1891

L'une des premières études marxistes sur la question, par le "pape" de la social-démocratie allemande.


La femme et le socialisme

August Bebel

II: La femme dans le présent


Autres obstacles et difficultés. La proportion numérique des sexes ; ses causes et ses effets.

Dans les diverses situations que nous venons de décrire, il s'est formé chez la femme, à côté de qualités caractéristiques, des défauts qui, transmis par l'hérédité de génération en génération, ont pris un développement toujours plus considérable. Les hommes s'arrêtent volontiers à ce fait, oubliant qu'ils en sont eux-mêmes la cause et qu'ils y ont, par leur manière d'agir, prêté la main. À ces défauts de la femme appar­tiennent, ce qu'on lui reproche tant, sa volubilité de langage, sa manie de cancaner, sa disposition à tenir des conversations interminables sur les choses les plus vides et les plus insignifiantes, sa préoccupation de tout ce qui est purement extérieur, sa passion de la toilette et de la coquetterie, son faible qui en résulte pour toutes les folies de la mode, enfin sa facilité à prendre de l'ombrage ou de la jalousie de ses congénères.

Ce sont là des défauts qui, se faisant déjà remarquer chez le sexe féminin, bien qu'à des degrés différents, dès l'âge le plus tendre, peuvent être considérés comme essentiellement héréditaires, et que notre système d'éducation contribue encore à dé­velopper. Qui a été élevé d'une façon absurde ne peut pas élever les autres d'une manière sensée.

Si l'on veut se rendre un compte exact des causes originelles et du développement ultérieur des qualités et des défauts des sexes ou même de peuples entiers, il faut employer la même méthode, en référer aux mêmes lois qu'appliquent les sciences physiques et naturelles modernes dans leurs recherches sur l'origine et le perfection­nement des genres et des espèces et sur leurs propriétés caractéristiques dans le monde organique. Ces lois, généralement appelées, du nom de leur principal inven­teur, lois de Darwin, sont tirées des conditions matérielles respectives de la vie, de l'hérédité, de l'adaptation, ou de la culture et de l'éducation.

L'homme ne saurait faire exception aux lois qui régissent tous les êtres vivants, dans la nature entière ; il n'est pas en dehors de celle-ci, et considéré au point de vue physiologique, il n'est que l'animal le plus perfectionné. Mais l'on ne veut guère encore, aujourd'hui, admettre cette définition de l'homme. Dans cet ordre d'idées, les anciens, il y a des milliers d'années, et bien qu'ils ne connussent rien des sciences naturelles modernes, avaient dans nombre de choses touchant à l'humanité des façons de voir bien plus sensées que nous, et - c'est là le point essentiel - ils mettaient en pratique leurs idées basées sur l'expérience. On entend si souvent parler aujourd'hui, avec une admiration enthousiaste, de la grande beauté et de la vigueur des hommes et des femmes libres de la Grèce. Et l'on ne voit pas que l'heureux climat et la nature enchanteresse du pays baigné par la mer aux mille ports ne furent pas seuls à influer sur la vie et le développement de la population, mais qu'à leur action bienfaisante se joignait encore et surtout celle des principes de perfectionnement physique et d'édu­cation appliqués avec logique, et par loi de l'État, à tous les êtres nés libres, principes calculés tous de manière à unir la beauté, la vigueur et l'agilité physiques à l'élasticité et à la finesse de l'esprit. Et si, en ce qui concernait l'éducation intellectuelle, la femme était fort négligée comparativement à l'homme, il n'en était pas de même au point de vue du développement physique  [1]. À Sparte, par exemple, où on alla le plus loin dans le perfectionnement physique des deux sexes, garçons et filles allaient tout nus jusqu'à ce qu'ils fussent nubiles, et se livraient en commun aux exercices du corps, aux jeux et à la lutte. L'exposition constante de la nudité du corps humain, la façon naturelle dont on en usait avec les choses naturelles, avaient aussi l'avantage d'empêcher de se produire cette surexcitation sensuelle que fait artificiellement naître aujourd'hui, dès l'enfance, la séparation dans les rapports des deux sexes. La consti­tution physique et le fonctionnement des organes particuliers de chacun des deux sexes n'étaient pas un secret pour l'autre. Il n'y avait donc là aucune place pour les gravelures. La nature restait la nature. Un sexe se réjouissait des beautés de l'autre. Et il faut que l'humanité en revienne à la nature et au commerce naturel des sexes, il faut qu'elle rejette loin d'elle les malsaines conceptions spiritualistes de l'être humain qui priment aujourd'hui.

Ce sont des idées diamétralement opposées, surtout en ce qui concerne l'éducation de la femme, qui l'emportent chez nous en ce moment. Que la femme doive, elle aussi, avoir de la force physique, du courage et de la résolution, on le tient encore couramment pour une hérésie, pour quelque chose « d'anti-féminin », bien que per­sonne ne puisse nier que, grâce à de pareilles qualités, la femme pourrait se protéger contre une foule d'injustices et de désagréments, grands et petits. Au contraire, on s'efforce d'entraver la femme dans son développement physique aussi bien que dans son développement intellectuel. La séparation rigoureuse des sexes dans les rapports sociaux et à l'école, une méthode d'éducation qui repose entièrement sur les idées spiritualistes que le christianisme a profondément implantées en nous pour tout ce qui a trait à la nature humaine, favorisent ces errements.

Il est impossible que la femme, dont le développement physique est resté incom­plet, dont on a faussé les facultés intellectuelles dans leur perfectionnement, qu'on a confinée dans le cercle d'idées le plus étroit et qui n'a de relations qu'avec les êtres de son sexe qui lui tiennent de plus près, s'élève au-dessus des banalités des habitudes quotidiennes. Son horizon intellectuel reste éternellement borné aux étroites limites des choses du ménage, aux occupations domestiques et à tout ce qui s'y rattache. Il en résulte nécessairement une tendance à bavarder, à disserter à perte de vue sur les choses les plus insignifiantes, car les qualités intellectuelles qui vivent en elle tendent à se faire jour et à s'exercer, de quelque manière que ce soit. Et l'homme, que tout cela empêtre souvent dans des affaires désagréables et met au désespoir, se répand en malédictions et en anathèmes contre des défauts dont il a, lui, le « roi de la création », le plus lourd sur la conscience.

La femme étant rattachée au mariage par toutes les fibres de son existence, il est fort naturel que tout ce qui touche à l'union conjugale tienne dans sa conversation et dans ses aspirations une place si importante. D'autre part, faible qu'elle est et subor­donnée à l'homme par les mœurs et par les lois, la langue est la seule arme qu'elle puisse employer, et elle en use, cela va de soi. Il en est absolument de même pour sa coquetterie et son amour de la toilette dont on lui fait tant de reproches, qui ont atteint, dans les folies de la mode, un degré si effrayant, et font le désespoir des pères et des maris, sans que ceux-ci puissent rien de sérieux contre ces défauts.

L'explication, dans ce cas encore, est facile.

La femme est aujourd'hui, pour l'homme, avant tout un objet de jouissance ; subordonnée au point de vue économique, il lui faut considérer dans le mariage sa sécurité ; elle dépend donc de l'homme, elle devient une parcelle de sa propriété. Sa situation est rendue plus défavorable encore par ce fait que, en règle générale, le nombre des femmes est supérieur à celui des hommes - un chapitre sur lequel nous aurons a revenir. Cette disproportion numérique excite la concurrence des femmes entre elles, concurrence rendue plus âpre encore par suite de ce que nombre d'hom­mes, pour toute sorte de raisons, ne se marient pas. C'est ainsi que la femme est obligée, en donnant à son extérieur l'allure la plus avantageuse possible, d'entamer avec toutes celles de ses congénères du même rang qu'elle la « lutte pour l'homme ».

Que l'on considère maintenant que toutes ces disparités entre les deux sexes ont duré pendant des centaines de générations, et l'on ne s'étonnera plus de ce que, suivant les lois de l'hérédité et de l'évolution, et les mêmes causes ayant toujours produit les mêmes effets, les phénomènes que nous avons exposés aient fini par revêtir leur forme extrême d'aujourd'hui. Ajoutez qu'à aucune époque précédente les femmes ne se firent entre elles, pour trouver un mari, une concurrence aussi acharnée qu'aujourd'hui : cela tient en partie aux causes que nous aurons à exposer ultérieure­ment et qui ont toutes contribué à rendre plus considérable que jamais la supériorité du nombre des femmes par rapport à celui des hommes à marier. Enfin les difficultés que l'on trouve à s'assurer des moyens suffisants d'existence, ainsi que les nécessités sociales, renvoient plus qu'à aucune autre époque la femme au mariage comme à une « institution de refuge. »

Les hommes se complaisent volontiers dans cette situation et en retirent tous les avantages. Il plait à leur orgueil, à leur égoïsme, à leur intérêt, de jouer le rôle du plus fort et du maître, et, comme tous les despotes, ils se laissent difficilement influencer par des motifs puisés dans la raison. L'intérêt qu'ont les femmes à s'agiter pour arriver à un état de choses qui les délivre d'une situation indigne d'elles n'en est que plus évident. Elles n'ont pas plus à compter sur les hommes que les travailleurs n'ont à compter sur la bourgeoisie.

Si l'on examine en outre le caractère que revêt, sur d'autres terrains, le terrain industriel par exemple, la lutte pour la prépondérance ; si l'on considère les moyens vils et souvent criminels qui sont employés quand plusieurs entrepreneurs sont en présence et comment s'éveillent les passions de la haine, de l'envie, de la calomnie, on trouve l'explication de ce fait que la « lutte pour l'homme » menée par les femmes entre elles revêt un caractère absolument analogue. C'est ainsi que, comparativement, les femmes peuvent bien moins se supporter entre elles que les hommes, et que même les meilleures amies se prennent facilement de querelle quand il s'agît de questions comme leur prestige auprès de l'homme, du plus ou moins d'attraits de leur personne, etc. On peut également constater que, partout où deux femmes se rencontrent, même si elles ne se connaissent ni Eve ni d'Adam, elles se dévisagent toujours comme deux ennemies, et que, d'un seul coup d'œil, chacune a immédiatement découvert si l'autre a employé une couleur mal assortie, chiffonné un nœud de travers, commis enfin dans sa toilette quelque faute capitale de ce genre. Dans leurs deux regards se lit malgré elles le jugement que l'une porte sur l'autre. C'est comme si chacune voulait dire à l'autre : « je me suis tout de même mieux entendu que toi à me parer et à détourner les regards sur moi ».

Le caractère très passionné de la femme, qui trouve sa vilaine expression dans la furie, mais qui se révèle aussi dans son profond esprit de sacrifice et de dévouement (que l'on songe seulement avec quelle abnégation vraiment héroïque la mère lutte pour son enfant et la veuve livrée à elle-même prend soin de ses petits), ce caractère passionné a son origine dans les conditions de son existence et de son éducation, essentiellement dirigée en vue d'encourager la vie intérieure.

Tout ce que nous avons exposé jusqu'ici ira pas encore épuisé l'énumération des obstacles et des difficultés que rencontre le mariage. Aux résultats produits par une éducation intellectuelle faussée viennent se joindre les effets non moins considérables d'une éducation physique mal comprise ou incomplète en ce qui concerne le rôle assigné à la femme par la nature. Tous les médecins sont d'accord pour constater que la préparation de la femme à ses fonctions de mère et d'éducatrice laisse beaucoup à désirer. « On exerce le soldat au maniement de son arme et l'ouvrier à celui de ses outils ; tout emploi exige ses études ; le moine lui-même a son noviciat. Seule, la femme n'est pas dressée à l'accomplissement de ses graves devoirs maternels »  [2]. Les neuf dixièmes des jeunes filles qui ont le mieux l'occasion de se marier, entrent dans la vie conjugale avec une ignorance absolue de la maternité et de ses devoirs  [3]. La crainte incompréhensible dont nous avons déjà parlé et qu'ont les mères elles-mêmes d'entretenir leurs filles, arrivées à leur complet développement, des fonctions si im­portantes des sexes, laisse celles-ci dans l'ignorance la plus complète de leurs devoirs envers elles-mêmes et envers leurs maris. En entrant dans le mariage, la jeune fille pénètre dans un pays qui lui est totalement inconnu ; elle s'en est fait le plus souvent par les romans, et par les moins recommandables, une image fantaisiste qui rime avec la réalité comme hallebarde et miséricorde . Je ne veux parler que pour mémoire du manque de connaissances domestiques, qui sont pourtant nécessaires à la femme au point ou les choses en sont encore aujourd'hui et bien qu'on l'ait soulagée, pour des raisons que j'ai déjà exposées en partie, de certains travaux dont on trouvait tout naturel de la charger jadis. C'est un fait indéniable que nombre de femmes, sans qu'il y ait souvent de leur faute, et par suite de causes sociales générales, entrent dans le mariage sans avoir la moindre notion de leurs devoirs, ce qui constitue un fond suffisant au désaccord du ménage.

Un autre motif qui empêche pas mal d'hommes de remplir le but du mariage ressort de la constitution physique de nombre de femmes. Une éducation absurde, de tristes conditions sociales dans leur genre de vie, leur logement, leur travail, créent des êtres féminins qui ne sont pas mûrs pour les devoirs physiques du mariage. Ces femmes sont faibles de corps, pauvres de sang, d'une extrême nervosité. Il en résulte pour elles des menstruations difficiles, et des maladies des différents organes qui se rapportent aux fonctions sexuelles, maladies qui vont jusqu'à les rendre impropres à la procréation ou à l'allaitement, sauf au péril de leur vie. Au lieu d'une compagne en bonne santé et de belle humeur, d'une mère féconde, d'une épouse veillant à tous les besoins du ménage, l'homme n'a qu'une femme malade, aux nerfs surexcités, pour laquelle le médecin ne sort pas de la maison, qui ne peut supporter un courant d'air ni le moindre bruit. Je ne veux pas m'étendre davantage sur cette situation. Chacun de mes lecteurs - et toutes les fois que dans ce livre je parle du lecteur, je m'adresse naturellement aussi à la lectrice - a, dans le propre cercle de ses connaissances, assez d'exemples sous les yeux pour pouvoir s'en faire à lui-même un tableau plus complet.

Des médecins expérimentés affirment que la grande moitié des femmes mariées, surtout dans les villes, se trouvent dans des conditions physiques plus ou moins anormales. Selon le degré du mal et le caractère des conjoints, de pareilles unions sont nécessairement malheureuses et elles donnent au mari, dans l'opinion publique, le droit de se permettre des libertés extra-conjugales qui, bien que connues de la fem­me, ne doivent rien enlever de la bonne entente et du bonheur du ménage. Souvent aussi la complète différence dans les appétits sexuels crée dans un couple des dissen­timents profonds sans que la séparation, si souhaitable dans ce cas, soit possible, par suite de considérations de toute nature.

Nous avons donc passé en revue jusqu'ici une foule de raisons qui, dans la plupart des cas, ne permettent pas à la vie conjugale de nos jours d'arriver à être ce qu'elle doit : une alliance entre deux êtres de sexe différent, ne s'appartenant qu'en vertu d'un amour et d'une estime réciproques et qui, selon l'expression frappante de Kant, for­ment seulement à eux deux l'être humain complet.

C'est donc à tous égards une proposition d'une efficacité douteuse que celle de ces gens, même savants, qui croient en finir avec les tendances émancipatrices de la femme en la revoyant à cette vie de ménage, à cette union conjugale qui, comme nous le démontrerons davantage encore, devient toujours de plus en plus un leurre, en raison de notre état social, et qui répond de moins en moins à son véritable but.

Mais une semblable proposition, inconsciemment applaudie par la plupart des hommes, tourne à la plaisanterie la plus amère quand ces donneurs de conseils et leurs claqueurs ne font eux-mêmes rien pour procurer à chaque femme un mari. Schopenhauer, le fameux philosophe, n'a pas non plus la moindre compréhension de la femme et de sa situation. La façon dont il s'exprime est non-seulement impolie, elle est encore souvent banale. C'est ainsi qu'il dit : « la femme n'est pas destinée aux grands travaux. Sa caractéristique n'est pas d'agir, mais de souffrir. Elle paie sa dette à la vie par les douleurs de l'enfantement, par les soins à donner à ses petits, par sa soumission à l'homme. Les manifestations les plus intenses de la force vitale et du sentiment lui sont interdites. Sa vie doit être plus silencieuse et plus insignifiante que celle de l'homme. La femme est destinée à soigner et à élever l'enfance, parce que, puérile elle-même, elle reste pendant toute sa vie un grand enfant, une sorte d'inter­médiaire entre l'enfant et l'homme, qui lui, est le véritable être humain... Les jeunes filles doivent être élevées en vue de la vie domestique et de la soumission... Les femmes sont les « Philistins » les plus enracinés et les plus inguérissables ».

Il me semble que Schopenhauer, en prononçant cette condamnation de la femme, s'est montré bien moins philosophe que « Philistin » lui-même, et le plus enraciné de tous. Ce genre de philosophie, on le cherche chez un épicier et non chez un phi­losophe, qui doit avant tout être un sage. Schopenhauer n'a, non plus, jamais été marié ; il n'a donc pas contribué par lui-même pour sa part à ce qu'une femme de plus payât à la vie la dette qu'il leur assigne. Et nous en venons ici au revers de la médaille, qui n'en est à aucun titre le plus beau côté.

Beaucoup de femmes ne se marient pas parce qu'elles ne le peuvent pas, chacun le sait. La coutume leur interdit déjà de choisir et de s'offrir ; il leur faut se laisser rechercher, c'est-à-dire choisir ; elles n'ont pas le droit de rechercher elles-mêmes. Aucun prétendant ne se trouve-t-il ? la femme entre alors dans la grande armée de ces malheureux qui ont manqué le but de leur vie et qui, faute d'une situation matérielle assurée, sont livrés au besoin, à la misère, et trop souvent à la honte. Ceux qui savent les causes de la disproportion numérique des sexes sont la minorité et n'en connais­sent même pas toute l'importance réelle. La majorité a de suite à la bouche, pour réponse, que l'on procrée trop de filles, et beaucoup concluent que si le mariage est pour la femme le seul but de sa vie, il faut introduire la polygamie. Ceux qui préten­dent qu'il naît plus de filles que de garçons sont mal renseignés. Et ceux qui, obligés de reconnaître le caractère contre-nature du célibat, et voyant le grand nombre de femmes exclues du mariage, en viennent à penser que, dans ces conditions, il ne reste plus, que ce soit un bien ou un mal, qu'à introduire la polygamie, ceux-là ne voient pas quelle est la véritable proportion numérique des sexes. Sans nous arrêter à la façon dont nos mœurs, qui ne pourront jamais se concilier avec la polygamie, nous font envisager les choses, disons que la polygamie constitue pour la femme, dans toutes les conditions, une déchéance. Ce qui n'a pas empêché Schopenhauer, dans son dédain et son mépris de la femme, de déclarer tout net que « la polygamie est un bienfait pour le sexe féminin fout entier ». La polygamie se perd par les obstacles que la nature même lui oppose.

Beaucoup d'hommes ne se marient pas, parce qu'ils croient ne pas pouvoir entre­tenir convenablement une femme. Pour la même raison, l'immense majorité des hom­mes mariés ne pourraient pas en entretenir une seconde. Quant au très petit nombre de ceux qui le peuvent, il n'y a pas à s'en occuper ; ils ont déjà pour la plupart deux femmes et même davantage, une légitime et une ou plusieurs de la main gauche. Privilégiés par leur fortune, ceux-ci ne se laissent pas plus arrêter par les lois que par les considérations morales pour faire ce qu'il leur plaît. Même en Orient, où la polygamie est, depuis des millions d'années, reconnue par les mœurs et par les lois, les hommes qui ont plus d'une femme forment la minorité. Ainsi, l'on parle souvent, et avec raison, de l'action démoralisatrice de la vie de harem en Turquie, et de la dégénérescence de la race qui en résulte. Mais on oublie que cette vie de harem n'est possible qu'à une partie infime de la population masculine, et encore exclusivement aux classes dirigeantes, tandis que la masse du peuple vit, comme l'Européen, dans la monogamie. En 1869, il n'y avait à Alger, sur 18.282 hommes mariés, pas moins de 17.311 monogames, tandis qu'on ne comptait que 888 bigames et seulement 75 polygames. On peut admettre que Constantinople, la capitale de l'empire turc, ne donnerait pas de résultat sensiblement différent. Parmi la population des campagnes, en Turquie, la proportion est encore plus favorable à la monogamie. Là comme chez nous ce sont des considérations d'ordre matériel qui obligent la plupart des hommes à se contenter d'une seule femme. Et même si les conditions matérielles de l'existence étaient les mêmes pour tous les hommes, la polygamie n'en serait pas davantage applicable, parce qu'alors il n'y aurait pas assez de femmes dans la population. Dans des conditions normales, le nombre d'individus de chacun des deux sexes étant presque égal, la monogamie est tout indiquée. Nous le démontrerons d'une façon plus complète.

Les chiffres ci-dessous, et les éclaircissements qui en ressortent, prouveront qu'en principe il n'y a pas de différence bien appréciable dans le nombre des individus des deux sexes, et surtout qu'elle n'est pas au désavantage du sexe féminin. Voici quelles étaient au total, et dénombrées par sexe, les populations des divers pays.

Année
Pays
Population totale
Hommes
Femmes
En plus
Hommes
Femmes
1875

Allemagne

42752554

21005461

21787093

-

741632

1872

France

36102021

17982511

18120410

-

137899

1871

Italie

26801154

13472262

13328892

143378

-

1869

Autriche-Hongrie

35904435

17737175

18167270

-

430095

1871

Grande-Bretagne et Irlande

31845379

15584132

16261247

-

677115

1870

États-Unis

38558371

19493565

19064806

428759

-

1870

Suisse

2670345

1305670

1364675

-

59005

1869

Pays-Bas

3309128

1629035

1680093

-

51058

1866

Belgique

4827833

2419639

2408194

11445

-

1860

Espagne

15673481

7765508

7907973

-

142465

1864

Portugal

4188410

2005540

2182890

-

197330

1864

Suède et Norvège

5850513

2880339

2980164

-

99825

Totaux

248484524

123270837

125213687

583574

2536424

Il ressort donc pour les États ci-dessus mentionnés et pour une population totale de 248.484.524 individus, une différence en trop de 2.000.000 en chiffres ronds, au détriment du sexe féminin, de telle sorte que, pour 100 hommes, il y a 101,22 femmes. On le voit, cette différence est faible, mais elle se modifie beaucoup à l'avantage du sexe féminin, si l'on considère que dans les chiffres cités la plupart des États n'ont pas compris leurs marins, quelle que fût la distance à laquelle ils se trouvaient du pays. Cette partie de la population n'est entrée en ligne de compte que pour l'Italie et l'Angleterre, mais est aussi en forte proportion pour tous les autres États, notamment pour l'Amérique du Nord et l'Allemagne. D'autre part, ne sont pas comptées dans ces chiffres les troupes entretenues aux colonies par les diverses puissances. Les marins, qui n'ont pas été comptés, et ces troupes réunis donnent bien à peu près cent mille hommes. Il y a encore lieu de remarquer que la population mâle prend plus de part que la population féminine à l'émigration européenne pour tous les pays du monde ; c'est là un fait nettement démontré par l'excédent d'hommes que présentent les États-Unis.

Quelques autres chiffres vont nous le prouver encore. En 1878, dans la colonie de Victoria, sur une population de 863.370 individus, le sexe masculin comptait environ cent mille tètes de plus que le sexe féminin, soit une disproportion de plus de 20 % au détriment des hommes. La population de Queensland se composait en 1877 de 203.084 habitants, sur lesquels 126.900 du sexe masculin et 76.100 du sexe féminin, soit encore une forte disproportion au désavantage du premier. La colonie de la Nouvelle-Zélande, abstraction faite des indigènes et de 4.300 Chinois, comportait 414.171 habitants, dont 230.898 hommes et seulement 183.373 femmes. Au Pérou, il n'y a que 98 femmes pour 100 hommes. Bref, ces chiffres démontrent que si l'on totalisait exactement par sexe la population de la terre, le nombre des hommes dépas­serait très vraisemblablement celui des femmes, et que le contraire est impossible. Et maintenant il y a lieu de tenir compte encore d'une foule de circonstances par suite desquelles, dans des conditions sociales plus favorables, le nombre des hommes en viendrait facilement à dépasser d'une façon sensible celui des femmes, comme nous allons le voir plus loin.

Il est intéressant de comparer entre eux les chiffres du tableau ci-dessus pour chaque État séparément. Il en ressort une forte disproportion des sexes dans tous les pays qui ont eu la guerre ou qui souffrent d'une émigration considérable, et, à la vérité, c'est cette dernière circonstance qui y influe le plus puissamment. Les États de race germanique, l'Allemagne, la Suisse, l'Autriche, l'Angleterre, fournissent les différences les plus élevées. Les pays de race latine ou mixte, tels que la Belgique et l'Italie, ont même un excédent de population masculine. Pour la France, dont l'émi­gration est presque nulle, la proportion n'est devenue mauvaise qu'à la suite de la guerre de 1870-71. En 1866, la France ne comptait qu'un excédent de 26.000 femmes, mais en 1872, la différence s'élevait à 137.899. Le grand excèdent que l'on remarque pour l'Espagne et le Portugal a son explication dans les vastes colonies de ces deux pays, colonies où émigre la population masculine. En ce qui concerne l'Espagne, il y a à cet état de choses une raison de plus, qui découle des nombreux troubles intérieurs qui l'ont affligée, et de la situation misérable du peuple.

Par contre, les États-Unis offrent un spectacle tout différent. En raison de la forte immigration, composée en immense majorité d'individus du sexe masculin, on y constate en faveur de la femme une différence qui compense dans une certaine mesure la pénurie d'hommes en Europe. Si l'on connaissait les chiffres de la popu­lation européenne du Cap, de l'Australie, de l'Amérique du Sud et de toutes les autres possessions européennes des diverses parties du monde, il est probable qu'il en ressortirait même un excédent de mâles d'origine européenne, et si chaque homme se mariait effectivement, il ne pourrait pas rester une seule femme non mariée. Si tous tes hommes voulaient avoir une femme, il pourrait donc se faire qu'au lieu de parler d'introduire la polygamie on en vint à se demander si la polyandrie ne serait pas nécessaire.

La statistique des naissances est également d'accord avec cette idée. Il est établi que, dans tous les pays où ont été faits des recensements des naissances par sexe, il naît de 105 à 107 garçons pour 100 filles. D'autre part il est également constaté que, notamment dans la première année de la vie, il meurt proportionnellement plus de garçons que de filles, de même qu'on compte jusqu'à 138 mort-nés masculins pour 100 féminins.

Les publications concernant le rapport proportionnel des sexes dans les naissances pour la Ville de Paris en 1877, sont pleines d'intérêt pour la question qui nous occupe. Il en ressort qu'il naquit 27.720 garçons et 27.138 filles ; par contre, le chiffre des décès, sans considération d'âge, s'élevait à 24.508 pour les hommes et 22.835 pour les femmes. L'excédent des naissances était donc pour le sexe masculin de 528, celui des décès de 1788. On constate aussi une différence remarquable dans les chiffres des décès causés chez les deux sexes par la phtisie. Il mourut, en effet, de cette maladie, à Paris, 4.768 hommes et 3.815 femmes. La cause de cette mortalité considérable du sexe masculin, plus frappante dans les villes qu'à la campagne, se trouve évidemment dans son genre de vie plus négligé et plus malsain. C'est ainsi que, d'après Quetelet, il meurt plus d'hommes entre 18 et 21 ans que de femmes entre 18 et 25. Une seconde raison de ce fait consiste encore en ce que le genre d'occupations des hommes (travail de fabrique, navigation, voyages) est plus dangereux pour la vie que celui des femmes.

On cherche la raison de la proportion élevée des mort-nés masculins dans ce fait qu'en raison de la grosseur relativement plus considérable de leur tête, ils viennent plus péniblement au jour et sont surtout d'une gestation plus difficile, c'est-à-dire qu'ils souffrent plus que les filles de la faiblesse de constitution de la mère  [4].

On essaie de donner à ce fait indéniable que partout il naît plus de garçons que de filles cette explication que, selon la plus grande vraisemblance, la naissance d'un garçon dépend de ce que l'homme est généralement supérieur à la femme en âge, en vigueur et en énergie. On affirme que, dans un ménage, il y a d'autant plus de nais­sances masculines qu'il y a plus de différence d'âge entre l'homme et la femme, mais que cependant une jeune femme l'emporte sur un vieillard. D'après cela on pourrait considérer comme une loi que, de deux conjoints, c'est celui qui a la nature la plus vigoureuse qui influe essentiellement sur le sexe de l'enfant.

Il résulte de tout cela, d'une façon pour ainsi dire certaine, que partout où la femme se développe physiquement et moralement suivant un système d'éducation et un genre de vie conformes à la nature, le chiffre des mort-nés et celui de la mortalité des jeunes garçons diminuent. Il on ressort encore d'autre part que, par le dévelop­pement des forces intellectuelles et physiques de la femme, et par le choix raisonné de l'homme en ce qui concerne l'âge, il serait parfaitement possible de régulariser le chiffre des naissances des deux sexes, et il est vraisemblable que, dans de saines conditions sociales, on arriverait à un bon résultat.

En Prusse, on comptait, on 1864, 3.722.770 garçons au-dessous de 14 ans ; mais seulement 3.688.985 filles du même age. Il y avait donc 33.721 garçons de plus. Cependant, il ressortit du recensement général de la population qu'il y avait 313.383 femmes de plus que d'hommes. La disproportion ne commençait donc que pour un âge plus avancé et résultait d'ailleurs principalement, comme nous l'avons déjà remarqué, de la guerre et de l'émigration. Immédiatement après les guerres de 1864, 1866 et 1870, l'émigration allemande prit des proportions considérables, tant parmi les jeunes gens qui allaient seulement avoir à faire leur service militaire que parmi ceux qui, revenus de la guerre comme réservistes ou soldats de la landwehr, ne voulaient pas s'exposer une seconde fois au danger d'un appel sous les drapeaux et aux sacrifices qui en découlent. C'est donc principalement la partie la plus saine et la plus vigoureuse de la nation qui émigre, empêchant ainsi des centaines de mille femmes allemandes de remplir dans le mariage le but de leur vie.

D'après les renseignements officiels sur le recrutement en 1876 dans l'empire allemand, sur 1.149.042 soumis au service militaire, on en comptait 35.625 impropres au service, 109.956 manquaient à l'appel sans excuse, 15.293 condamnés pour avoir émigré sans autorisation et 14. 934 sous le coup de poursuites pour la même cause. Ces chiffres se passent de commentaires. Mais les femmes qui liront ce que nous exposons ici comprendront à quel haut degré elles sont intéressées à l'état de notre situation politique et militaire.

La durée du service militaire sera-t-elle prolongée ou restreinte ? l'armée sera-t-elle augmentée ou diminuée ? suivons-nous une politique pacifique ou belliqueuse ? la façon dont on traite nos soldats est-elle digne d'hommes ou non, et le chiffre des désertions et des suicides dans l'armée s'en accroît-il ou diminue-t-il ? Ce sont là toutes questions qui intéressent la femme tout autant que l'homme. Le second peut bien plus facilement que la première se soustraire à cet état de choses. Les hommes ont encore une autre façon de se consoler. Ils croient que lorsque, par suite des tristes conditions indiquées, leur nombre décroît dans le pays, le salaire de ceux qui restent s'en augmente  [5]. Mais pour la femme grandit encore davantage, par ce fait même, le danger de ne pouvoir atteindre son but naturel et elle a une très large part dans tous les inconvénients qui ont pour origine les armées nombreuses, les guerres et les périls qu'elles engendrent.

En somme le sexe masculin, si haut qu'il ait porté le perfectionnement des lois de l'État, n'a pas fait preuve d'une sagesse, d'un discernement particuliers, sans quoi les conditions sociales actuelles ne seraient pas aussi désastreuses. La grande majorité des hommes s'est jusqu'à présent laissé opprimer et exploiter comme un simple bétail par une faible minorité. Cela soit dit surtout pour répondre à cette opinion que la politique ne regarde pas les femmes.

Une des causes qui ne contribuent pas le moins à déterminer une différence au détriment de la femme dans la force numérique des sexes, est le nombre des accidents de l'industrie qui se multiplient au fur et à mesure que progresse le machinisme, sans qu'il soit pris des mesures de protection suffisantes. Il est vrai, d'ailleurs, que le sexe féminin fournit, lui aussi, son contingent à ces accidents, parce qu'il trouve chaque jour davantage à s'employer dans toutes les branches de l'industrie.

D'après la statistique officielle des accidents survenus en Prusse dans l'industrie et dans l'exploitation agricole, il y a eu, en 1809, 4.709 cas de mort, dont 4.215 pour les hommes, et 524 pour les femmes ; le chiffre des femmes tuées, par rapport à celui des hommes, était donc, en chiffres ronds, de 12,5 %. En 1876, le total des morts s'élevait à 6141, et celui des accidents non mortels à 7.059. 5.749 des premiers portaient sur le sexe masculin, 663 sur le sexe féminin ; celui-ci fournissait donc un peu plus de 12 % du total des victimes. Pour 6693 hommes blessés, on comptait 366 femmes, soit 5,5 %. D'autre part, la statistique établit qu'il meurt beaucoup plus de femmes que d'hommes entre 24 et 36 ans ; il faut en chercher la cause dans les fièvres puerpérales, les couches pénibles et les maladies qui tiennent à la vie sexuelle de la femme ; par contre, ce sont les hommes qui meurent le plus, passé quarante ans.

Les accidents mortels sont plus nombreux encore dans la population maritime que dans l'industrie. Je n'ai pas les chiffres sous les yeux, mais le nombre élevé des veuves, universellement constaté chez les populations qui vivent du travail sur mer, est la conséquence des dangers du métier. Toutefois, toutes ces conditions désas­treuses réunies ne parviendraient pas à disproportionner le chiffre des sexes au désavantage de la femme, si nous n'avions pas à compter encore avec l'émigration, et tous les maux dont nous venons de parler sont, sans exception, moins fâcheux que ce dernier.

Dès que la situation sociale de l'homme s'améliore d'une façon réelle, ses vues s'élargissent, il prend plus de respect de la vie humaine, la grande mortalité des enfants diminue, des mesures de précaution générales permettent de ne presque plus tenir compte du danger des machines, du travail dans les mines, etc., et il en va de même du travail sur mer. À ce dernier point de vue, on se livre aujourd'hui à des agissements inexcusables. Il est un fait maintenant connu de toute l'Angleterre, grâce à M. Plimsoll, c'est que de nombreux armateurs, dans leur criminelle âpreté au gain, jettent sans scrupules en proie aux plus minces tempêtes, avec leurs équipages, des navires impropres à la navigation et assurés à haut prix, dans le but de toucher de fortes indemnités ; et certains armateurs allemands ne doivent pas non plus être des modèles de conscience. D'autre part, les mesures de protection pour le sauvetage des naufragés sur les côtes sont encore fort rares et de peu d'efficacité, parce que leur adoption est presque exclusivement livrée à l'initiative privée. L'État passe presque indifférent à côté de cette question du salut annuel de centaines et de milliers de ses sujets. Il est désolant d'envisager ici où en est le sauvetage des naufragés sur les côtes peu connues. Un État qui ferait de la recherche du bien-être égal de tous son unique devoir et son plus élevé, pourrait améliorer les conditions de la vie et des voyages sur muer et les entourer de telles mesures de prévoyance, que ces désastres deviendraient des cas absolument exceptionnels. Mais le système d'industrie actuel, véritable pira­terie, qui ne compte avec les hommes, comme avec les chiffres, que pour en retirer le plus de bénéfice possible, tient la vie d'un homme pour zéro quand il doit en ressortir un écu de profit.

L'amélioration radicale des conditions sociales supprimerait aussi les armées permanentes, les crises industrielles, et mettrait fin à l'émigration, en tant que celle-ci tient à ces deux causes.

D'autres raisons encore qui mettent obstacle au mariage sont les suivantes. Une quantité considérable d'hommes sont empêchés par l'État de se marier librement. Et l'on se met à gémir, on ne songe qu'à jeter les yeux sur l'immoralité du célibat du clergé catholique, sans avoir un mot de blâme pour ce fait qu'un bien plus grand nombre de soldats y sont condamnés. Les officiers n'ont pas seulement besoin du consentement de leurs supérieurs, ils sont encore considérablement gênés dans le libre choix d'une femme, en ce sens qu'il leur est prescrit que celle-ci doit posséder une certaine fortune, assez élevée. Voilà qui nous donne une idée très nette de la façon dont l'État envisage le mariage. Les sous-officiers rencontrent des exigences et des empêchements analogues lorsqu'il s'agit pour eux de se marier ; il leur faut une autorisation, qu'on ne leur accorde qu'avec la plus grande mauvaise volonté, et encore dans des proportions restreintes. Pour la grande masse de ce qu'on appelle le « commun des mortels », le mariage n'est même pas en question ; on le leur refuse, simplement.

L'opinion publique est généralement d'accord qu'il ne faut pas préconiser le mariage pour les jeunes hommes au-dessous de 24 ou de 25 ans ; 25 ans est également l'age que la loi de l'Empire sur le mariage civil considère comme la majo­rité maritale pour l'homme. C'est, il est vrai, en considération de ce que l'indépen­dance civique n'est atteinte qu'à cet âge. Ce n'est que pour les gens qui se trouvent dans l'heureux cas de n'avoir pas à se créer avant tout une situation indépendante - comme les princes, par exemple - que « l'opinion publique »trouve dans l'ordre que l'homme se marie dès 18 ou 19 ans, la jeune fille dès 15 ou 16. C'est aussi dès sa dix-huitième année que le prince est déclaré majeur et tenu pour capable de gouverner l'empire le plus étendu et le peuple le plus nombreux. Les mortels ordinaires atteignent la capacité de gérer eux-mêmes leur propre bien à l'âge de vingt-un ans. Cette différence dans la manière de juger l'âge où il convient de se marier établit que l'opinion publique ne base le droit au mariage que sur la position sociale du moment, et que son jugement ne tient pas plus compte de l'homme comme être naturel que de ses instincts. Mais l'instinct sexuel ne dépend ni de certaines conditions sociales déterminées, ni de la façon de voir et de juger les choses qui en résultent. Dès que l'être humain a atteint sa maturité, il se fait valoir avec toute l'énergie qui caractérise chez lui l'instinct le plus fort, le plus puissant. Il est l'incarnation de la vie humaine et exige impérieusement d'être satisfait, sous peine des douleurs physiques et morales les plus cruelles.

L'époque de la maturité sexuelle diffère suivant les individus, le climat et le genre de vie. Dans les pays chauds, elle se produit en général, chez les êtres du sexe féminin, dès dix ou onze ans ; on y trouve des femmes qui, à cet âge, portent déjà sur leurs bras leur premier enfant, mais qui, aussi, sont fanées dès 25 ou 30. Sous les climats du Nord, la femme est généralement nubile entre 15 et 16 ans, et plus tard encore dans bien des cas. L'âge de la puberté n'est pas non plus le même pour les femmes des campagnes et celles des villes. Chez les saines et robustes filles des champs, qui vivent en plein air et travaillent ferme, la menstruation se produit en moyenne un an plus tard que chez nos demoiselles des villes, amollies, énervées, vaporeuses. Pour les premières, la puberté se développe, en général, normalement, avec de rares perturbations ; pour les secondes, le développement normal est plutôt l'exception ; il se produit chez celles-ci une foule de symptômes morbides qui font le désespoir du médecin parce que les préjugés et les mœurs l'empêchent de prescrire et d'appliquer les remèdes qui seuls peuvent amener le salut. Que de fois les médecins ne sont-ils pas obligés de faire comprendre à nos dames de la ville, pâles, nerveuses, oppressées de la poitrine, que le remède le plus radical, outre un changement dans la manière de vivre, est le mariage ? Mais ce remède, comment l'appliquer ? Cette proposition rencontre des obstacles insurmontables, et certes on ne peut faire aucun reproche à l'homme qui y regarde à deux fois avant d'épouser un être qui, dans le mariage, n'est qu'une sorte de cadavre ambulant, et court le danger de succomber à ses premières couches ou aux maladies qui en proviennent ?

Tout cela montre à nouveau le point où il faut introduire des modifications, c'est-à-dire qu'il est nécessaire de refondre entièrement l'éducation, de donner à celle-ci comme but la formation tant intellectuelle que physique de l'être humain, en chan­geant radicalement les conditions de l'existence et du travail, - toutes choses qui ne sont possibles que par un remaniement fondamental de l'ordre social.

C'est cet état de contradiction entre l'homme, envisagé comme être naturel et sexuel, et l'homme pris comme être social, - contradiction qui ne s'est manifestée à aucune époque d'une façon aussi frappante qu'aujourd'hui - qui est la cause de tous les maux aussi nombreux que dangereux dont nous venons de parler. Lui seul occasionne une foule de maladies dans le détail desquelles je ne veux pas entrer ici, mais qui frappent surtout le sexe féminin. D'abord parce que l'organisme de la femme est bien plus étroitement lié que celui de l'homme à ses fonctions sexuelles, qu'elle subît beaucoup plus l'influence de celles-ci, notamment dans le retour périodique de ses règles, et ensuite parce que c'est surtout la femme qui trouve le plus d'obstacles à satisfaire d'une façon naturelle ses instincts naturels les plus vivaces. Cette contra­diction entre l'instinct naturel et les contraintes sociales mène aux agissements contre nature, aux vices et aux dépravations intimes, en un mot aux jouissances artificielles qui tuent complètement tout organisme qui n'est pas d'une vigueur à toute épreuve.

Depuis quelques armées, c'est de la façon la plus honteuse que, sous les yeux même des gouvernants, on favorise ces appétits contre-nature, surtout pour le sexe féminin, j'entends par là la préconisation dissimulée de certains artifices que l'on trou­ve recommandés dans les plus grands journaux et principalement dans les annonces des journaux amusants qui pénètrent dans l'intimité de la famille. Ces réclames sont spécialement à l'adresse de la partie la plus haut placée de la société, car les prix des produits dont nous parlons sont si élevés que les gens peu fortunés ne peuvent s'en payer la fantaisie. À coté de ces annonces sans pudeur se trouve, plus ouvertement étalée encore, l'offre d'images obscènes, principalement de séries entières de photo­graphies, à l'usage des deux sexes, de poésies et d'ouvrages en prose dont les titres seuls sont calculés pour exciter les sens et qui demanderaient à être poursuivis par la police et le ministère public. Mais ceux-ci ont pour la plupart déjà trop à faire avec les démocrates-socialistes, ces perturbateurs de la « civilisation, de la morale, du mariage et de la famille ». Une notable partie de notre littérature de romans travaille dans le même sens. Dans ces conditions, il faudrait vraiment s'étonner si l'excitation et la dépravation des sens ne se manifestaient pas de la façon la plus dangereuse et la plus malsaine, jusqu'à prendre les proportions d'une calamité sociale. La vie indolente et luxueuse que mènent tant de femmes des classes riches, la surexcitation des nerfs par l'emploi des parfums les plus raffinés, l'abus de la musique, de la poésie, du théâtre, bref de tout ce qui porte le nom de jouissances artistiques et se cultive pour certains genres en serre chaude : toutes ces choses, le sexe féminin qui souffre à un si haut degré d'une hypertrophie des sens et des nerfs, les considère comme le moyen le plus distingué de récréation et d'éducation ; tout cela porte à l'extrême l'excitation sexuelle et pousse nécessairement aux excès.

Chez les pauvres, il existe certains genres d'occupations fatigantes, notamment des travaux sédentaires, qui favorisent l'accumulation du sang dans le bas-ventre et qui, par la compression des organes du siège, déterminent l'excitation sexuelle. L'une des occupations les plus dangereuses dans ce sens est le travail à la machine à coudre, aujourd'hui si répandue. Celle-ci excite et perturbe les nerfs et les sens à tel point qu'un travail de dix à douze heures par jour suffit pour ruiner en peu d'années le meilleur organisme. L'excitation exagérée des sens est également due au séjour prolongé dans des ateliers constamment tenus à une haute température, comme par exemple les raffineries de sucre, les teintureries, les imprimeries sur étoffes. Les mêmes effets sont produits encore par le travail de nuit à la lumière du gaz dans des ateliers encombrés et souvent même au milieu de la promiscuité des deux sexes.

Nous venons donc d'établir une série de faits qui jettent un jour éclatant sur ce que notre situation sociale actuelle a de malsain et d'insensé. Mais de pareils maux, ayant des racines aussi profondes dans l'organisation de notre société, ne se guérissent ni par des sermons de morale ni par les palliatifs dont les charlatans sociaux et religieux des deux sexes sont si prodigues.

C'est dans la racine même du mal qu'il faut donner de la cognée. Il faut chercher à créer une saine méthode de vie et de travail, un système d'éducation le plus large possible, à satisfaire d'une façon naturelle les instincts naturels et sains ; hors de là, pas de salut

Une foule de considérations dont la femme a à se préoccuper n'existent pas pour l'homme. En vertu de sa situation prédominante, il a le droit absolu de choisir librement ses amours, en tant que les barrières sociales ne lui font pas obstacle. Le caractère d'institution de prévoyance donné au mariage, la proportion exagérée du nombre d'êtres féminins, les mœurs enfin empêchent la femme de déclarer à son gré ses sentiments ; il lui faut attendre d'être recherchée et s'arranger en conséquence. En général, elle s'empresse de saisir l'occasion de trouver un « entreteneur » qui la sauve de l'abandon, de cette sorte de mise au ban de la société qui est le lot de ce pauvre être qu'on appelle une « vieille fille ». Et il n'est pas rare de lui voir hausser les épaules en jetant un regard dédaigneux sur celles de ses compagnes qui ont eu assez le sentiment de leur dignité d'êtres humains pour ne pas se vendre au premier venu pour une sorte de prostitution conjugale et préfèrent s'en aller seules par le chemin de la vie, semé d'épines.

Mais lorsque l'homme veut atteindre dans le mariage la satisfaction de ses besoins amoureux, il est lié, lui aussi, aux obstacles sociaux. Il lui faut, tout d'abord, se poser cette question : Peux-tu nourrir une femme et quelques enfants à venir, et peux-tu les nourrir de telle sorte que le poids des soucis, ces destructeurs de ton bonheur, ne t'écrase pas  ? Plus il envisage noblement le mariage, plus il s'en fait une conception idéale, plus il est déterminé à n'épouser que par seul et pur amour une femme sympathisant avec lui, et plus il lui faut se poser sérieusement la question ci-dessus. Y répondre affirmativement, dans les conditions actuelles de l'industrie et de la pro­priété, est pour beaucoup chose impossible, et ils aiment mieux rester célibataires. D'autres, moins scrupuleux, obéissent à des considérations différentes. Des milliers de jeunes gens des classes moyennes n'arrivent que relativement tard à une position indépendante, en rapport avec leurs prétentions, mais ils ne sont en mesure de faire tenir son rang à une femme que dans le cas où celle-ci possède une fortune considé­rable. Tantôt un grand nombre de ces jeunes gens se font de ce que l'on appelle « tenir son rang » dans le mariage une idée qui ne s'accorde pas avec leurs ressources : il leur faut alors, par suite de l'éducation fondamentalement fausse de la plupart des femmes que nous avons dépeinte, se résoudre, de ce côté aussi, à des exigences qui dépassent de beaucoup leurs forces. Les femmes bien élevées, ayant des prétentions modérées, ne viennent pas en foule à leur rencontre ; celles-là se tiennent à l'écart et ne se rencontrent pas là ou l'on a petit a petit pris coutume de se chercher une épouse. Les femmes qui vont, au-devant d'eux sont souvent de celles qui cherchent à attraper un homme par leur extérieur brillant, en dissimulant sous un éclat factice leurs défauts personnels et notamment leur situation matérielle, sur lesquels elles veulent donner le change. Plus ces dames viennent à l'âge où, pour se marier, il faut se presser, plus elles emploient des moyens de séduction de toute nature. Une femme de ce genre réussit-elle à faire la conquête d'un mari, alors elle est tellement habituée a la repré­sentation, aux futilités, aux colifichets et aux plaisirs coûteux qu'elle veut retrouver aussi tout cela dans le mariage. Il s'ouvre là pour les hommes un abîme tel que beaucoup d'entre eux préfèrent laisser tranquille la fleur qui s'épanouit au bord et qui ne peut être cueillie qu'au risque de se rompre le cou. Ils vont leur chemin tout seuls et se cherchent des distractions et des plaisirs en conservant leur liberté.

Dans les classes inférieures, moins fortunées, de nombreux obstacles au mariage proviennent de ce que les jeunes filles sont obligées d'embrasser une profession, com­me ouvrières, vendeuses, etc. pour subvenir à leur entretien et souvent aussi à celui de la famille, de telle sorte qu'il ne leur reste ni le temps ni l'occasion de faire leur apprentissage de ménagères. Souvent encore la mère n'est même pas en mesure de donner à sa fille, en ces matières, l'éducation nécessaire, parce qu'elle est elle-même surchargée de travaux industriels, et dans bien des cas occupée en dehors de la maison.

Le nombre des hommes qui, pour toutes ces raisons, sont tenus à l'écart du mariage, croit dans une proportion effrayante. Comme, d'après le recensement de 1875, pour 1.000 hommes âgés de 20 à 80 ans on compte 1.054 femmes, et comme on peut calculer qu'au moins 10 % des hommes restent célibataires, il en découle que sur 100 femmes il y en a 84 seulement qui peuvent songer au mariage. Cette proportion se montre bien plus défavorable encore dans certains endroits et pour certaines positions. C'est précisément dans les situations élevées que les hommes se marient en moins grand nombre, d'abord parce que les exigences du mariage sont trop consi­dérables et ensuite parce que les hommes appartenant à ces milieux trouvent ailleurs leurs plaisirs et leurs distractions. D'autre part la proportion dont nous parlons est particulièrement désastreuse pour les femmes dans les endroits où séjournent de nombreux étrangers avec leurs familles, mais peu de jeunes gens. Dans ces endroits, le chiffre des filles qui ne trouvent pas de mari s'élève facilement jusqu'à 30 et 40 %. Le défaut de candidats au mariage frappe donc le plus cette catégorie de filles qui, par leur éducation, par la position sociale de leur père, sont habituées à de hautes exigen­ces, mais ne peuvent rien donner, en dehors de leur personne, au prétendant qui a la fortune en vue, et qui ne sont pas faites pour un homme de situation inférieure pour lequel elles n'ont même que du dédain. Cela s'applique surtout à une grande partie des membres féminins de ces familles qui vivent de forts traitements, respectables au point de vue social, mais dépourvues de ressources au point de vue économique. L'existence des femmes de cette classe est relativement la plus triste de celles de leurs compagnes d'infortune. Les préjugés sociaux les obligent à se tenir à l'écart d'une foule d'occupations par lesquelles elles pourraient peut-être se créer un sort plus doux. C'est au profit de cette classe de femmes qu'ont été calculés surtout les efforts faits de nos jours par les associations pour le relèvement du travail féminin, sous le patronage de grandes et de très grandes dames. C'est là un travail de Sisyphe, comme celui de ces sociétés coopératives du système de Schulze qui doivent améliorer le sort des travailleurs. On obtient des résultats en petit ; les obtenir en grand est chose impossible. Le patronage des grands a en outre pour inconvénient d'exercer une pres­sion morale qui étouffe immédiatement toute aspiration à un changement fondamen­tal, qui ne tolère pas qu'il s'élève le moindre doute au sujet de la régularité des bases de notre organisation politique ou sociale, toutes idées mises hors la loi comme crimes de haute trahison. Les travailleurs ont eu de la peine a s'arracher à la tutelle de leurs amis les grands seigneurs ; les femmes en ont bien davantage encore. Jusqu'à présent ces associations sont donc aussi restées à l'abri de ce que l'on appelle les tendances subversives : c'est pourquoi elles n'ont aucune signification pour la véritable émancipation de la femme.

Il est difficile d'établir combien grand est le nombre des femmes qui, par suite des circonstances que nous avons exposées, doivent renoncer à la vie conjugale. Il y a cependant quelques données sur lesquelles on peut s'appuyer. En Écosse, vers 1870, le nombre des filles non-mariées au-dessus de 20 ans était de 43 % de celui des femmes du même âge, et on comptait 110 femmes pour 100 hommes. En Angleterre, et il faut entendre par là l'Angleterre seule, sans le pays de Galles, on comptait 1.407.228 femmes de plus que d'hommes entre 20 et 40 ans et 359.969 femmes non-mariées passé cet age. Sur 100 femmes, il y en avait 42 qui n'étaient pas mariées. Que disent de cela les gens qui, dans leur légèreté, dénient à la femme le droit d'aspirer à une situation indépendante, égale en droits à celle de l'homme, en la renvoyant au mariage et à la vie domestique ? Ce n'est pas la mauvaise volonté des femmes qui fait que tant d'entre elles ne se marient pas, et quant à ce qu'il en est du bonheur conjugal, nous l'avons suffisamment dépeint déjà.

Et qu'advient-il de ces victimes de notre situation sociale ? La nature, outragée et blessée, imprime sa vengeance sur les traits même du visage et du caractère par lesquels ce que l'on appelle les vieilles filles comme les vieux garçons se différencient des autres êtres humains dans tous les pays et sous tous les climats. Ils sont le vivant témoignage de l'influence puissante et pernicieuse qu'exerce la compression de l'instinct naturel. Il est établi que des hommes fort remarquables, comme Pascal, Newton, Rousseau, ont dû à ces causes de souffrir dans les derniers jours de leur vie de cruelles altérations de leurs facultés morales et intellectuelles. Ce qu'on appelle la nymphomanie chez les femmes, aussi bien que les nombreux genres d'hystérie, découle des mêmes sources. Dans le mariage également l'absence de jouissance, avec un mari qui n'est pas aimé, conduit à des crises d'hystérie et cause souvent aussi la stérilité.

Voilà ce qu'il en est de notre vie conjugale actuelle et de ses conséquences. Nous voyons donc que le mariage est, de nos jours, une institution étroitement liée à l'état social existant ; il vit et meurt avec lui ; lui faire subir, au sein de ce même état social, des modifications telles que ses côtés sombres disparaissent, est impossible, et toutes les études qui ont ce point de départ n'ont aucune chance d'aboutir. Le monde bourgeois ne peut ni donner au mariage une forme satisfaisante, ni pourvoir à la satisfaction de ceux qui ne se marient pas.


Notes

[1] C'est ainsi que Platon, dans sa « République », demande que les femmes soient élevées de la même façon que les hommes, et il réclame pour les chefs de son état idéal une soigneuse sélection. Il connaissait donc ce qu'une semblable sélection produisait de résultats sur le développement des êtres humains. Aristote pose en principe fondamental de l'éducation que « le corps doit être façonné d'abord, l'esprit ensuite. »

[2] « La mission de notre siècle ». Étude sur la question des femmes, par Irma de Troll-Borostyani (Presbourg et Leipzig). C'est un ouvrage solidement écrit, énergiquement pensé, et dont les revendications vont assez loin.

[3] Alexandre Dumas fils raconte, dans « Les femmes qui tirent et les femmes qui votent », qu'un membre haut placé du clergé catholique lui disait au cours d'une conversation que sur cent jeunes filles de ses pénitentes qui se mariaient, quatre vingt au moins venaient à lui au bout d'un mois et lui avouaient qu'elles étaient dégoûtées du mariage et regrettaient d'y être entrées. Cela parait très vraisemblable. La bourgeoisie voltairienne de France croit pouvoir accorder avec sa conscience de faire élever ses filles dans les couvents ; elle part de ce point de vue que la femme ignorante est plus facile à mener que la femme instruite. Des conflits et des désillusions en résultent forcément. Laboulaye conseille même directement de maintenir la femme dans une ignorance relative, lors­qu'il écrit : « notre empire est détruit, si l'homme est reconnu ».

[4] Il est digne de remarque que les femmes des peuples sauvages ou à demi-barbares accouchent avec une facilité extraordinaire et vaquent de nouveau, pour la plupart, à leurs occupations domes­tiques peu de temps après leurs couches. De même chez nous, les femmes de nos classes inférieu­res, qui travaillent dur, et particulièrement celles des campagnes, accouchent bien plus facilement que celles des classes élevées.

[5] Ce que cette manière de voir a d'absurde se démontre de la façon la plus frappante si l'on tire les conséquences d'une pareille opinion. Les salaires seraient donc d'autant plus rémunérateurs que les armées permanentes seraient plus nombreuses et les guerres plus fréquentes. Les sacrifices im­menses qu'il faut réaliser chaque année pour entretenir par le travail du peuple des centaines de milliers d'hommes oisifs, les ruines causées par les guerres et leurs dangers, les pertes qui en résultent pour l'industrie, rien de tout cela ne doit, régulièrement, entrer en ligne de compte pour les défenseurs de cette idée absurde. D'après leur principe, les salaires devraient être réduits au plus bas dans les pays qui n'ont pas d'armée permanente ou qui n'en entretiennent qu'une très faible, en Suisse, en Angleterre, aux États-Unis il est de notoriété publique que c'est le contraire qui a lieu. Si l'entretien d'une armée permanente nombreuse influait favorablement sur le salaire des travailleurs, il faudrait également considérer comme très utile que l’État augmente dans d'énormes proportions l'armée de ses fonctionnaires. Mais ce que coûtent et dépensent les armées de soldats et d'employés, ce sont les travailleurs qui sont obligés de le produire ; c'est bien clair.


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