1922

Reproduction du Projet de Programme de l’Internationale Communiste signé par Boukharine et publié dans Le programme de l’Internationale Communiste, projets présentés à la discussion du Ve Congrès mondial, Librairie de l’Humanité, bibliothèque communiste, Paris, 1924, pp. 33-55. Numéros 900 et 904 dans la bibiographie de W. Hedeler.
Il s’agit de son projet de 1922, déjà discuté au IVe Congrès mondial. Une nouvelle version complétée et un peu amendée sera publiée après le Ve Congrès 

Format ODT Format Acrobat/PDF Téléchargement : cliquer sur le format de contenu désiré


N.I. Boukharine

Projet de programme de l’Internationale Communiste



I. L’esclavage capitaliste

Actuellement, le globe presque tout entier se trouve sous la domination du capital.

Cette domination est basée sur la propriété individuelle et la production pour le marché, c’est-à-dire la production des marchandises. Le monopole des moyens de production ainsi que des moyens de répartition de ces marchandises, est aux mains d’un groupe infime de personnes, constituant la classe des capitalistes. Il assure à. cette classe un pouvoir illimité sur des millions de prolétaires qui, privés de moyens de production, sont forcés de vendre leur force de travail. La bourgeoisie consolide sa domination économique par sa domination politique, à savoir par son organisation étatique qui met à sa disposition exclusive la force armée et tous les moyens de contrainte physique. En outre, elle consolide sa domination dans le domaine intellectuel par le monopole de l'instruction, qui se trouve tout, entière aux mains des capitalistes. La classe ouvrière, qui constitue une majorité de plus en plus forte de la population, est ainsi une source inépuisable de profit pour la bourgeoisie qui exploite son travail. Pressurée économiquement, opprimée au point de vue politique et intellectuel, elle est l'esclave du capital.

Dans sa course après la plus-value, la bourgeoisie a été obligée de développer sans relâche les forces de production et d’étendre de plus en plus sa domination capitaliste. Mais elle n’a pu empêcher de se manifester, de plus en plus redoutables, les vices fondamentaux qui mènent fatalement le régime capitaliste à sa ruine.

La domination de la propriété individuelle engendre l’anarchie de la production qui, n’étant pas réglée par une force consciente, se développe aveuglément, sans système aucun. Cette anarchie trouve son expression : d’une part, dans la lutte acharnée que se livrent entre eux les différentes entreprises et les divers groupes d’entrepreneurs, dont la concurrence provoque un immense gaspillage de forces ; de l’autre, dans des crises périodiques, résultat inévitable du développement incohérent de la production, qui entraînent une destruction des forces productrices et réduisent au chômage des masses innombrables de prolétaires.

A l'anarchie de la production s’ajoutent les antagonismes de classes. Basée sur l'exploitation de l’immense majorité de la population par une infime minorité, la société capitaliste est divisée en deux camps hostiles et la lutte des classes remplit toute son histoire.

La lutte du capitalisme pour 1’hégémonie détermine une forme particulière de concurrence entre les Etats capitalistes et trouve son expression finale dans les guerres qui, au même titre que les crises économiques et le chômage, sont un des attributs essentiels du capitalisme.

Basée sur le développement des forces de production, le progrès de l’économie capitaliste a pour conséquence obligée la suppression, par la concurrence, des forces économiques précapitalistes, la ruine d’une partie de lu classe paysanne, la disparition graduelle des petits métiers, la défaite économique du petit et du moyen capital, la mise à sac et l’exploitation impitoyable des pays coloniaux. Ce processus engendre, d’une part, l'accumulation du capital et sa concentration entre les mains de quelques multimillionnaires, de l’autre, un accroissement formidable du prolétariat, qui se trempe à la dure école capitaliste et que toutes ses conditions de vie transforment en un ennemi mortel de la bourgeoisie et de l’ordre de choses bourgeois.

La concentration du capital et l’extension du régime capitaliste accusent de plus en plus, et dans un domaine toujours plus vaste, les vices fondamentaux du capitalisme. La concurrence entre les petits capitalistes ne cesse que pour faire place à la concurrence entre les grands ; elle s’apaise entre les grands capitalistes pour se réveiller entre des associations gigantesques de millionnaires et leurs gouvernements respectifs ; les crises embrassant une série de pays deviennent des crises mondiales ; les guerres locales font place à des guerres de coalitions et à des guerres mondiales ; la lutte de classes ne se borne pas aux actions éparses de groupes isolés d’ouvriers : elle devient une lutte nationale, et enfin la lutte internationale du prolétariat universel contre la bourgeoisie universelle.

L’exaspération fatale des rapports entre les classes est accompagnée du groupement des forces de chacune des classes adverses. D’une part, la bourgeoisie capitaliste s'organise en associations ou ligues, consolide son pouvoir étatique, rassemble ses organisations en un bloc armé et menace, de l’autre la classe ouvrière unie et cimentée par le mécanisme même de la production capitaliste, crée des organisations puissantes qui, tôt on tard, se transforment en instruments de la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie et sa principale citadelle, le pouvoir étatique.

Ainsi donc, le développement du capitalisme accentue inévitablement toutes ses contradictions internes jusqu’à rendre, en fin de compte, son existence impossible. Le prolétariat est la force vive qui renverse la puissance de la bourgeoisie ; secouant le joug millénaire sous lequel il est courbé, il anéantit le régime du capital et organise l’économie socialiste rationnelle, dont les prémisses ont été créées par le capitalisme lui-même. Les conditions qui rendent viable la nouvelle forme sociale appelée à succéder au capitalisme sont : la concentration des moyens de production ; le développement prodigieux de la technique capitaliste ; le travail collectif, incarné avant tout dans le prolétariat lui-même ; l'épanouissement de la science, fille du capitalisme ; l’extension des organisations ouvrières qui fourniront un premier noyau d'organisateurs à la nouvelle société.

Les dernières dizaines d’années de la domination du capital sont caractérisées par des traits spéciaux qui ont aggravé à l'extrême ses contradictions intérieures et provoqué la crise de la guerre mondiale de 1914

Le capitalisme est devenu mondial ; il est devenu la forme économique qui s’est assujetti toutes les autres formes sur toute la surface du globe.

A la place des innombrables entrepreneurs privés luttant les uns contre les autres et s'entre-dévorant par la concurrence ont surgi de formidables ligues de rois de l'industrie (syndicats et trusts), frappés à leur tour par les institutions bancaires. Celle nouvelle forme du capital, où le capital bancaire fusionne avec le capital industriel, où, par l’intermédiaire des banques, la grande propriété foncière s'allie à la grosse industrie, où les vrais maîtres de l’heure sont une poignée d’individus monstrueusement riches, oligarchie financière quasi-héréditaire, revêt un caractère monopolisateur nettement marqué. La libre concurrence qui avait remplacé le monopole féodal se transforme elle-même en monopole du capital financier.

Cette organisation du capital, essentiellement monopolisatrice, unissant fréquemment des groupes de bourgeoisie appartenant à des domaines économiques différents, amène une transformation profonde des formes de concurrence. L’ancienne méthode consistant dans rabaissement des prix fait place de plus en plus à la force brutale qui se manifeste à l’intérieur de chaque pays, par le boycottage et les autres formes de contrainte, dans les rapports internationaux, par l’établissement de tarifs protectionnistes élevés, par l’adoption de mesures prohibitives aboutissant à de véritables guerres douanières, et enfin par l’emploi de la force armée entre Etats rivaux. Deux faits principaux contribuent puissamment à exaspérer à l’extrême la concurrence économique internationale : d’une part, le partage des colonies entre les grands Etats capitalistes ; de l’autre, l’exportation sans cesse croissante du capital, d’où résulte inévitablement une tendance à l’occupation par la force du territoire sur lequel cette exportation est dirigée.

Dans cette situation, l’Etat et sa force armée acquièrent pour la bourgeoisie une importance exceptionnelle. La politique du capital financier est essentiellement et au plus haut degré une politique de rapine qui, pour arriver à ses fins, doit recourir à un développement monstrueux de l'armée, des flottes maritime et aérienne et de tous les moyens de destruction. Les progrès formidables du militarisme, à leur tour, sont une des raisons gui rendent la concurrence internationale encore plus aiguë et déterminent, en fin de compte, d’effroyables guerres d’extermination.

La concentration du capital à l'échelle mondiale a amené ainsi la formation de puissants trusts capitalistes nationaux, de grandes puissances financières capitalistes, véritables centres mondiaux d’oppression capitaliste, de pillage, d’exploitation et d’asservissement pour des masses innombrables de prolétaires, de demi-prolétaires et de paysans. De ces grandes puissances dépendent directement ou indirectement les Etats bourgeois de second ordre qui vivent de leurs aumônes. Enfin, les colonies, qui comptent des centaines de millions de travailleurs exploités, sont devenues un champ de pillage pour les Etats capitalistes qui les ont asservies.

Contre les forces puissamment organisées du capital financier, deux forces principales se dressent : d’une part, les ouvriers des Etats capitalistes, de l’autre, les pays coloniaux courbés sous le joug du capital étranger. Mais cette tendance révolutionnaire fondamentale est temporairement paralysée par le fait qu’une partie importante du prolétariat européen et américain s’est laissé corrompre. Recevant du pillage des colonies et des pays semi-coloniaux une plus-value supplémentaire, la bourgeoisie des pays impérialistes en profite pour élever le salaire des ouvriers de la métropole, qu’elle intéresse ainsi à la spoliation des colonies et dont elle fait des serviteurs dévoués de la « patrie » impérialiste. Cette corruption systématique s’est particulièrement manifestée dans l’aristocratie ouvrière, chez les dirigeants de la classe ouvrière, dans la social-démocratie et les syndicats, transformés en instruments dociles de la bourgeoisie.

L’acuité de la rivalité pour les colonies entre les grandes- puissances capitalistes a déchaîné la guerre mondiale de 1914 Cette guerre a ébranlé à tel point les bases de l’économie capitaliste, elle a tellement aggravé la situation de la classe ouvrière, détruit tant d’illusions impérialistes au sein du prolétariat, qu’elle a ouvert une nouvelle ère : celle de la désagrégation du régime économique capitaliste.

La guerre de 1914-1918 a entraîné une destruction des forces de production sans exemple dans l’histoire ; une immense quantité de moyens de production et la main-d’œuvre humaine la plus productive ont été anéanties ; en outre, une grande partie des forces vives ayant été affectées à la fabrication de produits sans valeur de consommation, il en est résulté une dépense d'énergie inutile et une perte considérable de richesses: Les efforts des trusts capitalistes nationaux, pour compenser ce gaspillage par le perfectionnement des forces d’organisation (subordination des ligues d’entrepreneurs privés à l’Etat, autrement dit capitalisme d’Etat), n’ont fait qu’intensifier la lutte entre les Etats.

La désorganisation de la circulation internationale et du système de division internationale du travail, les perturbations des règlements financiers entre particuliers et entre Etats, le déséquilibre des changes, l’endettement formidable des Etats ; tous ces résultats de la guerre ne font qu’accentuer encore la désorganisation de l'économie capitaliste mondiale.

Les systèmes économiques impérialistes subissent des modifications essentielles du fait que les pays coloniaux et semi-coloniaux, profitant de l’affaiblissement des Etats impérialistes, obtiennent une plus grande indépendance économique. C’est là un fait qui sape les bases de la prospérité des métropoles et aggrave également la crise générale.

Tous les faits fondamentaux précités de la période de guerre et d’après-guerre trouvent leur expression dans un abaissement du revenu public. L’abaissement du revenu public provoque à son tour une exacerbation de la lutte pour sa répartition entre les différentes oligarchies financières qui se font concurrence, entre les colonies et les métropoles et enfin entre la bourgeoisie et le prolétariat, auquel tendent à se rallier les groupes sociaux intermédiaires qui ont particulièrement souffert de la guerre.

Dans son ensemble, la situation du capitalisme, après la guerre, est marquée par une extrême instabilité dans toutes les sphères de la vie économique, politique, sociale et même intellectuelle et culturelle ; en effet, sur le fond de la crise générale apparaissent les signes manifestes d’une profonde désagrégation idéologique de la bourgeoisie : le retour à la religion, au mysticisme, à l’occultisme, etc., annonce clairement l’imminence de la ruine de la civilisation bourgeoise.

L’exacerbation de la lutte de classes, qui avait commencé déjà pendant la guerre, a amené la rupture du front unique de l’impérialisme dans son secteur le plus vulnérable, en Russie. Ainsi, la révolution opérée en novembre 1917 par le prolétariat russe, qui grâce à des conditions particulièrement favorables a renversé le régime bourgeois, a inauguré cette révolution internationale dont elle est devenue le premier chaînon.

Les insurrections prolétariennes qui ont suivi la révolution russe et qui, après un triomphe passager, se sont terminées par la défaite du prolétariat (Finlande, Hongrie, Bavière) où ont été arrêtées à mi-chemin par la trahison de la social-démocratie, dressée contre le communisme révolutionnaire (Autriche, Allemagne), ont été des étapes dans le développement de la révolution internationale, étapes au cours desquelles se sont évanouies les illusions bourgeoises du prolétariat et se sont concentrées les forces de la révolution communiste.

C’est pour cela précisément que le fait même de l’existence de la Russie soviétiste, centre organisateur du mouvement prolétarien universel, revêt une importance exceptionnelle sur le globe, constitue par son régime opposé par principe au régime capitaliste un coin enfoncé dans le système capitaliste mondial. D’autre part, elle est le détachement le plus solide du mouvement prolétarien, car en Russie la classe ouvrière a à sa disposition tous les moyens, toutes les ressources de l'Etat.

Dans le développement de la révolution internationale, la social-démocratie avec les syndicats qu’elle dirige est devenue le facteur contre-révolutionnaire le plus important, Elle ne s’est pas. bornée à trahir pendant la guerre les intérêts des ouvriers en soutenant dans chaque pays « son » gouvernement impérialiste ; elle a soutenu les traités de rapines (Brest-Litovsk, Versailles), elle a prêté une aide effective aux officiers pendant la répression sanglante des insurrections prolétariennes (Noske), elle a combattu par les armes, la première République prolétarienne (Russie), elle a vendu le prolétariat arrivé au pouvoir (Hongrie). Elle est entrée dans l’association de brigandage qui a nom la « Société des Nations » (Thomas). Elle s’est rangée ouvertement du côté des maîtres contre les esclaves des colonies (Labour Party). Ainsi donc, la social-démocratie est la dernière réserve de la société bourgeoise, son plus ferme rempart.

La disparition des illusions impérialistes au sein de la classe ouvrière soustrait le prolétariat à l’influence de la social-démocratie et prépare un terrain favorable au développement des Partis Communistes, qui, au cours de la lutte, s’unissent en la grande communauté des ouvriers révolutionnaires qui a nom l’Internationale Communiste. L’Internationale Communiste doit tirer l’humanité du chaos et de la misère, ainsi que de la désorganisation effroyable où elle se trouve plongée dans la période actuelle de désagrégation du capitalisme.

Elle doit la sauver des nouvelles guerres folles et monstrueuses, dans lesquelles la bourgeoisie est prête à anéantir, avec ses canons, le reste de sa civilisation, et la conduire dans une nouvelle voie, hors de laquelle il n’y a que mort et ruine.

II. - L’émancipation du travail le régime communiste

Le but final auquel tend l'Internationale Communiste est le remplacement du régime capitaliste par le régime communiste. Préparé par toute l’évolution économique, le régime communiste est, pour l’humanité, la seule issue, car, seul, il détruit les vices fondamentaux du système capitaliste, qui mène fatalement l’humanité à sa ruine.

Abolissant la propriété privée des moyens de production qu’il socialise, le régime communiste remplace la force naturelle et désordonnée de la concurrence, le développement incohérent de la production sociale par son organisation rationnelle et systématique. En même temps que l’anarchie économique et la concurrence, il supprime également les guerres. Le gaspillage fantastique des forces de production et le développement convulsif de la société font place à la mise en œuvre méthodique de toutes les ressources et à un développement économique paisible, régulier, normal.

Le communisme supprime également la division de la société en classes, c’est-à-dire supprime, en même temps que l'anarchie économique, l’anarchie sociale. Les classes, en lutte les unes contre les autres, sont remplacées par la grande communauté des travailleurs. Les immenses dépenses improductives suscitées dans les sociétés divisées en classes par la lutte des hommes les uns contre les autres, disparaissent, et l'énergie ainsi libérée est employée à combattre la nature, à développer la puissance humaine.

La suppression de la propriété individuelle et des classes entraîne la suppression de toute exploitation des hommes les uns par les autres. Le travail cesse d'être un labeur pour les autres ; il n’y a plus de pauvres ni de riches. En même temps, disparaissent également les organes de la domination des classes, et en premier lieu, l’Etat, incarnation de la domination d’une classe. L’Etat disparaît à mesure que disparaissent les classes. Et cette disparition amène la disparition progressive des forces de contrainte.

L’abolition des classes est accompagnée de la suppression du monopole de l'instruction. Tout enseignement, y compris l'enseignement supérieur, est accessible à tous. Dans celle situation, toute domination d’un groupe d’hommes sur d’autres devient impossible, et l'humanité devient une vaste pépinière pour la formation et la sélection des talents et des génies dans tous les domaines de la civilisation.

La croissance des forces de production n’est plus entravée par aucune barrière sociale. La propriété individuelle, les patentes, les brevets d'invention, les calculs intéressés, l’obscurantisme des masses artificiellement entretenu, les énormes dépenses improductives, rien de tout cela n’existe dans la société communiste.

L’union de la technique et de la science; l’organisation scientifique de la production, une comptabilité publique basée sur la statistique, l’utilisation de toutes les possibilités économiques (cultures appropriées aux régions, concentration, utilisation maximum des forces de la nature) assurent, au travail son maximum de productivité et libèrent ainsi une quantité considérable de l’énergie humaine, qui pourra être appliquée an développement de la science.

Le développement des forces de production ouvrira à toute l’humanité, dans la société nouvelle, de larges possibilités d’augmenter son bien-être et, par suite, d’atteindre à un niveau de civilisation sans exemple dans l’Histoire. Cette ère nouvelle de la civilisation, ou l’humanité se trouvera enfin unie pour la première fois, après la suppression de toutes les frontières nationales, sera basée sur des rapports nets et pratiques entre les hommes. Elle fera s’évanouir définitivement le mysticisme, la religion des préjugés et les superstitions, et donnera une, impulsion puissante au développement des facultés rationnelles qui permettront, à l’homme de vaincre la nature.

III. – Le renversement de la bourgeoisie et la lutte pour le communisme

Entre le régime communiste et le régime capitaliste s’étend une longue période remplie par les luttes, les victoires et les défaites du prolétariat, une période de décadence du capitalisme, de guerres nationales, d’insurrections coloniales, de concurrence armée et « pacifique » des Etats capitalistes contre les Etats socialistes naissants ; une période comportant des accords temporaires entre systèmes économiques opposés, et des luttes à mort. Enfin, au triomphe complet du prolétariat et à la consolidation de son pouvoir mondial, conquis dans la lutte, les privations et les souffrances, succédera l'époque de construction. La diversité des conditions de processus révolutionnaire, la diversité de types des nouveaux rapports en formation seront incontestablement les traits distinctifs du développement social durant cette longue période de transition. Ce n’est que lorsqu’elle aura accompli sa mission historique que la société de transition commencera à se transformer en société communiste.

Ainsi donc, la condition indispensable de la transformation de la société capitaliste en société communiste, le point de départ sans lequel tout progrès ultérieur de l’humanité est impossible est le renversement révolutionnaire de l’Etat bourgeois et la prise du pouvoir par la classe ouvrière : cette dernière, se donne pour tâche première l’écrasement de ses ennemis et la consolidation du nouveau régime. La dictature du prolétariat : tel est le postulat fondamental du progrès social.

La conquête du pouvoir par le prolétariat n'est autre que la destruction de l’appareil étatique bourgeois par les organes de lutte du prolétariat et l’organisation par ce dernier du nouveau pouvoir de la classe prolétarienne.

En règle générale, la forme la plus rationnelle de l’Etat prolétarien, comme l’a montré l’expérience des révolutions russe et hongroise qui a considérablement élargi l’expérience de la Commune de Paris, est la forme soviétiste. C’est le type soviétiste, surgissant directement du mouvement des masses, qui assure l’activité la plus grande de ces masses et, par suite, les chances les plus nombreuses de la victoire finale.

L’Etat soviétiste est en opposition tranchée avec la démocratie bourgeoise qui a toujours été une forme masquée de la dictature de la bourgeoisie. Sous la dictature de la bourgeoisie, les organisations de masse des ouvriers ne sont, dans le cas le plus favorable, que tolérées ; dans la démocratie prolétarienne, elles sont partout le principal appui et les organes mêmes de l’Etat prolétarien.

Contrairement à la démocratie bourgeoise, l’Etat soviétiste reconnaît ouvertement son caractère de classe et se propose ouvertement d’écraser les exploiteurs, dans l’intérêt de l’immense majorité de la population.

Tandis que la démocratie bourgeoise, laissant intact le monopole de la classe capitaliste sur les moyens de production et sur toutes les richesses matérielles de quelque importance, réduit par là les droits des ouvriers à une simple fiction, l’Etat soviétiste, avant tout, réalise les conditions de ces droits en assurant matériellement la liberté de la classe ouvrière, la possibilité de fonctionnement des organisations ouvrières, etc.

La démocratie prolétarienne, pour la première fois au monde, réalise l’égalité des citoyens indépendamment du sexe, de la race, de la religion et de la nationalité, égalité qui n'existe dans aucun pays capitaliste.

Réalisant la démocratie la plus large au sein de la société des travailleurs, la démocratie prolétarienne et ses organes se tiennent proches des masses, qu’ils font participer à l’administration de l’Etat. Le droit de soumettre les députés à de nouvelles élections et de les rappeler, la réunion du pouvoir exécutif et législatif, le système d’élection basé non sur l’unité territoriale, mais sur l’unité économique (usine, atelier, etc.) : tout cela constitue une différence profonde entre la République bourgeoise parlementaire et la dictature du prolétariat.

La classe ouvrière, guide et avant-garde de tout le reste de la masse laborieuse, et en premier lieu de la masse paysanne, doit fatalement, dans les premiers temps, consolider sa direction par certains privilèges qu’elle s’accorde à elle-même. Ces privilèges doivent disparaître graduellement, au fur et à mesure que le reste des travailleurs, et à leur suite les autres citoyens, se transforment sur la base des nouveaux rapports sociaux.

La partie essentielle de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière est la destruction du monopole de la bourgeoisie sur les armes et la concentration de ces armes entre les mains du prolétariat. Le désarmement de la bourgeoisie et l’armement du prolétariat doivent être les pierres angulaires de la lutte du prolétariat contre ses ennemis.

De même l'organisa lion de la force armée, organisation fondée sur une discipline révolutionnaire rigoureuse, doit être effectuée sur la base du principe de classe qui correspond à toute la structure de la dictature prolétarienne et assure le rôle dirigeant au prolétariat industriel.

Le prolétariat victorieux utilise le pouvoir qu’il a conquis, d’une part pour écraser la résistance de ses ennemis et assurer le maintien de la domination de la classe ouvrière, malgré les attaques de bourgeoisie ; d’autre part, il applique cet instrument de vie encore concentrée à l’expropriation des expropriateurs, c’est-à-dire à la refonte révolutionnaire, tout d’abord des rapports économiques, puis de tous les autres rapports sociaux. Cette expropriation est réalisée sous l'orme de « confiscation » des moyens de production qui sont transmis à l’Etat prolétarien.

Dans ce domaine, l’Internationale Communiste met en avant les mesures fondamentales suivantes :

  1. Expropriation des grandes entreprises industrielles, des transports, du service de liaison (télégraphe, téléphone), des stations électriques, etc. ;

  2. Nationalisation prolétarienne des grands domaines, qui doivent être remis aux organes de la dictature prolétarienne ; remise aux paysans d’une partie des terres, en particulier de celles qui étaient cultivées par des paysans en qualité de fermiers et de métayers. Cette remise d’une partie des terres à la classe paysanne est une mesure rationnelle au point de vue économique ; elle est motivée également par la nécessité de neutraliser la classe paysanne et, conséquemment, par l’importance sociale et politique de cette classe ;

  3. Nationalisation prolétarienne des banques ; remise à l’Etat prolétarien de toute la réserve d’or, des actions et obligations, etc., ; garantie des intérêts des petits déposants ; centralisation des banques ; subordination de toutes les grandes banques à la Banque Centrale de la République ;

  4. Nationalisation et municipalisation du commerce de gros ;

  5. Annulation des dettes d’Etat ;

  6. Monopole du commerce extérieur ;

  7. Monopolisation par la classe ouvrière des imprimeries et des journaux les plus importants.

La nationalisation ne doit pas, en règle générale, s’étendre à la petite et à la moyenne propriété. Tout d’abord, parce que le prolétariat, maître du pouvoir, n’aura pas, dans la première période de sa dictature, une quantité suffisante de forces organisées pour organiser la liaison des petites et des moyennes unités de production ; ensuite, parce que le prolétariat ne doit pas s’aliéner les groupes sociaux intermédiaires. Le prolétariat victorieux doit savoir distinguer entre les branches qui se prêtent à une direction centralisée et régulière et celles qui ne peuvent être qu’un poids mort entre ses mains. Ces dernières doivent être abandonnées à l’initiative privée.

Le passage du capitalisme au socialisme ne peut s’effectuer d’un seul coup. C’est pourquoi, dans les premiers temps, sont non seulement admissibles, mais même parfois obligatoires, des formes et des méthodes d’administration et d’organisation en apparence capitaliste : stimulants individuels au travail, paiement aux pièces, système de primes, paiement en espèces, forme capitaliste de calcul et de comptabilité, etc.

Le prolétariat doit être particulièrement attentif et prudent dans la question des rapports entre la ville et la campagne, et faire en sorte de ne pas enlever aux paysans les mobiles individuels d’action.

* * *

La lutte pour l'expropriation des expropriateurs exige qu’il soit judicieusement tenu compte de tous les éléments de cette lutte.

La grande bourgeoisie et les grands propriétaires fonciers, ainsi que la plupart des officiers subalternes et supérieurs, sont, pour la classe ouvrière, les ennemis les plus irréductibles ; elle doit mener contre eux une lutte implacable. L'utilisation des forces d'organisation de ces catégories de la population n’est possible qu’après la consolidation de la dictature du prolétariat et l’écrasement définitif des complots et insurrections des exploiteurs.

La question des intellectuels techniciens a une importance considérable pour la révolution prolétarienne. Réprimant résolument toute action contre-révolutionnaire émanant de ces derniers, mais tenant compte, en même temps, de la nécessité absolue d’utiliser les talents des spécialistes, le prolétariat doit éviter soigneusement tout acte portant un préjudice économique aux intellectuels, surtout à ceux; qui ont déjà fortement souffert de la guerre.

A l’égard de la classe paysanne, la tâche du Parti Communiste consiste à gagner à sa cause une masse considérable de paysans. Etablissant une distinction rigoureuse entre les diverses catégories de paysans, et tenant compte de l'importance de chacun de ces groupements, le prolétariat victorieux doit soutenir, par tous les moyens, les éléments pauvres et semi-prolétariens de la classe paysanne, en leur donnant une partie des terres des seigneurs, en facilitant leur défense contre le capital usurier, etc. Le prolétariat doit paralyser les couches moyennes en leur laissant, en propriété personnelle leurs terres, bétail, instruments de culture, et repousser vigoureusement toute agression des paysans riches, qui font bloc avec les grands propriétaires fonciers. Dans cette lutte, le prolétariat doit s’appuyer sur les groupements de paysans pauvres, dirigés par le prolétariat agricole dans les pays où les salariés agricoles sont en grand nombre.

La petite, bourgeoisie urbaine, perpétuellement hésitante entre la réaction la plus effrénée et le prolétariat, doit également être neutralisée dans la mesure du possible. On y arrivera en lui laissant son avoir, en lui accordant, la liberté économique, en l’aidant à combattre le crédit usuraire, etc.

Dans tous ces domaines, les organisations les plus diverses du prolétariat (coopératives, syndicats, etc. et, enfin le Parti) doivent être effectivement des organes du pouvoir prolétarien. Ce n’est que si elles soutiennent sans réserve leur pouvoir et sont animées d’une volonté unique de classe ; ce n’est que s’il est dirigé par le Parti que le prolétariat pourra remplir son rôle d’organisateur de toute la société dans la période la plus critique de l’histoire de l'humanité.

Enlevant à la classe capitaliste le monopole des moyens de production, la classe ouvrière doit également enlever à la bourgeoisie le monopole de l’instruction, c’est- à-dire s’emparer de tout l’enseignement, y compris l’enseignement supérieur.

Une des tâches les plus importantes du prolétariat est la préparation dans l’industrie (ingénieurs, techniciens, organisateurs, comptables, etc.), dans la science, dans l’art, militaire, etc., de spécialistes recrutés parmi la classe ouvrière. Ce n’est qu’en tirant sans cesse des cadres nouveaux que le prolétariat deviendra véritablement, la force qui dirigera la construction de la nouvelle société.

En outre, l'Internationale Communiste doit assumer la tâche du relèvement culturel des masses prolétariennes ; elle doit leur donner l’éducation politique, elle doit relever leur niveau technique, elle doit les former au travail collectif et combattre chez elles les restes de préjugés bourgeois, etc., etc.

La campagne contre les préjugés bourgeois et la superstition implique principalement une propagande antireligieuse qui doit, être menée avec tact et circonspection, surtout dans les catégories de travailleurs chez qui la religion a poussé des racines profondes.

Le principal appui des gigantesques Etats impérialistes est représenté par le rapport artificiellement établi entre les colonies et les semi-colonies, les Etats nationaux et les métropoles impérialistes. C’est pourquoi dans la .désagrégation du régime capitaliste, comme dans la construction socialiste, les questions coloniale et nationale jouent un rôle d’une importance exceptionnelle.

Dans ce domaine également, menant une politique diamétralement opposée à celle de la bourgeoisie et de la social-démocratie, l’Internationale Communiste soutient les thèses fondamentales suivantes :

  1. Droit des nationalités à disposer d’elles-mêmes jusques et y compris le droit de se séparer complètement de l’Etat auquel elles sont incorporées pour former un Etat distinct. Ce principe est obligatoire et doit être posé comme revendication dans les Etats bourgeois où il sert de moyen de lutte contre l'impérialisme ; il doit être reconnu également sous le régime de la dictature du prolétariat, où il représente un moyen de vaincre la méfiance nationale engendrée par des siècles de régime bourgeois ;

  2. Libération des colonies et soutien de tous les mouvements coloniaux dirigés contre le capitalisme. Si un Etat prolétarien possède des colonies léguées par le régime précédent, ces dernières ont, le droit de se séparer de lui ;

Unions de Républiques soviétistes tout d'abord sous forme de fédérations.

Comme la prise du pouvoir par le prolétariat ne s’effectue pas simultanément dans tous les pays ou même dans les principaux pays, et que les Etats prolétariens subsistent en face des Etats capitalistes, on doit admettre et même parfois reconnaître comme obligatoires des compromis dans le domaine de la politique extérieure des Etats prolétariens (commerce extérieur, emprunts, concessions, participation aux conférences générales et autres formes d’accords, y compris des accords militaires).

Cette politique, dictée chaque fois par des considérations d’opportunité, n’a pourtant rien de commun avec le pacifisme de principe. Au contraire, l'Internationale Communiste reconnaît entièrement aux Républiques prolétariennes le droit d’intervenir en faveur des exploités et des opprimés.

La question de la défense de la patrie ne peut plus être conçue sous la même forme qu’au début de la guerre, avant l’organisation d’un Etat prolétarien. Tout d’abord, le prolétariat de tous les pays doit défendre cet Etat prolétarien et même chercher à l’étendre, afin d’étendre la base de la révolution internationale. En second lieu, comme la formation de blocs entre les Etats prolétariens et quelques Etats bourgeois contre d’autres Etats bourgeois est complètement admissible en principe, la question de l’attitude à garder devant la guerre dépend de chaque cas particulier et doit être résolue en tenant compte du principe de l’opportunité : quant à la stratégie de la lutte générale, elle doit être élaborée par l’Internationale Communiste.

IV. – La voie menant à la dictature du prolétariat

La condition d’une lutte efficace pour la dictature du prolétariat est l’existence d’un Parti communiste fortement cimenté, habitué aux combats, discipliné et centralisé. La première chose à faire pour arriver à la dictature du prolétariat est de consolider par tous les moyens les partis communistes. Ces partis doivent diriger la lutte des masses prolétariennes dans tous les domaines, profiter de toutes les possibilités pour soumettre à leur influence les masses ouvrières et répandre cette influence sur les masses laborieuses de la classe paysanne et de la petite bourgeoisie urbaine.

Dans la conquête des masses, la tâche la plus importante consiste à gagner les syndicats, à les soustraire à l’influence idéologique de la social-démocratie. Tant qu’on n’a pas conquis la majorité des syndiqués, il est impossible de réaliser la dictature du prolétariat. Il faut également, accorder une attention particulière aux jeunes ouvriers, ainsi qu’aux ouvrières, de la conduite desquelles dépend dans une large mesure la situation, aussi bien durant la lutte pour la dictature que pendant la première phase de cette dictature.

Le rassemblement des masses sous le drapeau communiste doit s’effectuer à propos de toutes les questions, importantes, et en premier lieu dans la lutte contre l’impérialisme et le militarisme, dans la lutte contre la menace des nouvelles guerres impérialistes, etc.

Le Parti Communiste doit également rallier à lui le prolétariat dans les questions liées à la lutte contre les conséquences économiques de la crise qui s’est manifestée pendant et après la guerre (cherté de la vie, chômage. allongement: de la journée de travail, contre l’élévation des impôts, etc.).

La campagne en faveur de la Russie soviétiste, outre qu’elle fortifie cette dernière et rallie les masses autour de ce centre d’organisation anticapitaliste, est un instrument puissant d’organisation entre les mains de la classe ouvrière internationale.

Pour coordonner ses actions et les diriger le plus rationnellement possible, le prolétariat, international a besoin d’une discipline internationale, qui doit avant tout être observée dans les rangs du Parti communiste. Cette discipline communiste internationale doit conduire à subordonner les intérêts privés et locaux du mouvement à ses intérêts généraux et durables et à faire strictement exécuter toutes les décisions des organes dirigeants de l’Internationale Communiste.

N. BOUKHARINE.


Archives Boukharine Archives Internet des marxistes
Haut de la page Sommaire