée dans l’arène, devant la capitale, des Brigades internationales formées de volontaires de tous pays venus combattre le fascisme. Le recours, enfin, provisoire, mais décisif, de la Junte de défense de Madrid, où dominent communistes et Jeunesses socialistes, aux méthodes les plus révolutionnaires d’organisation de la défense : langage de classe, appel à la notion de « révolution prolétarienne » et d’« internationalisme », constitution de comités de voisins, de maisons, d’îlots, de quartiers, répression de masse contre la « 5e colonne ». Madrid tient. Au mois de mars 1937, la grande victoire remportée à Guadalajara sur le corps expéditionnaire italien miné par la propagande révolutionnaire, organisée de main de maître par les communistes, marque le sommet de cette période au cours de laquelle « l’organisation et la discipline n’avaient pas tué l’enthousiasme et la foi, l’enthousiasme et la foi s’appuyaient aussi sur la discipline et l’organisation, sur les armes aussi... [5] ». A partir de cette date, la lutte contre la révolution en zone républicaine perdait en effet de plus en plus son visage démocratique.