Boukharine aux commandes de l'I.C. après la mort de Lénine et la mise à l'écart de Trotsky.... |
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Rapport sur la question du programme | 27 juin 1924 | |
La question allemande | 23 juin 1924 | |
Réponse au projet de résolution de Bordiga | 28 juin 1924 |
Nous sommes deux rapporteurs désignés par l’Exécutif, Thalheimer et moi, et nous nous sommes partagé la tâche. Le rapport de Thalheimer ne sera nullement la contrepartie du mien, mais son complément.
Nous avons assez longuement traité la question du programme au congrès précédent. Les points les plus importants ont déjà été examinés.
Il y avait deux questions sur lesquelles il y avait désaccord. La première est purement théorique : l’accumulation du capital, la théorie de Rosa Luxembourg. Pour la discussion actuelle en séance plénière, nous la laissons de côté, non que nous ne soyons pas en l’état de la discuter, ni que nous la tenions pour secondaire, mais uniquement parce qu’elle est trop théorique pour se prêter à un débat dans une si nombreuse assemblée. La deuxième question sur laquelle il y avait désaccord, celle des revendications partielles et des mots d’ordre de transition, a été résolue par le IV° Congrès.
Je ne traiterai donc aujourd’hui que des questions nouvelles, c’est-à-dire non abordées dans les rapports antérieurs. Nous vous proposons, et c’est, je pense, aussi l’opinion de la commission, d’adopter à ce congrès un projet qui n’ait pas un caractère définitif, mais serve d’objet à la discussion au sein des partis.
Nous avons besoin d’un programme d’abord pour faire l’éducation idéologique de nos partis, ensuite pour fixer les fins et les moyens de notre action, et enfin pour démontrer et sceller notre unité.
Je ne partage nullement le scepticisme du camarade Maslow, qui se prononce contre l’adoption d’un programme en général : les préparatifs ne sont pas suffisants, certaines questions purement théoriques ne sont pas résolues. Il propose d’adopter un simple plan d’action. Je pense que cela n’est juste, et que les différents documents déjà adoptés par l’Internationale communiste nous fournissent des matériaux suffisants. Même les questions purement théoriques, à quelques exceptions près, peuvent être considérées dans l’ensemble comme assez étudiées.
Première question, notre conception du monde.
Dans tous les projets qui ont été présentés au IV° Congrès mondial, il n’en était pas dit un mot. Mais l’expérience a fait apparaître la nécessité de traiter cette question. A l’Exécutif élargi, nous avons eu une grande discussion sur la question religieuse. D’autres cas plus subtils pour ainsi dire, sous une forme moins brutale que la question religieuse, nous ont indiqué le danger.
Nous remarquons parmi les partis communistes, et encore plus dans les partis sociaux-démocrates, un retour à l’hégélianisme, philosophie prémarxiste et idéaliste. Parmi les sociaux-démocrates, cette tendance se manifeste le plus violemment chez Cunow, surtout dans ses écrits sur l’Etat. Je ne puis m’étendre sur ce sujet, mais qu’il existe une tendance de ce genre dans la social-démocratie, cela ne fait pas de doute. Dans les partis communistes, ce retour au vieil hégélianisme, sans être aussi accusé que chez les sociaux-démocrates, peut, en dépit de sa forme subtile, avoir des suites dangereuses.
Dans le parti italien, nous avons une déviation idéologique qui pourrait être caractérisée comme un volontarisme idéaliste, en contradiction avec le marxisme. Dans le parti russe, nous avons aussi des déviations de ce genre, mais sous une autre forme, celle du positivisme agnostique. Tout cela revient à considérer le matérialisme marxiste comme périmé. Ce danger est d’autant plus grand qu’à l’heure actuelle, la science bourgeoise, la philosophie et l’idéologie bourgeoises subissent un processus très marqué de désagrégation, se teintent de mysticisme et peuvent, dans cette époque de trouble général et d’état chaotique, contaminer une partie du prolétariat.
C’est pourquoi le programme doit
renfermer un paragraphe sur notre philosophie. Ce paragraphe doit
être formulé d’une façon concise et précise. Nous y dirons
que nous nous en tenons au marxisme matérialiste révolutionnaire.
C’est une formule suffisamment élastique, mais elle est
absolument nécessaire pour proclamer notre marxisme révolutionnaire
et prévenir les dangers que j’ai brièvement esquissés.
Le deuxième groupe de questions est de nature économique.
Ici aussi, nous trouvons l’influence de l’idéologie bourgeoise.
Je voudrais présenter au congrès une critique de l’article du camarade Boris dans l’Internationale. Non pas que j’attache une importance quelconque à ses arguments, mais cet article nous révèle le danger sous sa forme la plus grossière et la plus vulgaire. On ne saurait regarder comme fortuit le fait qu’un organe scientifique, à la tête duquel se trouvent des gens instruits, puisse publier de telles sottises, un tel fatras social-démocrate. J’y suis traité de petit-bourgeois enragé, expression parfaitement ridicule. Boris envoie au diable toute la bourgeoisie et toute la petite-bourgeoisie. Il ne veut marcher avec absolument aucun parti révolutionnaire des colonies, car ce sont des partis bourgeois. Il ne veut pas entendre parler de socialisation partielle. Il veut tout socialiser, jusqu’à la corbeille à papier de l’Internationale. L’économie est un tout, explique t-il, par conséquent il faut tout socialiser ou rien. Mais sous cette apparence radicale, nous trouvons mot pour mot une théorie purement social-démocrate et je ne comprends pas comment la rédaction de l’Internationale ne s’en est pas aperçue.
Je vous citerai un exemple pour vous montrer de quoi il s’agit. Une des différences principales entre la II° et la III° Internationales consiste dans la doctrine de l’impérialisme, dans cette doctrine d’après laquelle certains grands Etats exploitent des colonies et en extraient des profits extraordinaires, grâce auxquels ils corrompent certaines catégories de la classe ouvrière, lesquelles forment la base de la politique social-démocrate. Dans cette doctrine nous avons une arme solide contre la social-démocratie, une arme excellente pour établir une liaison entre l’Europe occidentale et l’Amérique, entre le prolétariat industriel et les peuples coloniaux.
Et maintenant, qu’est-ce que nous propose le très perspicace Boris ? Il critique comme suit mon projet de programme :
« Le salaire des ouvriers continentaux n’a pas été élevé par la bourgeoisie pour corrompre les ouvriers au moyen de profits extraordinaires, il n’y a qu’un seul profit qui est crée dans la production par le surtravail ».
Et ceci :
« On ne saurait parler de profits extraordinaires tirés des colonies ».
Et après avoir exposé notre point de vue commun :
« Et on proposera à l’Internationale communiste d’élever à la hauteur d’un programme ce non-sens visant à la conciliation entre les classes. Les thèses sont encore plus folles dans la section consacrée à la guerre et à l’après-guerre. Pour le dix-neuvième siècle, Boukharine pouvait utiliser Karl Marx, qu’il a déformé. Pour le commencement du vingtième siècle, il se sert de Hilferding, qu’il reproduit fidèlement, parce que théoriquement il est son élève. Mais il développe aussi des théories à lui et dénuée » de sens sur le capitalisme d’Etat ».
Ainsi, toute la doctrine du surprofit est antimarxiste, folle, visant à la conciliation sociale, etc. Mais tout d’abord, une petite remarque. Boris dit que cette doctrine n’est pas marxiste, qu’elle est essentiellement antimarxiste : il ne saurait y avoir de surprofit, on ne peut pas, on ne doit pas parler d’exploitation d’un pays par un autre ; c’est un non-sens. Prenons cet auteur qui n’est en aucune façon un petit-bourgeois enragé, le vénéré Karl Marx. Prenons sa théorie de la plus-value (deuxième volume, deuxième partie) :
« La théorie de Ricardo elle-même considère – ce que Say n’a pas remarqué – que trois journées de travail d’un pays peuvent être échangées contre une journée d’un autre. La loi de la valeur subit ici des modifications essentielles. Il y a le même rapport entre les journées de travail de différents pays que dans un même pays entre le travail qualifié compliqué et le travail non qualifié et simple. Dans ce cas, le pays riche exploite le plus pauvre, même quand ce dernier gagne à l’échange, ainsi que J.S. Mill l’a exposé dans son ouvrage Some unsettled questions, etc. »
Nous voyons que cette doctrine du surprofit des pays riches est bien marxiste. C’est écrit noir sur blanc par Marx. Mais Marx part ici de l’hypothèse – de l’hypothèse seulement - d’un échange pacifique entre les pays. Il ne parle pas des résultats qui découlent de la pression directe de l’appareil gouvernemental. Que devons-nous dire, si nous prenons en considération ces moyens de force ? La question serait claire et compréhensible pour un enfant. Seul le camarade Boris croit que cette doctrine est insensée.
Passons maintenant à son argumentation sur le salaire. Naturellement, si la bourgeoisie corrompt la classe ouvrière, elle ne peut le faire qu’en élevant les salaires. Cela est parfaitement juste si vous considérez les états impérialistes, il est vrai que l’ouvrier y perçoit son revenu sous forme de salaire. Mais là n’est pas la question. On doit se demander pourquoi ce salaire dépasse la moyenne des salaires ? On pourrait répondre : les salaires sont plus hauts parce que la force de travail est autre, parce que la qualification est plus élevée. Ce serait vrai, mais il faut encore aller plus loin ; d’où vient la possibilité pour ces catégories de la classe ouvrière, de transformer leur force de travail en force qualifiée ? Voilà à quoi on doit répondre. Naturellement, pour le camarade Boris cette question décisive n’existe pas. Le salaire de toute aristocratie ouvrière répond à une force de travail plus qualifiée. Mais pourquoi cette force de travail est-elle plus qualifiée ? Presque toute la classe ouvrière des pays capitalistes se trouve dans la situation d’une aristocratie par rapport aux parias de la classe ouvrière. Là est la question essentielle. La réponse est donnée par notre doctrine qui a été fondée par Marx, développée par Engels, fécondée par Lénine, et qui est mentionnée dans notre programme russe. Cette question n’existe pas pour le camarade Boris.
Sans ces prémisses, nous sommes désarmés contre l’aristocratie ouvrière, contre la corruption de la classe ouvrière, contre la politique impérialiste. Nous sommes hors d’état d’expliquer théoriquement ces phénomènes essentiels. Engels, comme le savent même ceux qui n’ont pas une grande connaissance du marxisme, parle d’un prolétariat bourgeois en Angleterre. C’est probablement quelque chose d’insensé aux yeux du camarade Boris, puisqu’il ne connaît pas la littérature marxiste.
J’arrive à la seconde question.
Au commencement de la guerre, nous avons vu des économistes bourgeois réellement frappés de folie, inventer pour justifier la guerre impérialiste la théorie de la guerre utile au progrès des forces productives. Il y a eu en effet un grand essor dans la métallurgie, dans les industries de guerre, dans l’industrie lourde, etc. Cet essor conduit à la diminution du chômage. Mais il fallait être bien superficiel pour ne pas remarquer que tous ces phénomènes n’étaient en réalité qu’un colossal processus de destruction des forces productives et de capital. Les sottises de ces économistes bourgeois ont disparu peu de temps après le début de la guerre. Maintenant, après quelques années, le fougueux Boris, qui n’est nullement possédé ni fou, écrit ce qui suit :
« Boukharine affirme que la guerre a eu pour résultat la destruction d’une quantité extraordinaire de moyens de production. C’est le contraire qui est vrai ».
Et ailleurs :
« On ne saurait parler de destruction de forces productives du fait de guerre ».
Ainsi quand dix millions d’hommes ont été tués, cela signifie, d’après le très perspicace Boris, que nous avons un accroissement des forces productives ? Quand tant de wagons ont été détruits, cela signifie que nous avons reçu une augmentation des moyens de communications ? Les fabriques et les villages dévastés en France et en Belgique, c’est une augmentation des forces productives ?
Vous voyez les proportions : les simples
libéraux, les pacifistes, les ecclésiastiques, les économistes
bourgeois, voient tous plus ou moins les faiblesses économiques du
monde capitaliste. Aucun ne les nie. Le social-démocrate, le
soi-disant marxiste, dit : « Le capitalisme a été fortifié
par la guerre ». Cela sonne comme un appel à une nouvelle
guerre. Et maintenant surgit un soi-disant communiste qui tient le
même langage. Cette « théorie de la prospérité »
n’est pas autre chose que la justification théorique de la
guerre impérialiste. Si la guerre impérialiste entraîne une
augmentation des forces productives, pourquoi tant de bruit contre
elle ?
La troisième théorie est celle de la crise.
Nous savons tous le grand débat engagé entre nous et les sociaux-démocrates sur cette question. Les révisionnistes, avec Bernstein à leur tête, ont tenté les premiers de démontrer que l’intégration de l’industrie et la formation de monopoles permettront au capitalisme de venir à bout des crises. Il y a différentes nuances dans cette théorie. Sous sa forme la plus grossière, elle se trouve chez les révisionnistes purs. Une fois les divergences entre radicaux orthodoxes et ultra-révisionnistes disparues, Kautsky écrit, avant la rédaction du programme de Görlitz, que nous ne devons plus faire, dans la théorie du développement du système capitaliste, qu’une « place modeste » à la théorie des crises. C’est que le monde » capitaliste, d’après lui, est revenu à plus d’harmonie. Quel est notre point de vue à nous ? Nous avons bien des fois examiné cette question et prouvé, je crois, que dans une branche de production l’anarchie peut être atténuée par le monopole, mais que les trusts, loin d’empêcher les crises, les reproduiront à une puissance supérieure.
Boris arrive et propose :
« Plus la cohésion organique d’une branche est parfaite et plus cette branche est systématiquement dirigée. Cela ne conduit pas, naturellement, à l’affaiblissement, mais au renforcement de la concurrence capitaliste. La direction systématique conduit à une limitation systématique de la production, qui remplace partiellement les crises ».
C’est du pur révisionnisme et de la pure social-démocratie.
Il y a encore une autre doctrine social-démocrate. Celle-là prétend que pendant la guerre et la fermentation révolutionnaire il peut se produire des cas où le prolétariat révolutionnaire, s’il veut réaliser victorieusement sa révolution, doit avoir en vue la nécessité de la continuité du processus de production. Ainsi parlent Kautsky, Hilferding, etc. A l’interprétation bolchevique du marxisme révolutionnaire, il répondent : « Soit nous conquérons l’appareil gouvernemental, mais nous perdons tout crédit, nous fermons les fabriques, etc. »
Naturellement, si vous employez les poteaux télégraphiques à faire des barricades, vous ne favorisez pas le développement de la production. La révolution comme la guerre a ses frais de production : c’est la destruction provisoire des forces productives.
Boris, lui, reconstruit depuis le commencement toute la doctrine de la continuité de la production. Donnons-en , dit-il, la formule mathématique. Il la donne si bien mathématique que, de la chute passagère des forces productives, il fait un fait absolu. Puis il déclare que Boukharine « voudrait sérieusement que le régime économique du communisme commence littéralement à zéro comme moyens de production et de consommation ». Il passe à l’absolu et puis c’est ma faute. Si, par exemple, mathématiquement, historiquement ou logiquement nous transformons la bêtise relative de Boris en une bêtise absolue, nous obtenons également un beau résultat. Mais il nous suffit d’avoir à faire à sa sottise relative. Qu’est-ce qu’il y a au fond de tout cela ? Une restauration de la doctrine social-démocrate, rien d’autre.
La doctrine social-démocrate affirme l’impossibilité de la révolution : avant la guerre, les forces productives n’étaient pas assez développées pour permettre la réalisation du socialisme ; pendant la guerre, la révolution sociale est impossible car les forces productives sont troublées, et après la guerre, il faut attendre que ces forces se développent davantage, jusqu’à ce que survienne une nouvelle guerre, et ainsi de suite. Nous avons dans la doctrine de Boris une reproduction agrandie de cette sottise. Voyez le bouquet : négation du surprofit, négation de l’aristocratie ouvrière, la guerre source de prospérité avec justification des sociaux-patriotes, toute une théorie des crises, la doctrine social-démocrate sur la continuité du processus de production... Il y a là certains éléments qui ont l’air très radicaux, mais ce radicalisme cache la crotte social-démocrate.
Lorsque des choses semblables sont écrites par des camarades de gauche, le danger est encore plus grand, car si la gauche, qui en tactique et en politique s’oriente comme il faut, se permet de ces bêtises, elle compromet tout. Aucune considération de sympathie n’est valable : il faut que nous nous dressions sans miséricorde contre les erreurs et que nous démasquions les camarades qui s’en rendent coupables.
Maintenant, je passe à une autre question théorique qui n’a pas été touchée dans les discussions précédentes, celle des crises, non pas comme phénomène spécifique de la période de transition, mais en général. Comme vous le savez, la discussion est ouverte entre marxistes. Il est existe deux formules foncièrement différentes : disproportionnalité et sous-consommation. Dans notre projet, nous éviterons ces formules. Je pense que nous devons trouver une expression plus prudente du processus de décomposition du capitalisme. Nous voyons déjà, c’est un fait empirique, la désagrégation capitaliste ; mais dans ce vaste processus, nous enregistrons des processus partiels de régénération. Le tableau est donc plus varié que nous pensions. Il nous faut chercher une définition transitoire. Je soulève la question sans plus long commentaire. Il faut avoir en vue une période plus étendue, les processus fondamentaux de la révolution prolétarienne dans son ensemble et ses processus secondaires. J’entends par là que la révolution prolétarienne n’est pas toute la révolution mondiale, et qu’il existe d’autres processus de décomposition qui ont une grande portée révolutionnaire, par exemple les crises nationales. Ce ne sont en aucune façon des révolutions prolétariennes, si on les considère isolément. De même, les soulèvements coloniaux de plus en plus fréquents sont surtout des mouvements de la petite-bourgeoisie et des éléments nationalistes de la bourgeoisie. Pris séparément, ces processus secondaires ne font pas partie de la révolution prolétarienne. Dans la plupart des cas, ils ne sont pas dirigés par le prolétariat. Mais il ne faut pas les isoler. Dans l’histoire du monde, ils ont une portée révolutionnaire. Et lorsque le prolétariat en prend la direction, il conduit les autres classes, parce qu’elles sont des agents de la révolution mondiale.
Cela peut paraître paradoxal, mais c’est ainsi. Boris n’y comprend absolument rien, il ne voit pas la signification objective de ces processus secondaires.
Il faut mentionner, dans la période de transition et peut-être plus longtemps, la coexistence de formes d’organisations opposées, bourgeoises et prolétariennes, d’une économie prolétarienne et de restes du régime commercial, industriel et financier capitaliste ; le tableau est très bigarré. Nous mentionnerons aussi les diverses organisations capitalistes et les formes initiales de la société en construction.
Nous devons signaler qu’après la conquête du pouvoir politique, nous serons en présence de nouvelles lois de l’évolution sociale. La loi du capitalisme est la multiplication des antagonismes, augmentant à chaque étape jusqu’à faire sauter tout le système de production. Après la conquête du pouvoir par le prolétariat, la loi ne sera plus l’exaspération, mais la diminution des antagonismes. Un exemple : diverses formes économiques sont en concurrence ; si les antagonismes qui les séparent deviennent de plus en plus forts, toute la société saute ; mais nous espérons que la concurrence évincera peu à peu les formes économiques qui nous sont hostiles. Les antagonismes qui continueront à exister après la conquête du pouvoir politique deviendront de plus en plus insignifiants jusqu’à leur disparition complète et c’est alors que nous aurons la société communiste. Naturellement, des conflits peuvent se produirent qui porteront un caractère catastrophique, soulèvement de la bourgeoisie ou des gros paysans, etc.
Nous devons encore mentionner l’idée que, pendant la période de transition, il est nécessaire de faire un bloc du prolétariat et de certaines catégories de la paysannerie. Même à l’intérieur de l’Internationale communiste se fait jour une dangereuse tendance qui ne veut pas comprendre ce problème des rapports du prolétariat et de la paysannerie. Il est stratégiquement et tactiquement nécessaire que nous considérions les paysans comme nos alliés, mais il ne s’ensuit pas que nous devions nous transformer en parti ouvrier et paysan. Tout au contraire, mieux nous maintiendrons notre caractère prolétarien, et plus notre politique paysanne aura du succès.
Nous pouvons tracer un parallèle parfait entre notre bloc et le bloc des classes possédantes. Il y a une grande différence entre les gros propriétaires fonciers et la bourgeoisie industrielle, cela ne les empêche pas de faire bloc et de s’offrir mutuellement un appui constant. A ce bloc, nous opposons celui des ouvriers et des paysans. La différence entre le prolétariat et la paysannerie n’a pas plus disparu que celle qui sépare la propriété foncière et le capital bourgeois. Mais, de même que toute classe dirigeante forme bloc, nous devons, tout le long de la période de transition, pour appuyer, consolider et assurer notre politique, former le bloc du prolétariat et de la paysannerie.
Je passe à la nouvelle politique économique.
D’abord un petit avant-propos. Après l’établissement de la nouvelle politique économique, les communistes russes et nos amis étrangers ont tous ou presque tous eu le sentiment d’avoir fait quelque chose de pas tout à fait orthodoxe et d’avoir à se justifier. Ce sentiment nous amena à considérer la nouvelle politique économique presque exclusivement du point de vue de l’opportunité politique, comme une concession à la petite-bourgeoisie. Nous ne pensions pas qu’elle était bonne en soi, ni rationnelle, mais seulement qu’elle était exigée par certaines considérations politiques. C’est ainsi que nous considérions les choses, mais il me semble maintenant que c’est juste le contraire qui était vrai. La seule bonne politique économique du prolétariat, la politique qui assure la croissance des forces de production, est ce que nous appelons la nouvelle politique économique. Le communisme de guerre n’était autre chose qu’un brouillon rendu nécessaire par des considérations politiques, par la guerre civile contre la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie. Cette idée doit nous être toujours présente. Je dois m’y arrêter.
Camarades, le fait principal, le phénomène essentiel que le prolétariat victorieux aura devant lui après avoir conquis le pouvoir politique, c’est une extrême diversité des formes économiques. Nulle part, même dans les pays les plus avancés au point de vue capitaliste, les forces de production ne sont assez développées pour que toutes les couches intermédiaires aient disparue.
Nul marxiste ne soutiendra que la révolution sociale ne puisse se produire que le jour où le dernier petit-bourgeois, le dernier artisan, le dernier petit capitaliste aura disparu. Ce serait là une exagération stupide imaginée par nos adversaires pour tourner Marx en ridicule.
Nous avons toujours pensé que la révolution sociale se produira, non pas quand le dernier paysan aura disparu, mais quand les antagonismes du système capitaliste auront engendré des conflits sociaux suffisamment violents. Donc, dans tous les pays sans exception, toutes proportions gardées naturellement, nous aurons affaire aux formes économiques les plus diverses, et c’est là le fait essentiel.
Deux autres faits de la vie économique et politique s’y rattachent.
D’abord celui-ci : la diversité des formes économiques engendre la diversité des classes, diverses couches sociales. Si nous avons encore des petites entreprises, nous avons des petits producteurs. Si nous avons une petite exploitation rurale, nous avons des paysans. ; tant que nous avons des petites entreprises capitalistes, nous avons des petits capitalistes et des artisans. A la diversité des formes économiques correspond la diversité des classes et des couches sociales.
De là découle un dernier fait qui joue un grand rôle après la conquête du pouvoir. Si nous le perdons de vue, nous risquons d'élaborer une politique tout à faite inexacte, inopportune et nuisible. C'est la diversité des stimulants économiques : dès que nous avons diverses formes économiques, nous avons aussi divers stimulants économiques. Les motifs qui sont à la base de la production du paysan ne sont pas ceux qui sont à la base de la production du gros capitaliste. Les stimulants des entreprises socialisées sont autres que ceux du gros paysan; même les stimulants économiques du gros paysan ne sont pas ceux du petit paysan.
Comment se pose donc le problème central de notre politique économique ? C'est le problème de la coordination et de la subordination relative en premier lieu des formes économiques, en second lieu des classes, en troisième lieu des stimulants.
Nous avons naturellement à consolider l'hégémonie économique du prolétariat. Nos entreprises socialisées doivent posséder l'hégémonie et toutes les autres formes intermédiaires avec leurs stimulants propres doivent être soumis à cette hégémonie.
C'est en quoi précisément consiste l'art compliqué de la politique économique du prolétariat. Si, comme l'imagine Boris, "il n'y avait ni différences ni opposition", nous pourrions réaliser le socialisme d'un seul coup. Toute la période de transition est jetée par-dessus bord par notre respecté contradicteur parce qu'elle découle précisément de la nature hétérogène des formes économiques. La période de transition est celle où les plus avancées des formes économiques éliminent les autres par la voie de la concurrence.
On comprend pourquoi nous ne pouvons pas entreprendre la socialisation complète comme l'entend Boris. Ce serait une caricature. Trotsky disait un jour aux ultra-centralistes que leur centralisme consiste à ériger au milieu de la place rouge un encrier monstre où tous les écrivains de l'Union soviétique devraient venir tremper leur plume. La socialisation totale est impossible parce que les formes économiques, nous l'avons dit, sont extrêmement diverses. Nous ne sommes pas à même de la réaliser; nous n'avons pas l'organisation suffisante pour socialiser tout jusqu'aux parcelles paysannes. C'est la première raison. La deuxième est politique : c'est que nous dresserions contre le prolétariat vainqueur toute la petite-bourgeoisie et tous les artisans.
En troisième lieu, pour socialiser d'un coup une économie disséminée, il nous faudrait une administration gigantesque, dont le coût serait beaucoup plus lourd que celui de l'anarchie actuelle. On l'a vu dans le communisme de guerre. L'hypercentralisation a précisément entraîné une hypertrophie de l'appareil bureaucratique qui dévorait tout. Maintenant encore, nous souffrons des suites de cette maladie.
La nouvelle politique économique est la seule forme politique économique juste et réelle du prolétariat. Par politique juste, j'entends une politique qui vise à l'accroissement des forces de production. Si en nous plaçant de ce point de vue nous faisons la comparaison entre la nouvelle politique économique et la politique économique du communisme de guerre, la différence sera très nette.
Qu'était-ce que le communisme de guerre ? C'était la consommation rationnelle des réserves existantes. On saisissait ou réquisitionnait chez chaque paysan, partout, tout ce qu'on pouvait, pour nourrir l'armée et le prolétariat des villes. C'était alors la seule politique praticable, la première manœuvre stratégique qui nous a affermis sur le terrain économique. Nous nous sommes emparés du pouvoir dans les organisations économiques; nous en avons détruit quelques-unes; enfin, et c'est la justification du communisme de guerre, nous avons rationnellement réparti entre les consommateurs les réserves disponibles. Nous ne pouvions pas en même temps encourager les forces productives, cela va de soi. Comment faire progresser l'agriculture quand nous enlevions tout l'excédent de la récolte ? Où était le stimulant économique du paysan ? Nous n'avons pas opéré la subordination économique de la petite production, ni par conséquent celle de la classe paysanne et de ses stimulants. C'est pourquoi, au point de vue des forces de production, nous avons subi un recul : les paysans ne voulaient plus produire.
D'où, entre notre politique d'Etat et les stimulants économiques des petits producteurs, un conflit qui rendait la coexistence des ces formes économiques impossible et faisait crier les classes atteintes. Il est heureux que nous ayons nous-mêmes donné le coup de barre nécessaire.
Je mentionne ici encore un argument de Boris. Il justifie son idée de la socialisation totale en disant que l'économie d'un pays est un tout. Cela peut paraître très radical, mais au fond c'est de l'opportunisme. L'économie est un tout, mais un tout plein d'oppositions. Prolétariat et bourgeoisie forment en un certain sens un tout social, mais un tout qui contient des contradictions. Les formes économiques aussi sont des phénomènes extrêmement contradictoires. Tout est là.
La partie prolétarienne de l'économie (pour parler comme Boris), c'est-à-dire les entreprises socialisées de l'industrie et de l'agriculture, élimineront par la concurrence les formes retardataires du capitalisme privé, les petits producteurs. Auparavant nous pensions à peu près ainsi : nous possédons une partie de l'économie, des éléments qui nous sont hostiles ou semi-hostiles possèdent l'autre; sans en appeler au marché, en nous servant des moyens directs du pouvoir, nous les supprimerons. En réalité, l'expérience, non seulement en Russie, mais aussi des autres pays, montre qu'on ne sortira de la production anarchique que par le marché, par la concurrence entre l'économie prolétarienne d'Etat, entre les entreprises socialisées et toutes les autres formes économiques. Extérieurement la méthode est celle de l'économie capitaliste. La grosse différence consiste en ce que dans l'économie capitaliste les grandes et moyennes entreprises se trouvent entre les mains du capital privé, il s'établit, entre elles et les grosses entreprises prolétariennes, une concurrence qui est une lutte révolutionnaire, une lutte de classe entre prolétariat et bourgeoisie. Le phénomène prosaïque de la concurrence devient une forme spécifique et nouvelle de la lutte de classe. D'un côté, les grosses entreprises avec un contenu prolétarien, de l'autre des formes qui ont un contenu social tout différent. C'est peut-être ce qu'il importe le plus de comprendre. Car tous les doutes, tous les malentendus, toutes les attaques auxquelles se trouvent en butte la NEP et l'état présent de la Russie s'expliquent par l'incompréhension de cette forme entièrement nouvelle de la lutte de classes qu'est la concurrence économique. Extérieurement, tout demeure à peu près comme sous le régime capitaliste, le producteur reçoit son salaire, tout le processus se déroule comme dans la société capitaliste, mais l'important est que sous cette similitude formelle il y a une différence de principe. En traitant de l'économie de la dictature prolétarienne, n'oublions jamais qu'à la diversité des formes économiques répond une non moins grande diversité du contenu social.
A cela se rattache, il me semble, la question de la systématisation de l'économie après la conquête du pouvoir. Nous avons pensé jadis qu'il suffisait de calculer, de mettre sur pied un plan et de l'appliquer mécaniquement, sans plus. Maintenant, nous voyons que la difficulté est à la base, dans la réalisation : nous ne pouvons appliquer un plan que si nous possédons la base matérielle indispensable. Cette base existera lorsque les formes retardataires auront été évincées par les grandes entreprises à contenu prolétarien.
On peut établir un certain parallèle entre la production capitaliste et la production de la période de transition. D'un côté nous avons la centralisation du capital et l'éviction des formes retardataires par la concurrence jusqu'au capitalisme d'Etat. Chez nous, de même : éviction des formes économiques retardataires par la concurrence, centralisation, création d'une base pour une économie rationnelle. Mais la limite n'est plus le capitalisme d'Etat, c'est le socialisme.
Se plaindre qu'on ait cédé aux petits producteurs, cédé même aux capitalistes et toutes sortes d'autres jérémiades du même acabit, c'est n'avoir rien compris aux faits. Dans la phase initiale, la supériorité des grandes entreprises n'apparaît pas, car pendant le processus de désarroi économique général, elles sont difficiles à gérer. Il en est de même dans le domaine commercial : les machines sont là, mais il n'y a pas de demande, pas de capital de roulement pour tout mettre en mouvement. Mais dès que la concurrence commencera entre les grandes et petites entreprises, nous aurons immédiatement une grande supériorité de la grande production. La capacité de concurrence des grosses entreprises augmentera avec une rapidité croissante. Où voit-on la moindre raison de pessimisme ? Nous aurons à traverser des crises, mais ces crises disparaîtront quand sera réalisée l'économie systématisée. Il se peut que nous ayons à enregistrer des crises pendant plusieurs dizaines d'années encore, mais l'éviction progressive des formes économiques non prolétariennes est la seule ligne juste, c'est la perspective de victoire de notre développement social.
La contradiction entre la forme capitaliste et le contenu prolétarien est le problème le plus important et aussi le plus obscur. Mais si nous avons compris ce que je viens d'exposer, la chose en elle-même est simple. Nous avons réellement des formes capitalistes : le salariat, la circulation monétaire au lieu de la répartition des produits; les banques et les bourses, oui, même les bourses, ce sanctuaire de la classe capitaliste; nous avons la concurrence et même le profit dans nos entreprises d'Etat. Mais nous pouvons faire une comparaison avec le domaine militaire : notre armée est très semblable à une armée bourgeoise. Nous pensions jadis que l'armée prolétarienne devait être autrement bâtie : pas de discipline imposée, mais seulement une discipline consciente. L'expérience a montré qu'il ne saurait être question de discipline consciente au sens littéral du mot, bien que naturellement la conscience joue chez nous un rôle infiniment plus grand que dans les autres armées. Nous appliquons diverses mesures de contrainte, même nous fusillons les déserteurs. C'est bien le plus haut degré de la contrainte étatique. Ainsi la structure de notre armée est semblable à celle de l'armée bourgeoise. Mais le caractère social est autre, et c'est ce qui importe.
De même la nouvelle politique économique, qui n'est déjà plus si nouvelle, renferme de grandes contradictions, non seulement entre la forme et le contenu, mais encore, d'une nature plus sérieuse, surtout dans la phase initiale de la politique économique du prolétariat. Notre économie socialisée se développe, mais l'économie petite-bourgeoise se développe parallèlement. De là une contradiction entre la logique de notre économie et la logique de l'économie des petits capitalistes et des commerçants privés. Ce n'est déjà plus une opposition de forme à contenu, mais une opposition entre formes et forces sociales. C'est naturellement la lutte de classe, sous sa nouvelle forme de l'efficacité économique, qui décidera.
Encore un éclaircissement. J'ai dit que nous arriverons au socialisme à travers certains combats économiques pendant lesquels les grandes entreprises seront entre les mains du prolétariat. En réalité, ce processus n'est pas aussi simple, parce que la dictature prolétarienne peut coopérer avec les petits producteurs soumis à son hégémonie. Cela intéresse particulièrement la paysannerie. On peut envisager une situation où le prolétariat et les grandes entreprises prolétariennes font bloc avec les petits producteurs, coopèrent avec eux. Ces petits producteurs, avec l'entreprise privée, constituent un facteur qui n'est pas à négliger.
Quelques remarques sur le communisme de guerre feront comprendre que ce n'est pas la nouvelle politique économique qui est une correction du communisme de guerre, mais bien au contraire que c'est la seule politique rationnelle du prolétariat, et que le communisme de guerre en était seulement une variante. Comment cela ? Parce qu'il n'était pas dicté par des raisons économiques, mais par les exigences de la lutte politique. Il y a dans bien des cas conflit entre les exigences économiques et les nécessités de la guerre politique. Pendant la période d'insurrection, par exemple, nous détruisons; lorsque nous défendons la patrie, nous détruisons pareillement. Quand nous faisons la guerre à la bourgeoisie et que nous devons briser la petite-bourgeoisie, nous devons prendre des mesures en conséquence : nous devons saisir les sources de la richesse matérielle. Nous avons tout enlevé au paysan. C'était une nécessité. Mais une nécessité d'ordre militaire. Si nous avions agi autrement, nous aurions été battus. Or, la victoire était la condition préalable de tout notre développement ultérieur. C'est là tout le communisme de guerre.
Je le répète et j'insiste, ces exigences de guerre politique entraînaient inévitablement dans le domaine économique une chute de la production. Une fois les buts politiques atteints, notre pouvoir consolidé, la dictature du prolétariat mise sur pied - l'hégémonie du prolétariat est déjà un fait et il ne s'agit plus que de mettre en mouvement la production pour l'agrandir - le communisme de guerre devait disparaître. Je ne pose pas la question de savoir laquelle des deux politiques doit être antérieure. Chez nous la politique de guerre a précédé la nouvelle politique économique. Il se peut que dans d'autres pays il en soit autrement.
Je termine. Mais je voudrais dire encore quelques mots de la question agraire. Elle a été passablement discutée dans nos congrès. Nous avons les thèses de Lénine et les travaux des commissions. Elle mérite cependant quelques remarques encore.
Entre la II° et la III° Internationale, cette question creuse un abîme. Il est absolument vrai que la II° Internationale n'a accordé presque aucune attention au problème paysan et agraire. Cependant quelques-uns de nos camarades ont tendance à déduire de notre attitude à l'égard de la paysannerie cette idée que, dans l'agriculture, la petite exploitation est presque aussi bonne que la grande exploitation. Nous devrions, d'après eux, organiser des partis paysans ou transformer nos partis en partis ouvriers et paysans. Nous devons souligner au contraire que nous sommes en principe partisans de la grande exploitation agricole. Nous estimons qu'elle est un progrès et que par elle seulement nous développerons les forces productives de l'agriculture.
Seulement la question ne se pose plus comme autrefois. Avant la guerre, au temps de ce qu'on appelle le capitalisme normal, nous avions à balayer les survivances du régime féodal pour dégager notre futur champs de bataille. Nous demandions : qui vaincra, de la grande entreprise ou de la petite ? et à l'inverse des révisionnistes nous répondions : la grande exploitation marque un progrès sur la petite. Aujourd'hui, nous n'avons plus à faire des pronostics sur le développement de l'économie rurale. Il s'agit de nous trouver un allié contre le capitalisme. C'est un orientation toute nouvelle. Pour cela, aux dépens de la grosse propriété foncière, nous pouvons admettre le morcellement de l'agriculture pour nous gagner les sympathies des paysans, puisque c'est là le but. Il ne s'agit plus d'épiloguer sur la supériorité de la grande exploitation, mais de trouver le moyen de briser le capitalisme. De là découle tout le reste. Pour garder avec nous la paysannerie, nous devons lui donner quelque chose et ce quelque chose diffère selon les pays et selon l'importance sociale relative de la population paysanne. Ces revers du processus révolutionnaire seront récompensés plus tard, puisque nous avons les prémisses de la dictature, toute l'industrie entre nos mains et que nous avons la possibilité d'appliquer à l'agriculture des procédés beaucoup plus progressifs.
Il y a ici une remarque importante à faire au point de vue de la théorie. Une des plus grandes contradictions du système capitaliste est que, surtout dans les dernières décennies, une sorte d'abîme s'est creusé entre l'industrie et l'agriculture. Il y a une disproportion croissante entre l'augmentation des forces productives de l'industrie et de l'agriculture. L'économie rurale s'est trouvée pour ainsi dire sous le joug de l'industrie : nous pouvons l'en libérer et nous l'en libérerons en abolissant cette disproportion inhérente au système capitaliste. Si, au point de vue économique, nous perdons en morcellement des gros domaines, cette perte sera largement compensée par la coopération paysanne et par l'intervention systématique de l'industrie socialisée dans l'agriculture. Il convient de mentionner ici ce que Lénine a écrit dans son dernier article. Nous avons eu une forme spéciale de "socialisme agraire" ou coopératif même en pleine prospérité capitaliste. C'était une idéologie tout à fait originale. Elle avait sa base matérielle dans l'organisation des paysans sous l'hégémonie des gros propriétaires et du clergé, syndicats agricoles, coopératives et autres institutions, comme par exemple au Danemark. Naturellement, c'était une utopie, c'était une illusion semi-capitaliste de croire que les tendances surgies sur ce terrain pourraient s'opposer au capitalisme. Mais tout change avec la dictature du prolétariat.
Camarades, nous estimons qu'outre les décisions du IV° Congrès, nous devons avoir dans notre programme une partie tactique et stratégique. Nous reviendrons plus tard sur ce sujet lorsque la commission se sera prononcée et lorsqu'un projet définitif sera sous nos yeux.
Je me résume. Comme base, je prends les rapports présentés au IV° Congrès. Pour les faits nouveaux, c'est une déclaration de notre philosophie et une étude plus détaillée de la nouvelle politique économique que je propose de considérer comme la politique économique du prolétariat victorieux.
Je suis contre l'adoption immédiate du programme définitif. J'estime que ce sera bien si nous sortons de ce congrès avec le présent projet adopté et si nous le proposons à la discussion pour le faire adopter définitivement au prochain congrès.
BOUKHARINE — On s’est demandé ici s’il existe ou non une question allemande. On peut aussi bien répondre oui et non. La question allemande existe, car toutes les sections ont leurs questions d’organisation, leurs problèmes à résoudre. Dans un autre sens, elle n’existe pas, car la conjoncture politique n’est plus aussi aiguë qu’en octobre, et la crise du Parti est, semble-t-il, résolue.
Quelques camarades ont demandé : « Si nous avons des tendances social-démocrates, pourquoi ne nous exclut-on pas ? » C’est qu’il faut distinguer entre les social-démocrates et les tendances social-démocrates. Ces dernières, dans une situation critique, peuvent devenir très dangereuses, et notre devoir est de les étouffer dans l’œuf.
Je crois cependant que nous sommes maintenant assez grands pour ne plus rechercher si quelqu’un est de la droite ou de la gauche. Ce qu’il nous faut, c’est trouver une politique juste. Selon les cas, il faut s’orienter soit à gauche, soit à droite.
Les deux principaux problèmes qui se posent à nous sont ceux du front unique et du gouvernement ouvrier, en relation avec l’expérience saxonne.
Radek a raconté que des camarades, qu’il ne nomme pas, ont hésité à plusieurs reprises dans la question du front unique. J’étais au nombre. Mon point de vue primitif était erroné. Nous exagérions les dangers sans voir assez les avantages. C’est Lénine qui avait raison.
Est-il vrai, maintenant, qu’il est parmi nous des camarades qui souhaitent l’abandon de la tactique du front unique ? Je crois que ces camarades n’existent que dans l’imagination de Radek. Nous combattons seulement une certaine interprétation de cette tactique.
Passons maintenant au Gouvernement ouvrier. Les gouvernements ouvriers peuvent être de nature très différente. Même un gouvernement ouvrier réalisant la véritable dictature du prolétariat peut avoir des formes très variées. Je citerai comme exemple les dictatures russe et hongroise. Il est hors de doute qu’il y avait en Hongrie un gouvernement ouvrier de dictature, qu’en Russie également, lorsque les socialistes-révolutionnaires de gauche siégeaient avec nous au gouvernement, nous avions également une dictature prolétarienne. Or, tandis qu’en Hongrie cette situation a favorisé les social-démocrates, en Russie nous avons renforcé notre Parti, miné au contraire les forces de nos « alliés ». L’essentiel dans un Gouvernement ouvrier consiste à développer la situation, et non à la refréner.
Brandler a dit : « Nous voulions gagner du temps pour préparer. » Mais cela n’aurait de sens que si on avait fait quelque chose pendant ce temps. Là est toute la faute. Nous ne pourrons jamais oublier les discours qui ont été tenus en l’honneur de « la constitution », nous ne pourrons jamais oublier que l’indemnisation de la famille royale de Saxe a été mise à l’ordre du jour. Radek dit : « Cela dépend de la conjoncture parlementaire. » Mais si vous êtes d’avis que la conjoncture parlementaire peut tout excuser, vous ne deviez pas être, en 1914, contre le vote des crédits de guerre.
Notre Centrale allemande, en octobre, a mené une politique qui rendait impossible le développement de la révolution. Nous ne reprochons pas à ces camarades de n’avoir pas cherché à instaurer la dictature du prolétariat, mais de ne pas avoir tout fait pour s’y préparer.
Peut-on affirmer que nos fautes sont liées avec les fautes antérieures ? Il n’est pas douteux que la question de l’utilisation de l’État démocratique bourgeois, telle que Brandler l’a formulée à Konde, est en connexion avec ces fautes.
Il n’est pas douteux que le trouble intérieur du Parti a joué un rôle dans la défaite d’octobre. La principale condition nécessaire pour que la Centrale du Parti puisse diriger la lutte, est de jouir d’une autorité suffisante. Ce n’était pas le cas en octobre.
Encore quelques mots sur la situation générale de l’Internationale Communiste. La crise qui a surgi au cours de l’année passée n’est pas un phénomène accidentel. Il y a une connexion entre la crise russe et les crises allemande, bulgare, française, etc. Les causes de ces crises ont été de deux sortes. Le contact avec les couches petites-bourgeoises a eu pour conséquence certaines tendances petites-bourgeoises au sein de nos Partis. D’autre part, nos défaites de Bulgarie, d’Allemagne, etc., n’ont pas manqué d’avoir leur répercussion. Cette période de crises sera surmontée. C’est dans la lutte contre les déviations que se forment les véritables Partis bolchevistes.
BOUKHARINE. — Nous ne venons pas ici discuter contre Bordiga, nous nous contenterons de combattre le bordiganisme tel qu’il apparaît dans notre Parti italien. Bordiga dit qu’il défend le marxisme contre l’opportunisme de l’Exécutif. Mais c’est lui qui manifeste des tendances révisionnistes, bien que sous une forme peu ordinaire. Marx avait toujours en vue les masses. Bordiga et ses partisans les oublient complètement. Un des derniers numéros du Stato Operaio définit de la façon suivante le rôle du Parti : « À la minorité terroriste de la bourgeoisie, nous opposons la minorité terroriste du prolétariat ». Cette définition montre que l’auteur de l’article comprend moins les masses que Mussolini. Nous, marxistes, nous avons appris de Marx et même de Lassalle, que la classe ouvrière doit vaincre parce qu’elle met en mouvement les masses contre l’appareil de l’État bourgeois. Chez le prolétariat, c’est la masse qui compense les autres moyens de lutte qui lui manquent.
Bordiga nous reproche d’être pessimistes ; c’est plutôt sa conception à lui qui est pessimiste. Nous lisons dans ses thèses : C’est une illusion enfantine que de s’imaginer que nous pouvons conquérir les masses alors que règne le fascisme. Voilà une idée qui n’a évidemment rien de commun avec le marxisme. Bordiga et ses amis ne comprennent pas le rôle des masses, ils veulent transformer le Parti en une secte et de cette erreur découlent toutes les autres.
Nous disons : Nous devons gagner la majorité du prolétariat ; le plus sera le mieux. Le point de vue de Bordiga semble signifier : le moins sera le mieux.
De ce point de vue découle l’opposition au front unique. Bordiga pose la question de telle façon que, d’après lui, nous ne pouvons le proposer qu’aux organisations non politiques, syndicats, comités d’usines, etc., mais en aucun cas aux organisations politiques. Nous, qui ne sommes pas des pessimistes, nous sommes convaincus que l’exaspération de la lutte de classe finira par scinder les partis opportunistes et qu’une partie viendra vers nous. C’est à nous de hâter ce moment. La théorie de la minorité est capable de ruiner pour de longues années, non seulement le Parti, mais tout le mouvement ouvrier d’un pays. Nous ne devons pas le permettre. Si nous n’avons pas besoin de majorité, à quoi nous servent la fusion, la création des cellules communistes.
Il y a eu un gouvernement ouvrier en Russie, en Hongrie, également en Saxe (bien qu’en ce dernier pays il n’ait pas été excellent), mais pourtant le gouvernement ouvrier est un fait. Bordiga nie les faits lorsqu’ils ne concordent pas avec sa théorie de la minorité terroriste. Il dit que le gouvernement ouvrier est un mot d’ordre opportuniste et dangereux. Que fait-il de l’expérience internationale, de l’expérience de la révolution russe ? Avec notre tactique, nous avons gagné la révolution.
Maintenant, quelques mots sur la discipline internationale. Nous lisons dans le journal mentionné plus haut : « La tactique fusionniste de l’Internationale n’a pas d’utilité et il est nécessaire que notre Parti s’y oppose activement et résolument. Assez parlé de discipline ! Quand l’Internationale va à droite, nous devons former une fraction de gauche »... Il n’est pas question ici d’une fraction de gauche, mais simplement d’une fraction anticommuniste. Nous voyons ici, tout au moins, une tendance vers le tranmaelisme.
Bordiga et ses partisans sont, dans un certain sens, d’excellents révolutionnaires. Mais ce qu’ils font ici ne peut avoir que de mauvaises conséquences. Nous surprenons parfois chez eux des paroles très dangereuses, particulièrement au sujet de la discipline internationale.