Boukharine, Le socialisme dans un seul pays, UGE, 10/18, 1974, pp. 189-210. Source : les Cahiers du bolchevisme, n° spécial, 22-5-1925. Référence dans la bibliographie de W. Hedeler : n° 1102. |
|
1. - La ligne générale du communisme à l’égard des paysans fut indiquée, au second Congrès de l’Internationale Communiste, dans les thèses sur la question agraire rédigées par Lénine. Le IVe Congrès a une fois de plus confirmé ces thèses les complétant par quelques considérations découlant de l’expérience pratique ultérieure des partis communistes des différents pays. Les thèses du second Congrès restent à ce jour les directives que tous les partis affiliés à l’Internationale Communiste sont tenus de suivre.
2. - Actuellement, l’importance énorme de la question paysanne pour la révolution prolétarienne s’est avérée avec encore plus de relief. Plus le mouvement communiste devient international, plus les perspectives de la révolution mondiale du prolétariat deviennent claires, plus évidente apparaît la diversité de la marche concrète de la révolution, où la population paysanne des colonies ou des semi-colonies ainsi que les diverses couches paysannes des pays dits « civilisés » doivent jouer inévitablement un rôle de premier plan.
Du fait que la paysannerie constitue la majorité écrasante de l’humanité, la question de la lutte pour la paysannerie devient une des questions politiques centrales et du point de vue de la lutte du prolétariat pour le pouvoir et pour la consolidation de ce pouvoir et de ses bases économiques. Une question comme celle des colonies est, au fond, une question de rapport entre la ville mondiale et la campagne mondiale, qui souffre du triple joug de la propriété féodale, de l’exploitation capitaliste et de l’inégalité nationale.
3. - L’instabilité des rapports capitalistes pose la question paysanne avec une grande acuité également pour les classes dominantes, c’est-à-dire pour la bourgeoisie et les grands agrariens. Presque dans tous les pays, sous diverses formes, par diverses méthodes, en utilisant par exemple la social-démocratie, les classes dominantes s’efforcent en réalité de faire une tactique originale de front unique avec la paysannerie, dirigée contre le prolétariat. S’appuyant avant tout sur les couches paysannes les plus riches, les classes dominantes les utilisent pour renforcer leur influence sur tout le front paysan, afin de l’opposer au front révolutionnaire du prolétariat.
4. - D’autre part, dans l’U.R.S.S., où la classe ouvrière a su affermir sa domination grâce à son alliance avec les masses paysannes et à sa direction sur elles, toute la politique de la bourgeoisie et des partis contre-révolutionnaires quasi socialistes est misée sur une rupture entre le prolétariat et les paysans. Ainsi, le moment actuel rend la question paysanne extrêmement aiguë et exige de l’Internationale Communiste un travail particulièrement actif et réfléchi dans ce domaine. Poser clairement la question théorique agraire et paysanne et déployer une intense activité pratique, voilà deux conditions plus indispensables que jamais au succès des partis communistes.
5. - Le prolétariat est une des classes principales de la société capitaliste. Privé des moyens de production, louant sa force de travail, le prolétariat travaille la plupart du temps dans des conditions qui le groupent par le jeu même de la production capitaliste. Les conditions de son existence sociale (opposition diamétrale de ses intérêts à ceux de la bourgeoisie : absence de propriété privée, travail collectif et enfin augmentation numérique constante), font du prolétariat, en tant que classe, l’agent social de la Révolution communiste.
6.- La paysannerie, qui était autrefois la classe fondamentale de la société féodale, n’est plus dans la société capitaliste une classe au vrai sens du mot. Happée par les lois de l’économie marchande, entraînée dans l’orbite de l’exploitation capitaliste, la paysannerie, tout en conservant une couche plus ou moins stable de petits producteurs laborieux, se différencie sans cesse ; d’une part, elle dégage des salariés, chasse l’excédent de sa population dans les villes, où ces éléments se fixent, pour la plupart dans les rangs des ouvriers d’industrie ; d’autre part, elle dégage une bourgeoisie agricole qui abandonne de plus en plus l’économie dite « laborieuse » pour une économie capitaliste, c’est-à-dire employant systématiquement le travail salarié.
Ainsi, dans la société capitaliste, la paysannerie dans son ensemble, n’est pas une classe. Néanmoins, dans la mesure où nous avons une société qui passe du type féodal à un régime de production du type capitaliste, la paysannerie dans son ensemble se trouve également dans une situation contradictoire ; par rapport aux propriétaires féodaux, elle est une classe ; dans la mesure où elle est happée par les rapports capitalistes qui la rongent, elle cesse d’être une classe.
C’est pourquoi, dans les pays ayant beaucoup de survivance de la propriété foncière féodale, la paysannerie, dont les intérêts en tant que classe, sont en antagonisme flagrant avec les intérêts des propriétaires, peut, à une certaine étape de la révolution, être dans son ensemble l’alliée du prolétariat. Il en est ainsi tout d’abord dans les colonies et semi-colonies et de même dans les pays d’Europe économiquement arriérés où la révolution agraire contre la propriété foncière féodale, seulement en partie capitalisée, est encore à l’ordre du jour.
7. - La diversité des couches, voire même des classes sociales au sein de la paysannerie, la diversité des proportions entre ces couches et classes dans les divers pays, déterminée par des degrés divers d’évolution économique ; enfin, la variation de ces facteurs en fonction des constances historiques concrètes, rendent l’analyse des rapports de classes dans les campagnes particulièrement difficile et exigent une attention toute particulière.
8. - Le principal facteur qui oppose profondément les intérêts du prolétariat à ceux des gros paysans, ce sont les intérêts qui découlent de la propriété capitaliste, c’est-à-dire l’antagonisme entre l’acheteur de la force du travail et ceux qui la vendent, entre le capitaliste et l’ouvrier salarié. C’est pourquoi, dans le processus de la révolution prolétarienne, c’est-à-dire de la révolution qui abolit la propriété capitaliste, les gros paysans constituent une réserve de forces anti-prolétariennes. Cependant, dans les pays où la révolution agraire contre la propriété foncière féodale est à l’ordre du jour, même des gros paysans peuvent marcher contre le hobereau.
9. - Le facteur principal qui divise les intérêts des paysans moyens et de la classe ouvrière, ce sont les intérêts de l’économie marchande privée, basée sur la propriété privée, fût-elle laborieuse. Les intérêts du vendeur de blé (le paysan) et de l’acheteur (l’ouvrier) sont opposés. Cependant plusieurs autres facteurs, qui découlent du fait que les paysans moyens sont soumis à l’exploitation capitaliste (usure, politique des hauts prix des trusts industriels, impôts, joug de l’État impérialiste, guerres, etc.) peuvent l’emporter sur les facteurs de discorde avec le prolétariat. Par conséquent, ces couches peuvent être neutralisées et, même là où le joug capitaliste est particulièrement intolérable, et aussi là où il est doublé d’un joug féodal, les paysans moyens peuvent marcher avec le prolétariat.
10. - Le désaccord entre les petits paysans et le prolétariat découle également du caractère de la production marchande privée. Cependant, la proportion entre les facteurs de rapprochement et ceux de discorde est ici tout autre que pour les paysans moyens. La petite exploitation doit souvent acheter du blé ; le petit paysan est souvent de temps en temps ouvrier salarié. Ses intérêts fondamentaux résident ainsi dans la lutte contre le grand capital. C’est pourquoi les petits paysans peuvent être gagnés à la cause du prolétariat et devenir pour lui des alliés résolus.
11. - « Le désaccord entre les paysans pauvres et le prolétariat découle de la propriété privée des premiers. Cette division est insignifiante et disparaît devant la communauté des intérêts. Ces catégories, n’étant indépendantes qu’en apparence, sont entièrement soumises au capital et sont des ouvriers exploités par ce dernier. C’est pourquoi elles passent du coté du prolétariat pour composer sa réserve, voilée dans la forme. »
12. - Les salariés agricoles sont une partie du prolétariat même. Cependant, cette couche a des particularités qui s’opposent fort souvent à sa lutte contre la société capitaliste. Les conditions objectives en sont l’éparpillement des salariés agricoles dans le processus du travail et le régime « patriarcal » qui règne dans les campagnes. Ces conditions particulières empêchent de comprendre les intérêts de la classe ouvrière. Il est bien entendu que les partis prolétariens doivent se proposer de gagner cette couche en premier lieu.
13. - Les rapports entre le prolétariat et les petits paysans, et, dans une certaine mesure (surtout dans les pays agraires), les paysans moyens doivent être des rapports d’alliance et de direction. Ce rapport spécifique entre deux classes, sans aplanir les distinctions de classe, est néanmoins basé sur la communauté d’intérêts dans la lutte contre les grands propriétaires et le» capitalistes. Il revêt diverses formes, et enfin, à un certain moment, après la conquête et la consolidation du pouvoir prolétarien et de sa base économique, se détruit lui-même, en tant que les classes en général commencent à disparaître.
Par conséquent, il faut poser tout le problème sur le plan historique.
14. - Dans la plupart des pays capitalistes, dans la période où le prolétariat n’avait pas encore l’objectif immédiat de s’emparer du pouvoir, les marxistes révolutionnaires devaient en premier lieu démolir les illusions petite-bourgeoises, les préjuges théoriques, les conceptions fausses sur la marche de l’évolution capitaliste. A l’encontre des opportunistes, les marxistes ont toujours défendu les avantages techniques et économiques de la grande production, de la concentration et de centralisation dans l’agriculture, le caractère inéluctable de la différenciation de la paysannerie et de la capitalisation de la production agricole en général.
15. - Le point de vue principal était à cette époque celui de prévoir la marche future de l’évolution capitaliste. Les marxistes révolutionnaires devaient tout d’abord anéantir la théorie de la soi-disant « évolution non capitaliste » de l’agriculture, qui enseignait que l’agriculture suit une évolution tout à fait particulière, n’ayant rien à voir avec celle de l’industrie.
16. - Cette lutte des marxistes révolutionnaires contre les utopies petite-bourgeoises consistait en une critique acerbe des idées du socialisme agraire et agraire-coopératif, qui prétendait que la réforme agraire ou la coopération agricole serviraient de leviers pour vaincre le régime capitaliste, que la coopération en évoluant se changerait en socialisme, etc. Les marxistes devaient démasquer cette doctrine, qui voilait le fait que la coopération agricole dégénérait partout en entreprises collectives de type capitaliste, se soudant de plus en plus rapidement à l’appareil économique des classes dominantes et tombant inévitablement sous la tutelle des grands agrariens et des capitalistes.
17. - Les marxistes devaient dénoncer impitoyablement les tentatives sentimentales et bornées des utopistes petit-bourgeois qui voulaient voiler le fait de la désagrégation de la paysannerie de sa différenciation en classes, de la lutte de classe, toujours croissante dans les campagnes, du salariat, etc. Ecarter les obstacles qui entravent cette lutte de classe dans les campagnes, voilà la « norme » de la principale politique pratique dans cette période.
18. - Dans les pays où, somme toute, les objectifs des révolutions bourgeoises étaient atteints, les marxistes devaient, comme l’avait déjà indiqué Engels, « se mettre résolument du côté du petit paysan », le protéger contre toutes les formes d’exploitation qui apparaissent dans le processus de l’évolution capitaliste et l’aider à s’émanciper de l’influence bourgeoise. Ce problème de la défense des intérêts du petit paysan ou bien n’était pas résolu du tout, ou bien, si on l’abordait, c’était sous l’angle non pas de la lutte contre le capital, mais de la consolidation de ce dernier (l’aile révisionniste des partis social-démocrates).
19. - Dans les pays où les objectifs des révolutions bourgeoises n’étaient pas atteints (ainsi dans la Russie de 1905), les marxistes, tout en combattant les utopies petite-bourgeoises sur la chute du capitalisme sans dictature du prolétariat, devaient en même temps prendre position pour l’abolition intégrale de la propriété féodale, pour la confiscation des terres au profit des paysans, afin de donner l’envergure la plus large à la lutte ultérieure pour le socialisme sur la base de l’évolution la plus « libre » (c’est-à-dire anéantissant les vestiges de féodalité) du capitalisme.
20. - La période des révolutions prolétariennes crée une situation où la classe ouvrière et son parti sont obligés, s’ils veulent avoir une juste stratégie révolutionnaire, de modifier essentiellement leur façon d’envisager la question paysanne. Si, dans la période précédente, le Parti du prolétariat révolutionnaire aidait - afin de donner le maximum d’envergure à la lutte de classe - à écarter les obstacles s’opposant à la libre évolution du capitalisme et rassemblait les forces de sa propre classe, maintenant, au contraire, il doit se proposer de disloquer immédiatement les rapports capitalistes, et la question de son allié de classe acquiert une acuité particulière. Par conséquent tout doit être à ce moment entièrement subordonné à l’objectif de la prise du pouvoir et de l’instauration de la dictature du prolétariat, qui est la condition nécessaire, fondamentale, principale de l’évolution de la société vers le socialisme.
21. - Dans les pays à grande industrie capitaliste, le prolétariat doit s’efforcer de transformer les domaines féodaux employant le travail salarié en entreprises d’État. Cependant, l’idée de la supériorité technique et économique de la grande production agricole ne doit pas empêcher les communistes de morceler une partie des grands domaines (dont les dimensions sont déterminées par le régime de chaque pays) en faveur des petits paysans et parfois même des paysans moyens, si la nécessité révolutionnaire l’exige. Pour atteindre au socialisme, qui n’est autre chose qu’une production rationnelle avec tous les avantages techniques et économiques qu’elle présente, il faut conquérir la dictature du prolétariat, dont l’avènement dans l’immense majorité des pays est impossible sans l’appui direct des petits paysans et la neutralisation des paysans moyens. L’expérience négative des mouvements hongrois, italien et polonais, ainsi que l’expérience positive du mouvement russe, prouvent que dans cette question, les erreurs sont fatales.
22. - La question des utopies relatives à une évolution non capitaliste se pose d’une tout autre façon. Vu que la dictature du prolétariat a radicalement transformé le cadre et changé la direction de toute l’évolution sociale, les communistes doivent, dans la période qui précède la prise du pouvoir, faire porter leur critique des partis petit-bourgeois, non pas sur leurs utopies anticapitalistes, mais sur leur activité capitaliste, qui mène à des compromis avec la bourgeoise et trahi le petit paysan.
23. - De même, la façon d’envisager la question change pour les paysans du type colonial ou semi- colonial. Vu que la dictature du prolétariat dans les pays industriels les plus importants rend possible une évolution d’un autre type dans les anciennes colonies, la tâche principale n’est pas de lutter avec les conceptions anticapitalistes, précapitalistes et autres, mais de critiquer tout compromis dans la lutte contre le capital étranger et la propriété féodale et de donner au mouvement le maximum d’envergure.
24. - Une fois le pouvoir conquis par la classe ouvrière, une fois les capitalistes et les hobereaux expropriés, les principaux facteurs stratégiques de la vie économique (banques, grande industrie, transports, etc.) nationalisés, les conditions de la vie économique en général et de la vie rurale en particulier changent radicalement, et entre autres les conditions dans lesquelles se développe l’économie paysanne.
25. - Ces conditions nouvelles rendent possible une évolution non capitaliste de l’économie paysanne. Son développement peut se poursuivre, quoique dans des formes contradictoires, par la coopération vers le socialisme. Car, en régime capitaliste, les coopératives unissant les économies paysannes se transforment inévitablement, si toutefois elles sont viables, en entreprises capitalistes, car elles dépendent de l’industrie capitaliste, des banques capitalistes, de l’économie capitaliste en général, tandis que ces coopératives, sous la dictature du prolétariat, se développent dans de tout autres conditions et dépendent de l’industrie prolétarienne, des banques prolétariennes. En d’autres termes, si en régime capitaliste elles se soudaient à tout le système capitaliste, dans les conditions nouvelles, par contre, à condition que l’État prolétarien ait une bonne politique, elles iront se souder à tout le système des rapports économiques socialistes.
26. - Il est évident que ce processus de « soudure » ne s’effectuera qu’à la suite d’une lutte entre diverses formes économiques, qui exprimera la lutte des classes. L’État prolétarien, qui soutient activement les formes économiques socialistes et les tendances économiques correspondantes et qui les aide à utiliser la haute technique, doit réglementer aussi les rapports capitalistes qui naissent inévitablement, afin d’assurer en fin de compte le triomphe du socialisme.
Ainsi, la politique de l’État prolétarien est un instrument puissant, à l’aide duquel le prolétariat exerçant la dictature continue sa lutte de classe. Dans ce duel, entre deux principes, deux tendances, deux classes opposées - dans le duel entre le principe socialiste et le principe capitaliste - l’existence d’un État prolétarien est une condition essentielle de la victoire du socialisme.
27. - De même, il devient possible pour les pays coloniaux de « sauter » par-dessus l’étape capitaliste, si la révolution donne le pouvoir au prolétariat dans les pays industriels les plus puissants. Marx indiquait déjà la possibilité de ce « saut » en cas d’une révolution prolétarienne victorieuse.
Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas du tout d’évolution capitaliste dans ces pays. Tout le processus s’effectuera dans des formes contradictoires, et des formes capitalistes se dégageront inévitablement au cours de cette évolution. Mais, d’autre part, il s’affirmera une puissante tendance à caractère socialiste qui déterminera tout le processus dans son ensemble.
28. - La principale directive pour un parti prolétarien au pouvoir doit être de vivre en paix avec la paysannerie. Il faut bien comprendre que l’on ne peut éviter ce problème, car la paysannerie constitue encore la majorité de l’humanité et son rôle est encore immense dans la production. On ne peut vivre en paix avec la paysannerie que si la politique économique de l’État prolétarien tient compte de la propriété privée qui est le stimulant du petit producteur, que, si, utilisant ce stimulant, elle amène les paysans à s’organiser en des formes de plus en plus parfaites d’économie collective.
29. - Tenant soigneusement compte de la différenciation de la paysannerie et assurant constamment la croissance des éléments socialistes de l’économie ; prêtant une aide financière directe aux diverses organisations de travail collectif ; se proposant pour but de développer le plus possible la coopération affranchie de la tutelle bourgeoise, etc., l’État prolétarien et le parti prolétarien au pouvoir doivent unir et soutenir par tous les moyens les organisations de salariés agricoles, des éléments pauvres des campagnes, des paysans moyens, au détriment des nouvelles couches bourgeoises et capitalistes qui apparaissent parmi la paysannerie.
30. - L’alliance économique de la classe ouvrière et de certaines couches de la paysannerie doit se baser sur une aide active de l’industrie, qui doit développer ses forces de production suffisamment pour être plus avantageuse au paysan que l’industrie capitaliste.
31. - Les rapports entre la classe ouvrière et la paysannerie dans la période de dictature du prolétariat sont des rapports d’alliance. La classe ouvrière « constituée en pouvoir d’État » fait un accord, « s’appuie » sur la paysannerie (la petite paysannerie, et, dans quelques pays, la petite et moyenne ou la petite et une partie de la moyenne).
Collaboration avec la paysannerie ne signifie pas partage du pouvoir. Cependant, dans la mesure où la paysannerie participe réellement au travail d’édification socialiste qui la soumet à une transformation sociale, il sera indispensable de faire participer les éléments les plus avancés de la paysannerie à l’appareil de l’État. Socialement, la paysannerie se rapprochera de plus en plus du prolétariat et les différences de classes s’atténueront de plus en plus. La forme soviétique de la dictature du prolétariat est précisément, comme l’a montré l’expérience de la révolution, une organisation d’État qui, d’une part, en assure le caractère prolétarien de classe, et, d’autre part, permet une participation toujours plus grande des paysans au travail d’édification socialiste.
32. - Les partis communistes doivent bien comprendre que toute la période de dictature du prolétariat à ses lois propres. Au cas d’une marche favorable de l’évolution, les antagonismes de classes, à partir d’un certain moment, commencent à se reproduire dans des dimensions de plus en plus faibles, les éléments économiques du socialisme croissent par voie d’évolution ; le prolétariat fait une politique non pas de rupture de 1’organisme social, mais de consolidation, et, de plus, les formes bourgeoises hostiles sont peu à peu évincées, tandis que les formes de petite économie sont peu à peu transformées (par la coopération, par le développement de toutes les formes d organisation collectives, etc.). Ces lois particulières sont à la base de toute notre tactique dans la période en question.
33. - Le but final du mouvement est l’organisation d’une grande production agricole collective, l’anéantissement de 1’antagonisme entre la ville et la campagne, et la liquidation de l’état arriéré de l’agriculture, qui était une des lois de l’évolution du capitalisme.
34. - La guerre et les événements qui l’ont suivie ont déterminé dans de nombreux pays une chute des forces de production et porté atteinte aux anciens rapports entre la ville et les campagnes. La puissance économique des campagnes, en tant que productrices des produits alimentaires, s’est extrêmement accrue. En même temps, le poids spécifique social des classes rurales, et en premier lieu de la paysannerie, s’est accru.
35. - Ensuite l’ébranlement de tout le régime économique dans son ensemble et l’élargissement de l’horizon idéologique du paysan pendant la guerre et la fermentation d’après-guerre ont fortement augmenté l’activité de la paysannerie, de ses couches pauvres, moyennes et bourgeoises. Enfin, l’affaiblissement de l’impérialisme a rendu beaucoup plus aigu le mouvement colonial, dans lequel les paysans jouent un grand rôle.
36. - La crise agraire mondiale, résultat de la désagrégation de l’économie mondiale, et le phénomène des « ciseaux », où cette crise se reflète et qui résulte aussi de la politique des hauts prix pratiqués par les organisations monopolistes du capital ont été un coup très rude, pour les paysans, qu’ils ont même dans certains pays, aux États-Unis par exemple, ruinés en masse.
37. - Tous ces phénomènes ont provoqué des formes très variées de mouvements paysans. Dans les pays agraires et arriérés (Roumanie, Pologne, Esthonie, Hongrie, sans parler de la Russie d’avant la révolution) il y avait et il y a encore jusqu’à présent un mouvement qui revêt par moments des formes nettement révolutionnaires ; dans d’autres pays, la lutte a revêtu d’autres formes ; souvent les paysans ont fait bloc avec les agrariens (exigeant des prix élevés sur les céréales, des tarifs douaniers en leur faveur), ces derniers ayant la direction du mouvement.
D’autre part, les « ciseaux » et la crise agraire des États-Unis ont provoqué un mouvement contre la politique des grands trusts, qui ruinent les paysans par les prix élevés qu’ils établissent, grâce à leur monopole, sur les produits de l’industrie ; dans bien des pays, des mouvements paysans ont été suscités par l’exploitation accrue du capital usuraire et commercial (sociétés d’achat et banques), là où le désarroi économique a déterminé de très mauvaises récoltes (ainsi qu’en certaines régions de l’Allemagne), apparurent des mouvements de petits paysans réclamant de l’aide ; enfin, après la stabilisation des changes, les impôts deviennent une charge énorme, sous la pression des dépenses improductives de l’État impérialiste ; le danger de nouvelles guerres, où les paysans perdent plus d’hommes que toute autre couche sociale, est devenu plus imminent.
38. - Sur le fond de ce large mouvement paysan, très bigarré et hétérogène, ont surgi ces derniers temps plusieurs Organisations paysannes. Il faut noter, comme des phénomènes d’un haut intérêt, l’existence de gouvernements paysans (ainsi, celui de Stambouliski en Bulgarie), et demi-paysans (Esthonie, Lettonie, etc.), ensuite une croissance extraordinaire de toutes sortes d’organisations paysannes (nombreux partis en Pologne et en Tchécoslovaquie, apparition de nouvelles organisations en Allemagne, renforcement d’organisations existant dans les Balkans, organisation d’un mouvement des farmers aux Etats-Unis et du parti de La Follette, etc.), les tentatives de fondation d’organisations internationales (l’Internationale verte).
39. - Presque partout, se produit une différenciation au sein des organisations paysannes ; les petits paysans quittent peu à peu les organisations communes, groupant les paysans de toutes conditions, rejetant la direction des bourgeois et des gros propriétaires (cultivateurs de gauche en Bulgarie ; Niézavissimyé domoviny en Tchécoslovaquie ; la Ligue de Vyzvolenié en Pologne ; l’organisation des paysans travailleurs en Allemagne ; certaines organisations de farmers aux Etats-Unis, etc.). En connexion avec ce phénomène, se pose la question de l’influence des communistes parmi les paysans.
40. - Les milieux agrariens bourgeois font en ce moment tous leurs efforts pour retenir les paysans sous leur emprise ; réformes agraires (Roumanie, Pologne, Etats Baltes, Tchécoslovaquie, etc.), aide financière à la coopération ; concessions de détail ; mesures agraires et douanières.
Quelles sont les formes principales que revêt cette politique ? Cette activité fébrile des classes dominantes exige impérieusement des partis communistes qu’ils déploient une activité énergique parmi les paysans.
41. - Le problème élémentaire qu’ont à résoudre les partis communistes est d’étudier la question agraire dans leurs pays et dans leurs colonies. Jusqu’à présent, on a très peu fait sous ce rapport. Ni la presse quotidienne, ni les revues ne s’occupent de cette question comme il conviendrait.
42. - Le principal objectif des partis communistes doit être de libérer les paysans de la tutelle de la bourgeoisie et des grands propriétaires fonciers. Dans les pays agraires ayant de nombreuses survivances féodales, la question agraire doit être posée au premier plan. Il faut surveiller la marche concrète de la réforme agraire, en critiquer impitoyablement tous les compromis et le caractère bourgeois, rendre évidente la spoliation des catégories les plus pauvres, etc. et opposer à cette « solution » de la question « agraire », la solution révolutionnaire : confiscation des terres nobles, du matériel et du bétail.
43. - Dans la plupart des pays de grande culture capitaliste, l’axe de notre propagande et de notre agitation doit être constitué par trois questions : les impôts, les prix élevés imposés par les cartels industriels et, enfin, l’oppression de l’Etat impérialiste et le danger de guerre.
44. - Il est tout à fait faux d’opposer les mots d’ordre découlant de cette politique à celui de dictature du prolétariat ou de gouvernement ouvrier et paysan, mots d’ordre qui généralisent notre lutte pour l’influence parmi les paysans. Il ne faut pas oublier que l’on ne peut attirer les paysans aux côtés du prolétariat qu’en partant de ses intérêts pratiques, évidents et directs. Tout nihilisme dans ces questions serait intolérable et contraire au bolchevisme.
45. - Il est également faux de croire que la réduction des impôts frappant les paysans entraîne l’augmentation de ceux que doit payer le prolétariat. C’est précisément la conclusion contraire que nous devons faire dans notre travail. Vu que le prolétariat et les paysans sont intéressés à la réduction des charges fiscales, ils doivent lutter ensemble contre l’Etat impérialiste. C’est justement la question des impôts qui met la paysannerie face à face avec tout l’appareil de l’État bourgeois, et constitue ainsi une passerelle vers le gouvernement ouvrier et paysan.
46. - Dans la question des prix des produits industriels, il faut lancer une campagne énergique contre l’omnipotence des trusts industriels, conséquence inévitable du régime capitaliste. La lutte contre les profits des cartels doit être une charnière unissant le prolétariat aux paysans dans la lutte commune contre le capital monopoliste.
47. - Une très grande question, qui doit devenir un sujet de propagande et d’agitation, est celle des guerres à venir. Quoique la guerre ait renforcé la position des campagnes, elle les a frappées le plus rudement (pertes humaines, ravages matériels, etc.). Cela fait jaillir dans certains pays une sorte d’antimilitarisme paysan (par exemple en France). Il faut soutenir ce mouvement par tous les moyens et le transformer en une lutte active.
48. - Dans les colonies, toutes ces questions apparaissent sous une forme plus aiguë : le joug de la propriété foncière féodale jointe au manque de terre, les prix trop élevés, les impôts excessifs, le danger de guerre. Tout cela se complique par une exploitation supplémentaire du capital étranger, ainsi que par l’oppression nationale. C’est pourquoi la tâche des partis communistes est de déployer la lutte dans toutes ses directions.
49. - Dans toute l’activité des partis communistes parmi les paysans, il faut prendre en considération la diversité de la paysannerie. La tactique esquissée au IIe Congrès par rapport aux diverses catégories paysannes doit servir de base dans la solution des questions d’actualité. De plus il faut souligner que les communistes, loin d’attenter à la petite et à la moyenne propriété, veulent l’affranchir de toutes les charges dont l’accablent les usuriers, les préteurs capitalistes, les propriétaires fonciers, l’État bourgeois, etc.
50. - Là où diverses catégories paysannes sont unies en une organisation comme sous la direction des agrariens et des « paysans » capitalistes (Grossbauer, koulaks, etc.), les partis communistes doivent s’efforcer de libérer les petits paysans (et si possible les paysans moyens) de leur tutelle. Si l’on ne peut conquérir ces organisations, c’est-à-dire renverser leurs chefs agrariens (or, telle est la situation dans la plupart des cas), il faut organiser indépendamment les petits paysans et toutes les catégories susceptibles de marcher avec le prolétariat. A cet effet, il faut une tactique de bloc entre les P. C. et ces ligues de petits paysans.
51. - Dans les pays capitalistes où les organisations des petits paysans sont nulles ou très faibles, il faut travailler à en créer sous forme de ligues paysannes, comités paysans, etc., où l’influence du parti est assurée par des fractions. La création par les communistes de Partis Paysans indépendants n’est pas utile et ne saurait être recommandée. « Sous le nom d’associations paysannes, quel que soit leur titre, il faut entendre en général des organisations plus larges que les partis politiques proprement dits. Ces associations n’ont pas un programme, une discipline, une structure aussi strictes ; elles permettent, d’une part, de toucher plus largement les masses, d’autre part, elles rendent possibles l’existence dans leur sein de différentes tendances et nuances politiques ».
52. - Là où les paysans sont organisés en partis politiques hétérogènes, par leur constitution sociale, le parti communiste doit soutenir leur aile gauche, formée par les petits paysans et les aider à se séparer' au bon moment pour fonder une organisation indépendante.
53. - Les partis communistes font bloc avec les partis des petits paysans, s’efforçant de les attirer sous leur influence idéologique et propageant l’idée de la nécessité de l’alliance entre ouvriers et paysans pour une lutte fructueuse des travailleurs contre les exploiteurs.
54. - Les partis communistes sont tenus d’accorder l’attention la plus sérieuse à l’organisation professionnelle des salariés agricoles pour en faire leur base dans les campagnes. Ces organisations doivent être, si possible, étroitement liées aux syndicats du prolétariat industriel et, d’autre part, liés aux organisations des petits paysans. Leur adhésion à ces dernières est certainement admissible à condition de conserver une organisation autonome.
55. - Là où la question paysanne est liée à une question nationale, les partis communistes doivent prêter une attention toute particulière à cette dernière. Ignorer le facteur national dans des cas semblables serait non seulement une erreur, mais un crime politique.
56. - La propagande et l’agitation doivent servir à les entraîner dans la lutte commune. Il faut inviter tous les partis communistes à un travail plus énergique dans ce sens. Il faut, en particulier, indiquer la nécessité d’interventions parlementaires sur cette question.
57. - Tous les partis communistes doivent agir de façon à faire adhérer les organisations paysannes au Conseil Paysan International. Ils doivent contribuer à la croissance de cette Internationale Paysanne, renforcer et rendre plus profonde son action, aider à poser convenablement les questions paysannes, contribuer à une étude vraiment scientifique des problèmes du mouvement paysan, etc.
58. - Dans tout leur travail parmi les paysans, les communistes doivent éviter de toute façon la déviation social-démocrate d’une part, la passivité dans la question paysanne, et, d’autre part, la « Bauernlangerei » sans principe, qui abandonne toutes les positions marxistes, et aussi la déviation populiste (qui efface la division entre le prolétariat et la paysannerie, qui ignore l’idée de l’hégémonie du prolétariat).
Les communistes doivent toujours et partout expliquer aux paysans que les paysans, comme l’a montré l’expérience de toutes les révolutions, ont toujours été battus et trompés lorsqu’ils ont voulu agir comme force indépendante, sans l’alliance et la direction du prolétariat.
L’expérience des gouvernements paysans (Stambouliski) montre également que les paysans ne peuvent se maintenir au pouvoir. C’est pourquoi, seule, la dictature du prolétariat, soutenue par les paysans, est capable d’assurer la victoire effective des deux classes contre les exploiteurs. Les communistes ne seront à la hauteur de la tâche que s’ils suivent la doctrine sur les rapports entre la classe ouvrière et les paysans qui a été élaborée par Lénine.
59. - La période historique actuelle peut, de plein droit, être définie comme une période de lutte sans merci entre le prolétariat et la bourgeoisie, non seulement pour les couches arriérées du prolétariat, mais aussi pour les immenses masses paysannes.
60. - Il est absurde de parler de bolchevisation des partis communistes sans un travail effectif pour la conquête des masses paysannes. Les déviations non bolchevistes, voire même antibolchevistes qui existent dans les partis communistes, se manifestent avant tout dans l’incompréhension de la portée du problème agraire et paysan et de la question connexe du travail dans les colonies.
61.- Il faut comprendre qu’actuellement il ne s’agit pas seulement, et même il s’agit moins de propagande en faveur des mesures, que nous réaliserons après la prise du pouvoir, que d’une lutte active et effective pour conquérir l’influence sur les paysans par des mots d’ordre économiques et politiques d’actualité, permettant d’entraîner les paysans dans la lutte contre le capital.
62. - En s’appuyant dans les campagnes en premier lieu sur le prolétariat agricole, les catégories dépossédées et les petits paysans doivent dès maintenant mener un travail énergique pour neutraliser les paysans moyens. Cette circonstance que les paysans moyens ne peuvent passer définitivement au prolétariat qu’après la consolidation de la dictature prolétarienne ne peut jamais justifier la négligence envers le travail actuel. Le fait que ce travail est ardu nous dicte non pas la passivité mais, au contraire, une tension exceptionnelle de toutes nos forces.
63. - Seule, une telle politique permettra au parti communiste de préparer le triomphe du prolétariat dans la révolution et le bloc entre la classe ouvrière et les petits producteurs agricoles, seule base possible d’un mouvement vers le socialisme sous la dictature du prolétariat.