Du « Manifeste des Communistes » :
« Les ouvriers commencent par se coaliser contre les bourgeois pour le maintien de leur salaire. Ils vont jusqu’à former des associations permanentes, en prévision de ces luttes occasionnelles. Cà et là, la résistance éclate en émeute. Parfois les ouvriers triomphent ; mais c’est un triomphe éphémère. Le véritable résultat de leurs luttes est moins le succès immédiat que la solidarité grandissante des travailleurs. Cette solidarité est facilitée par l’accroissement des moyens de communication qui permettent aux ouvriers de localités différentes de prendre contact. Or, il suffit de cette prise de contact pour transformer les nombreuses luttes locales qui, partout, revêtent le même caractère, en une lutte nationale à direction centralisée (il faut entendre par là une lutte étendue sur tout le territoire de l’ État, de laquelle on passe après à une lutte internationale - A.B.), en une lutte de classe. Mais toute lutte de classe est une lutte politique, et l’union que les bourgeois du moyen-âge mettaient des siècles à établir avec leurs chemins vicinaux, les prolétaires modernes l’établissent en quelques années par les chemins de fer.
Cette organisation du prolétariat en classe, et donc en parti politique, est sans cesse détruite par la concurrence que se font les ouvriers entre eux (souligné par nous). Mais elle renaît toujours et toujours plus forte, plus ferme, plus formidable... De plus, ainsi que nous venons de le voir, des fractions entières de la classe dominante sont, par la marche de l’industrie, précipitées dans le prolétariat, ou sont menacées, tout au moins, dans leurs conditions d’existence. Elles aussi apportent au prolétariat de nombreux éléments de progrès.
Enfin, au moment où la lutte des classes approche de l’heure décisive, le processus de dissolution de la classe régnante, de la vieille société toute entière, prend un caractère si violent et si âpre qu’une petite fraction de la classe régnante s’en détache et se rallie à la classe révolutionnaire, à la classe qui porte en elle l’avenir. De même que jadis une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat, et notamment cette partie des idéologues bourgeois parvenus à l’intelligence théorique de l’ensemble du mouvement historique.
De toutes les classes qui, à l’heure présente, se trouvent face à face avec la bourgeoisie, le prolétariat, seul, est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres classe périclitent et périssent avec la grande industrie ; le prolétariat, au contraire, est son produit le plus spécial.
Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, combattent la bourgeoisie parce qu’elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices. »
Des thèses du deuxième Congrès de l’Internationale Communiste sur les tâches du Parti Communiste dans la révolution prolétarienne :
« Le Parti Communiste se distingue de toute la classe ouvrière parce qu’il embrasse tout le chemin historique de cette dernière prise dans son ensemble, qu’il tend à défendre, à tous les détours de ce chemin, non seulement les intérêts de groupes ou de corporations particulières, mais toujours les intérêts de la classe ouvrière dans sa totalité. »
Du statut du Parti Communiste d’Italie voté à l’unanimité au Congrès constitutif de Livourne :
« L’organe indispensable de la lutte révolutionnaire du prolétariat est le parti politique de la classe. Le Parti Communiste, réunissant dans son sein la partie la plus avancée et la plus consciente du prolétariat unifié, les efforts des masses travailleuses, en les amenant de la lutte pour les intérêts de groupes et pour des résultats contingents, à la lutte pour l’émancipation révolutionnaire du prolétariat. »
Les « points de la gauche », dans leur première rédaction schématique, ne disent rien de différent de ces textes bien connus et fondamentaux. Nous y lisons en effet : « Le parti est l’organe qui synthétise et unifie les poussées individuelles ou de groupes provoquées par la lutte des classes. En tant que tel, le type d’organisation du parti doit être capable de se placer au-dessus des catégories particulières et de rassembler, en les synthétisant, les éléments qui proviennent des différentes catégories de prolétaires, des paysans, des déserteurs de la classe bourgeoise, etc. ».
Aucune discussion n’aurait dû surgir sur ce point bien connu et précis. Mais la discussion aurait dû porter sur notre doute, quant à l’organisation sur la base des cellules d’usine - haussées au rang d’organisation fondamentale et même exclusive du parti - et pouvant répondre à la fonction fondamentale du parti : dépasser l’individualisme et le particularisme de catégories.
Par contre, le sectarisme, le parti-pris, ont tellement maîtrisé nos contradicteurs qu’il y a lieu de se demander si nous assistons à une discussion entre militants de la même cause ou bien à une mobilisation de l’organisation pour le bourrage des crânes. Il est bien entendu que je ne veux pas parler des intentions de nos contradicteurs : je veux m’occuper du résultat des positions pratiques qu’ils défendent.
Les écrits publiés au sujet de ce dernier problème représentent une filiation au texte précédant la publication de nos « Points », et nous nous arrêterons donc sur ce texte, le restant n’étant que répétition, méthode sotte et savante à la fois.
A toutes les déductions critiques on a opposé une traduction de la formule des « Points » qui équivaut à bouleverser les deux textes en contraste. Nous tenons en effet - comme prémisse à la conception des cellules - à insister surtout sur la conception d’unité de classe du parti. Par contre, on parvient à nous faire dire justement l’opposé, alors qu’il est très connu que nous avons toujours été parmi les plus acharnés défenseurs du critère fondamental de classe du marxisme. Nous disons que le parti est « l’organe » qui synthétise et unifie les poussées individuelles et de groupes provoqués par la lutte des classes, ce qui signifie lutte et victoire sur l’esprit égoïste et particulariste, qui se présente toutefois - à notre analyse matérialiste - comme étant le premier effet et moment de la crise sociale. Et nos contradicteurs nous font dire que le parti est lui-même une synthèse (mot qui, dans le communiqué des jeunes, devient enfin désinvoltement somme) d’éléments sociaux disparates. Nous serions donc contre la conception que le Parti est une partie de la classe prolétarienne, nous serions pour une organisation « inter-classes », suivant l’ahurissant terme créé à cette occasion. Selon l’avis qu’on nous prête, il serait donc essentiel que dans le parti se trouve des éléments non-prolétariens : professeurs, ingénieurs, etc..., que ceux-ci seuls puissent être de véritables révolutionnaires communistes et non les ouvriers, car ceux-ci ne parviendraient pas à sortir de l’esprit étroit des catégories... Et c’est au tour de celui qui ergotera le plus. On est toujours réduit aux mêmes systèmes. Il s’agit d’exercer sur les camarades ouvriers une pression démagogique pour nous présenter comme des intellectuels qui, au sein de leur élite, méprisent les travailleurs. En fait de démagogie, nos centristes voient la paille dans les yeux d’autrui mais non la poutre dans leurs propres yeux. Je veux de suite relever, comme symptomatique, le fait que cet argument, depuis des années et des années, est employé contre la gauche marxiste par tous les opportunistes mencheviks honteusement ostentateurs d’ouvriérisme et de courtisanerie envers les ouvriers.
Puisque quelques camarades de bonne foi pourraient croire qu’en repoussant les opinions absurdes que les centristes nous prêtent, pour leur commodité et pour l’industrialisation du confusionnisme, je puisse faire à mon tour de la démagogie et de la manuvre pour accaparer quelques camarades hésitants, je demande à citer un autre document : un passage des thèses de Rome qui écartera tout doute.
1° « Le Parti Communiste, parti politique de la classe prolétarienne, se présente dans son action comme une collectivité agissante avec une direction unitaire. Les mobiles initiaux qui conduisent les éléments et les groupes de cette collectivité à se grouper dans un organisme d’action unique, sont les intérêts immédiats des différentes couches de la classe travailleuse découlant de leurs conditions économiques. Le caractère essentiel de la fonction du Parti Communiste est l’utilisation ainsi groupée pour la réalisation des objectifs qui - pour être communs à toute la classe travailleuse et située au terme de toute la série de ses luttes - doivent être dépassées par l’intégration de ces intérêts des groupes dispersés et des postulats immédiats et contingents que la classe travailleuse peut se poser.
2° L’intégration de toutes les poussées élémentaires en une action unitaire se manifeste au travers des deux principaux facteurs : l’un est la conscience critique dont le parti tire son « programme », et l’autre est la volonté qui s’exprime par l’instrument d’action du parti, sa discipline et son organisation « centralisée ». Il ne faut pas considérer les deux facteurs, conscience et volonté, comme une faculté que l’on peut obtenir à laquelle chacun peut prétendre, alors qu’elle ne se réalise que par l’intégration de l’activité de nombreux individus dans un organisme collectif unitaire ».
Les choses ayant été remises en place et avant d’en venir au problème des cellules, il faudra préciser le problème de la fonction des intellectuels. Nous admettons la possibilité de la présence d’éléments non prolétariens dans le parti de la classe ouvrière, ainsi que l’a indiqué Marx dans le passage cité du Manifeste et dans beaucoup d’autres. Le point qui nous intéresse le plus n’est pas celui du rôle des intellectuels, mais l’autre du rapprochement et de la fusion complète entre les éléments ouvriers des différentes catégories et métiers. Le caractère fondamental de l’organisation du parti doit tendre au rapprochement entre ouvriers qui n’ont pas seulement de commun la seule conquête du « petit sou » quotidien, mais la conquête révolutionnaire d’une nouvelle forme sociale. Dans cette association d’ouvriers (qui y adhèrent en tant qu’éléments politiques et non plus seulement professionnels, comme c’est le cas pour le syndicat), participe pour des raisons complètement exceptionnelles une restreinte minorité d’intellectuels et le prolétariat les utilise dans le sens désigné par Marx. Toute l’expérience postérieure est là pour indiquer que le prolétariat doit se méfier, par des garanties d’organisation particulières - et tactiques ajoutons-nous - du danger toujours présent que ces éléments intellectuels, et avec eux les ouvriers élevés au rang de chefs du mouvement, se transforment en agents de la bourgeoisie pour les prolétaires. Mais le fait de garder au parti un caractère d’adhésion de chaque individu qui en accepte le programme politique sur la base de ses opinions présente, entre beaucoup de désavantages, un grand avantage, dans le sens qu’il permet cette lutte contre l’esprit particulariste qui est une chose fondamentale « pour la concurrence toujours renaissante entre les travailleurs », faisant ainsi comprendre à chaque ouvrier qu’il est communiste parce qu’il lutte pour le résultat final de la victoire de sa classe fondatrice de la société sans classe et non seulement pour l’amélioration de sa condition d’individu et même pas de sa catégorie, et même pas seulement de celle du prolétariat dans les cadres de la société présente. Tout cela, en plus l’impossibilité pour le mouvement communiste de se passer de l’aide d’écrivains, propagandistes, théoriciens, dans les conditions actuelles du monopole fondamental de la culture de la part de la classe bourgeoise.
Les centristes, dans le texte cité, voulant faire croire que, selon leur critère, le parti peut se passer d’intellectuels, professeurs, etc. (nous verrons que, malheureusement, cela n’est pas du tout vrai) exposent à leur façon la théorie de la participation des intellectuels au parti et font dire à Marx exactement le contraire de ce qui figure dans le passage que j’ai cité. Selon eux, les intellectuels étaient nécessaires dans une première période, mais - par le développement du prolétariat - les chefs surgissent du sein de ce dernier. Marx dit au contraire que le processus de la désertion des éléments bourgeois se vérifie juste au moment où « la lutte de classe s’approche de sa solution ». La thèse des centristes est d’ailleurs démentie par cent faits : les chefs provenant des ouvriers mêmes se sont révélés au moins aussi capables que les intellectuels d’opportunisme et de trahison et, en général, plus susceptibles d’être absorbés par les influences bourgeoises. D’autre part, l’Internationale Communiste et le parti bolchevik, non seulement dans la dernière phase révolutionnaire, mais aussi après la révolution, ont eu et ont à leur tête des intellectuels. Et notre parti, par-dessus le marché, a une Centrale composée de professeurs et d’avocats, très peu indiquée par conséquent pour tonner contre ses composants. Je rappelle qu’après Livourne, notre parti présentait un pourcentage très bas d’intellectuels ; les avocats étaient trente dans tout le parti (voir la relation du C.C. au Congrès de Rome), dans l’Exécutif et dans la Centrale les ouvriers étaient nombreux. Les choses ont changé avec l’élimination de la gauche et la fusion avec les « Terzini » [1], qui ont apporté presque plus d’avocats que d’ouvriers et, d’autre part, aucun ouvrier ne se trouve aujourd’hui dans l’Exécutif.
Marx ne parle pas tellement des intellectuels dans le passage que nous examinons, mais il parle de déserteurs de la bourgeoisie. Si l’on voulait se laisser guider par une de ses conceptions, il faudrait déterminer quelle classe et quelle catégorie succombent ou survivent avec l’éclosion de la grande industrie. Or, si je voulais « rigoler » et relever des allusions sur le rôle des ingénieurs, je pourrais rappeler que, par la centralisation et la collectivisation de la grande industrie, disparaîtront précisément les avocats et professeurs d’une philosophie plus ou moins idéaliste et bourgeoise et qui sont donc, par définition, réactionnaires. Mais venons-en à l’essentiel : dans le schéma du parti qu’on arrive à nous présenter sous le titre de « bolchévisation » et dont on vante les liens avec la classe ouvrière, parce qu’à la base se trouvent des cellules d’usines, ces intellectuels que l’on méprise lorsqu’ils sont présents dans les assemblées de sections territoriales, ne se trouvent-ils plus dans la possibilité de jouer un certain rôle ? Hélas ! Les intellectuels gardent une fonction, et la plus essentielle. C’est eux qui relient, et par là même contrôlent tout le réseau des cellules, en tant que fonctionnaires. Or, il me paraît que le point le plus délicat de la fonction des « chefs » ne réside pas tant dans leur origine prolétarienne ou non prolétarienne, mais dans leur qualité de fonctionnaires du mouvement. C’est celle-ci qui les prédispose à s’endormir d’abord dans la routine bureaucratique, à se désolidariser ensuite, petit à petit, des intérêts révolutionnaires des « ouvriers » dont la vie est bien autrement précaire et menacée. Aucun doute que, sous ce rapport, la Troisième Internationale a marqué la puissante réaction à la gangrène qui empoisonna la Deuxième : mais la question est ici d’indiquer les garanties que renferme l’un ou l’autre système d’organisation.
La question des « révolutionnaires professionnels » se relie à celle des cellules. Étant donné que les fonctionnaires sont indispensables, il s’agit de réaliser l’encadrement du parti qui élimine le danger qu’ils peuvent représenter. Or, nous trouvons que, pour le parti bolchevik russe, cette question se posait d’une façon toute différente (sous le tzarisme) de la façon dont elle se pose pour les partis communistes des pays où le régime bourgeois a historiquement triomphé depuis longtemps. Les différences méritent un examen attentif. Il s’agit de rapports différents entre la classe des patrons industriels, l’État et la police politique de ce dernier. Ainsi, dans la Russie tzariste, l’usine était moins dangereuse que la rue, alors que, par exemple, pour l’Angleterre libérale, ce fut et c’est exactement le contraire. En somme, il s’agit du milieu que l’on crée aux fonctionnaires détachés, en réalité, d’un contact véritable avec les ouvriers sur une base de « parité organisatoire » et qui, sous le tzarisme, était révolutionnaire à cause du danger continu et terrible. Que toute cette analyse ne soit pas illégitime et scandaleuse prouve le fait suggestif qu’au Deuxième Congrès, où les bases de l’Internationale furent établies par Lénine, bien que possédant l’expérience des cellules en Russie, on n’esquissa même pas un tel critère d’organisation qui est aujourd’hui présenté comme indispensable et fondamental. Dans aucun de ces documents classiques : statuts de l’Internationale, 21 conditions d’admission, thèses sur le rôle du parti, thèses sur les tâches de l’Internationale, on n’en trouvera trace. Il s’agit d’une « trouvaille » faite beaucoup plus tard et il nous sera possible de voir où elle se place dans le processus de développement de l’Internationale. Nous voulons donc discuter la signification de l’expérience russe des cellules dans la période précédant la révolution, pour juger de son extension aux partis actuels des différents pays. Nous parlons de toute l’Europe et de l’Amérique où la succession de la bourgeoisie parlementariste à l’absolutisme féodal est un fait accompli et nous ne voulons donc pas nous en rapporter seulement à l’Italie. Même un bambin aurait compris cela.
Pourtant, nos contradicteurs ont voulu faire croire que nous formulions dans ce paragraphe une appréciation sur la situation italienne. Et par un « on dit » et une série de magnifiques « évidemment », on nous fait dire que la comparaison signifie ceci : en Russie, il y avait la terreur, en Italie la liberté. Et de lancer un appel véritablement honteux et démagogiques aux ouvriers italiens victimes du fascisme que nous voudrions convaincre de la possibilité de conquêtes pacifiques. Mais qui a donc jamais parlé de l’Italie et de conquêtes pacifiques ? Le fait est qu’en Russie ce danger, toujours souligné par Marx, que le prolétariat égare la vision de sa tâche politique révolutionnaire se laissant absorber par des intérêts particularistes, était éliminé par la situation historique qui faisait attendre, comme prochaine, inévitablement la mise bruyante sur le tapis de la question de l’État et du pouvoir politique. L’appareil étatique du tzarisme étant pourri : le problème fondamental pouvait donc directement se poser aux travailleurs. Parmi beaucoup de désavantages, il y avait là une sorte d’avantage qui n’existe pas, ni dans les pays occidentaux, ni en Italie, parce que le fascisme, s’il supprime toute liberté et conquête pacifiques (« ce qui tombe comme un cheveu dans une soupe ») ne cesse pas d’être un régime spécifiquement bourgeois des patrons industriels, qui n’a même pas songé à se défaire de la révolution libérale bourgeoise. Le fait que la politique étatique est maniable au gré du patron d’usine, subsiste et se renforce sous le gouvernement fasciste, alors qu’en Russie il existait entre l’appareil politique traditionnel tzariste et la nouvelle classe industrielle, un antagonisme historique que le prolétariat pouvait utiliser.
Il est certainement caractéristique, de la part de nos centristes-mencheviks, de croire que le fascisme soit un régime non bourgeois et à un retour de la domination d’autres classes qui ne soient pas la bourgeoisie capitaliste. Bien que les faits détruisent chaque jour ce schéma, celui-ci inspire toujours la politique imposée à notre parti. Notre distinction comparative ne portait pas sur Russie et Italie, et ce n’est pas ici qu’il faut chercher notre jugement sur la situation dans notre pays.
Pour ce qui est des conquêtes pacifiques, non seulement nous ne les croyons pas possibles, mais, ce qui importe le plus, nous avons toujours combattu ceux qui les croyaient utiles et les considéraient des points finaux pour la lutte du prolétariat : elles ne sont que des manuvres défensives bourgeoises équivalentes dans leur but à l’oppression, et aux offensives fascistes. Il faut vraiment du « culot » pour présenter de telle sorte nos positions. Mais ne faut-il pas, à tout prix, nous présenter comme des droitiers et faire eau de toute chose ?
Notre critique du système des cellules nous porte à le juger vicié de fédéralisme. Les centristes, à leur tour, essayent de le contester en donnant une définition à leur façon du fédéralisme. D’après eux, pour définir comme fédéraliste une organisation, il suffit que les organisations de base votent non pas d’après le nombre d’adhérents, mais chacune par une voix de poids égal. Or, le développement logique du système des cellules nous portera certainement à cela, parce que les problèmes seront discutés dans des réunions de cellules et ces dernières devront voter au milieu de fortes difficultés. Mais le caractère distinctif du fédéralisme est autre : chaque individu adhérant n’est pas relié directement au centre comme tout autre, mais dépend d’un organisme ayant une particulière nature et unité. L’ensemble de ces organismes de premier degré est la base de la structure supérieure. Au même moment, l’appartenance à ces organismes classifie et distingue les adhérents de l’organisme général. Dans ce sens, sont fédéralistes, le Labour Party et les syndicats ; non certainement parce qu’ils reposent sur la base des cellules, mais parce qu’ils sont des associations d’associations ayant un caractère distinctif : la profession des adhérents ou autre chose. On a fait, dans l’Internationale, une campagne très vive contre le parti norvégien qui acceptait les adhésions d’associations économiques et syndicales et non de membres individuels en soutenant, au 5e Congrès, que ce type fédératif d’organisation est contre-révolutionnaire. Or, il y a une analogie entre cette structure et celle des cellules. Cela est prouvé entre autre par le langage imprudent de nos centristes : le type du parti norvégien, en effet, correspondrait très bien avec leur sotte tirade à propos d’intellectuels dans les assemblées de travailleurs.
Nous affirmons que l’ouvrier, dans la cellule, ne sera porté à discuter que des questions particulières et à caractère économique intéressant les travailleurs de l’usine donnée. L’intellectuel interviendra toujours et si ce n’est plus avec la force de son éloquence, c’est par le monopole de l’autorité de la Centrale du parti, pour trancher chacune et toutes les questions : la politique du parti finissant par être confiée au corps des fonctionnaires, caractéristique exquise d’organismes fédéralistes et opportunistes. L’Internationale a dû intervenir récemment dans le parti allemand pour éviter que l’on donne statutairement des pouvoirs politiques aux conférences de fonctionnaires non élus par la base : cela, on pourra l’éviter formellement mais, par la soi-disant bolchevisation, ces choses menacent de se vérifier dans les faits.
En conclusion, il faut rétablir une thèse fondamentale marxiste, selon laquelle le caractère révolutionnaire du parti est déterminé par des rapports de forces sociales et par des processus politiques et non par la forme, par le type d’organisation. L’erreur contraire est celle du syndicalisme et des multiples semi-syndicalistes pullulant partout et dont la doctrine des « ordinovistes » [2] est un essai spécial. A l’origine, ceux-ci avaient trouvé la formule magique d’organisation : conseils d’usines, et ils réduisaient le tout à ceci : parti prolétarien, révolution économique, État ouvrier. Dans toutes ces manifestations, il y a une survivance antimarxiste et antiléniniste de l’utopisme, dans la mesure où celle-ci consiste à aborder les problèmes non pas sur la base d’une analyse des forces historiques réelles, mais par l’établissement d’une magnifique constitution, d’un plan d’organisation ou d’un règlement. La position idéologique erronée quant au problème des fractions, à laquelle nous assistons, part d’une même origine et conduit à codifier la prohibition ou l’étranglement « des fractions ».
Les organismes prolétariens agissent révolutionnairement sur les situations par des chemins qui ne peuvent pas être contenus dans des dispositions d’encadrement organisatoire, dans la recette : syndicats, coopératives, conseils d’usines, gildes, cellules, comité d’ouvriers et paysans, etc. Ce ne sont que des formes et nous devons nous occuper du contenu des intérêts sociaux qui sont en jeu, des forces en lutte, de la direction où se vérifie le mouvement.
Le parti communiste se distingue de tout autre parti, ou association, par la classe dont il résulte et par le programme de sa lutte et la méthode de sa tactique, non pas par le type formel de son organisation. Une organisation du parti solide et organisée, ainsi que nous la voulons, se formera seulement non par des procédés artificiels, mais par une plus grande correspondance entre les principes et la tactique et par une politique nettement originale : en cela réside l’originalité de la classe révolutionnaire.
Aujourd’hui, par contre, on tend à fabriquer une organisation sui generis et en même temps à singer la méthodologie bourgeoise.
Surgissant de cette réaction contre l’erreur utopique et syndicaliste, nous avons voulu établir la thèse qu’il est faux de poser la distinction entre parti communiste et parti social-démocrate dans la différence entre organisation à base de cellules et organisation à base territoriale. Et cela est d’autant plus vrai que, comme nous l’avons vu, la différence n’est qu’apparente et donne lieu à une similitude justement pour ce qui est de l’affaiblissement du centralisme, au moment même où l’on voudrait prouver que l’on reste fidèle à ce centralisme. Cela aussi rappelle les organisations social-démocrates : selon la critique qu’en a donnée l’Internationale Communiste : en elle, le fédéralisme s’accompagne avec la pire dictature des bureaucrates.
Amadeo Bordiga (Unità  Septembre 1925).
Parler de liberté et d’égalité tant que les classes ne seront pas abolies, c’est se duper soi-même ou duper les ouvriers, ainsi que tous les travailleurs et tous ceux qu’exploite le capital ; c’est, en définitive, défendre les intérêts de la bourgeoisie. Tant que les classes ne sont pas abolies, à chaque discussion sur la liberté et l’égalité, il faudrait tout au moins se poser les questions : la liberté, mais pour quelle classe, et pour en faire quel usage ? L’égalité, de quelle classe et avec quelle classe. Et, sous quel rapport exactement ? Éviter directement ou indirectement, consciemment ou inconsciemment ces questions, c’est fatalement défendre les intérêts de la bourgeoisie, les intérêts du capital, les intérêts des exploiteurs. Le mot d’ordre de liberté et d’égalité, lorsqu’on garde le silence sur ces questions, sur la propriété individuelle des moyens de production, est un mensonge et une hypocrisie de la société bourgeoise qui, par une reconnaissance purement extérieure de la liberté et de l’égalité, masque en fait la servitude et l’inégalité économiques des ouvriers, de tous les travailleurs, de tous ceux qu’exploite le capital, c’est-à-dire de l’immense majorité de la population dans tous les pays capitalistes.
LENINE.
Notes
[1] « Terzini », fraction d’extrême gauche du Parti Socialiste, dirigée par Maffi-Serrati. Après la seconde scission de ce parti (1922), et le départ de l’aile droite réformiste, les terzini purent prendre - avec l’IC - des rapports indépendants non contrôlés par le parti qui, cependant, était dirigé par les centristes. Au 5e Congrès de l’IC (1924), les terzini fusionnèrent avec le parti.
[2] « Ordinovistes », de « Ordine Nuovo », organe d’un cercle d’intellectuels adhérant au PCI, dirigés par Gramsci. Avant la fondation du Parti Communiste, cet organe qui repoussait la proposition de la fraction abstentionniste pour la création du Parti Communiste, proposait les Conseils d’Usines comme forme fondamentale d’organisation de la classe prolétarienne.