1891

L'une des premières études marxistes sur la question, par le "pape" de la social-démocratie allemande.


La femme et le socialisme

August Bebel

II: La femme dans le présent


La situation industrielle de la femme, ses facultés intellectuelles, le darwinisme et la situation sociale de la société.

Les aspirations de la femme vers la liberté industrielle et vers son indépendance personnelle ont été jusqu'à un certain point reconnues comme « fondées en droit » par la société bourgeoise, absolument comme celles des travailleurs vers la liberté de circulation. Au fond de ce bon accueil il y avait une chose : l'intérêt de classe de la bourgeoisie. Celle-ci avait besoin de bras, tant masculins que féminins, pour pouvoir porter la grande production à son maximum d'intensité. Et au fur et à mesure que le machinisme se développe, que le système de production se divise de plus en plus en spécialités et exige une moindre éducation technique, que d'autre part s'accentue la concurrence des fabricants et la lutte de branches entières d'industrie les unes contre les autres - pays contre pays, partie du monde contre partie du monde, - le nombre des femmes employées par l'industrie ira, tout particulièrement, en augmentant.

C'est dans la condition sociale et dans le caractère de la femme qu'il y a lieu de chercher les raisons de l'extension sans cesse croissante de son emploi dans une foule chaque jour plus considérable de branches d'industrie. La femme, de tout temps considérée par l'homme comme un être inférieur, a pris par suite, à un degré plus élevé, que le prolétaire masculin, un caractère fait d'effacement, de docilité et de soumission. Elle peut donc, de prime abord, compter ne trouver de l'occupation aux côtés de l'homme ou à sa place que là où ses exigences matérielles sont inférieures à celle de l'ouvrier masculin. Une autre particularité, provenant de sa nature même en tant qu'être sexuel, l'oblige principalement à offrir sa main d'œuvre à meilleur mar­ché : c'est qu'elle est plus souvent, comparativement à l'homme, sujette à des accidents physiques qui amènent une interruption de son travail et déterminent facilement des dérangements dans la combinaison et l'organisation des forces produc­tives, telles qu'elles existent aujourd'hui dans la grande industrie. La grossesse et les couches prolongent ces chômages. Le patron exploite cette situation et cherche une double compensation aux désagréments dont il est menacé dans la grande modicité du salaire.

Par contre, le travail de la femme, notamment celui de la femme mariée - comme nous l'avons vu dans la note de la page 70 - a aussi ses avantages pour le patron. La femme est plus soumise, plus patiente, elle se laisse mieux exploiter que l'homme et supporte plus facilement les mauvais traitements. Si elle est mariée, elle est - comme le dit la note en question - « bien plus attentive et plus apte à s'instruire que les filles, et obligée d'astreindre toutes ses forces au travail pour gagner ses moyens d'existence indispensables. » Le fait que l'ouvrière ne cherche que tout exceptionnellement à s'unir à ses camarades pour obtenir une amélioration dans ses conditions de travail augmente aux yeux du patron sa valeur comme sujet d'exploitation ; elle constitue même entre ses mains un excellent atout contre les récalcitrances des ouvriers masculins. D'autre part, il n'est pas douteux qu'une plus grande patience, une dextérité plus adroite, un sens du goût plus développé, la rendent bien plus habile que l'homme dans une foule de travaux, notamment dans les plus délicats.

Toutes ces qualités féminines, le vertueux capitaliste sait pleinement les apprécier, et c'est ainsi qu'avec le développement de notre industrie la femme trouve d'année en année à s'employer davantage, et - ceci est péremptoire - sans améliorer d'une façon notable sa situation sociale. Partout où la main d'œuvre féminine est employée, elle évince régulièrement la main d'œuvre masculine. Celle-ci, supplantée de la sorte, veut vivre ; elle s'offre moyennant un salaire plus bas. Cette offre influe encore sur le salaire de la femme. La diminution du salaire devient une sorte de vis sans fin qui fait mouvoir avec d'autant plus de force le mécanisme du progrès industriel, toujours en révolution, que ce mouvement progressiste évince aussi la main d'œuvre féminine et multiplie l'offre des « bras » pour le travail. Des découvertes, des procédés industriels nouveaux combattent dans une certaine mesure cet excès de main d'œuvre, mais pas avec assez d'efficacité pour arriver à de meilleures conditions dans le travail. Car tout accroissement de salaire ,au-dessus d'une certaine mesure, détermine le patron à se préoccuper d'améliorer encore son outillage et à remplacer le cerveau et les bras humains par la machine, automatique et sans volonté. Si, à l'origine du système de production capitaliste, le travailleur masculin s'est épuisé à lutter contre le travailleur masculin, aujourd'hui c'est un sexe qui lutte contre l'autre, et par la suite on luttera âge contre âge. La femme supplante l'homme, et elle sera supplantée à son tour par l'enfant. Voilà ce qui constitue « l'ordre moral » dans l'industrie moderne.

La tendance qu'ont les patrons à augmenter notamment la durée de la journée de travail pour exprimer de leurs ouvriers le maximum de production se trouve parti­culièrement favorisée par le peu de force de résistance qu'y opposent les ouvrières. De là ce phénomène qu'en Allemagne, par exemple, c'est dans l'industrie textile, à laquelle les femmes fournissent souvent plus de la moitié de la main d'œuvre totale, que la journée de travail est la plus longue. Habituées dès la maison, par les travaux du ménage, à ce que la durée du travail n'ait pas de limite, les femmes se laissent imposer, sans résistance, des exigences croissantes. Dans d'autres branches d'indus­trie, telles que les modes, la fabrication des fleurs artificielles, etc., où le travail à la main l'emporte, elles gâtent leur salaire et la durée de leur journée en emportant de l'ouvrage supplémentaire chez elles, où elles restent jusqu'à minuit et plus à la besogne sans s'apercevoir qu'à la fin du mois elles n'ont gagné, avec un travail de seize heures, que ce qu'elles auraient dû gagner avec un travail régulier de dix ou douze.

On a déjà maintes fois mis en évidence par des chiffres l'énorme extension prise graduellement par l'emploi de la femme dans l'industrie. Eu 1861, le chiffre des femmes utilisées par cette dernière était - en négligeant une série de petits métiers, - rien que pour l'Angleterre et le pays de Galles, de 1.024.277, et il a été certainement porté au double de nos jours. À Londres, on comptait, d'après le dernier recensement, outre 226.000 domestiques féminins, 16.000 institutrices et gouvernantes, 5.100 relieuses, 4.500 fleuristes, 58.500 modistes, 14.800 couturières, 26.800 lingères, 4.800 piqueuses de bottines, 10.800 couseuses à la machine et 41.000 blanchisseuses. On voit qu'il n'est fait ici aucune mention d'une longue série de branches d'industrie qui emploient les femmes en plus ou moins grand nombre.

Par suite du manque de ce genre de statistique pour l'Allemagne, nous n'avons pas sous les yeux de chiffres positifs sur l'extension du travail manuel et industriel de la femme dans ce pays ; ce que nous en savons n'embrasse que des branches d'occupa­tions limitées, qui ne permettent pas d'établir une proportion.

À l'heure actuelle, les métiers et les industries dont les femmes sont encore exclues ne sont qu'en petit nombre. Par contre, il existe une quantité considérable de métiers, notamment ceux qui sont alimentés par la fabrication d'objets nécessaires à leur sexe, que les femmes exercent d'une façon exclusive ou à peu près. Dans d'autres branches d'industrie, telles que l'industrie textile déjà citée, le nombre des femmes n'a pas tardé à atteindre ou même à dépasser celui des hommes,. qu'elles supplantent de plus en plus. Le résultat total est que le chiffre des femmes employées en lui-même, aussi bien que celui des genres d'occupation qui leur sont accessibles dans l'industrie, dans les diverses professions et dans le commerce, est en voie de prendre urne extension rapide. Et ce développement ne s'applique pas seulement à cette catégorie de travaux qui conviennent davantage à la femme, en raison de sa faiblesse physique, mais il embrasse encore, sans tenir compte de cette situation, toutes les fonctions dans lesquelles l'exploitation moderne croit pouvoir retirer de la femme une plus grande somme de profits. À cette catégorie appartiennent les genres de travaux les plus péni­bles physiquement, aussi bien que les plus désagréables et les plus nuisibles à la santé. Voilà qui contribue encore à réduire à sa véritable valeur cette conception fantastique par laquelle on ne voit dans la femme que l'être délicat et doucement sensible, tel que les poètes et les romanciers le dépeignent, pour chatouiller les sens de l'homme.

Les faits sont des témoins opiniâtres, et nous n'avons à nous occuper que des faits, puisqu'eux seuls nous gardent des déductions fausses et des radotages sentimentaux. Or ils nous apprennent que nous trouvons actuellement la femme employée dans les industries suivantes : les tissages de lin, de coton et d'étoffes, les fabriques de draps ; les filatures mécaniques, les ateliers d'impression sur étoffes, les teintureries ; les fabriques de plumes métalliques et d'épingles ; les sucreries, papeteries et fabriques de bronzes ; les verreries, les porcelaineries, la peinture sur verre ; les filatures de soie, les tissages de ruban et de soieries ; la fabrication du savon, de la chandelle et du caoutchouc ; les fabriques d'ouate et de paillassons ; la maroquinerie et le cartonnage ; les fabriques de dentelles et de passementerie ; la fabrication de la chaussure et des objets en cuir ; la bijouterie, les ateliers de galvanoplastie ; les raffineries d'huile et de matières grasses ; les usines de produits chimiques de tout genre ; la manutention des chiffons et des guenilles ; les fabriques d'écorce, le découpage sur bois, la xylogra­phie, la peinture sur faïence ; la fabrication et le blanchiment des chapeaux de paille ; les manufactures de vaisselle et de tabac ; les fabriques de colle et de gélatine ; la ganterie, la pelleterie et la chapellerie ; la fabrication des jouets ; les moulins à broyer le lin, l'industrie des laines de shoddy et celle des cheveux ; l'horlogerie, la peinture en bâtiments ; le nettoyage du duvet, la fabrication des pinceaux et des pains à cacheter ; la glacerie ; les poudreries et les fabriques de matières explosives, d'allu­mettes phosphoriques et d'arsenic ; l'étamage du fer blanc ; l'apprétage ; l'imprimerie et la composition typographique ; la taille des pierres fines ; la lithographie, la photographie, la chromolithographie et la méta-chromotypie ; la tuilerie, la fonderie et les usines métallurgiques ; la construction des bâtiments et des chemins de fer ; les mines, le transport des bateaux par voie fluviale ou par les canaux, etc. Nous trouvons encore les femmes dans le vaste champ qu'ouvrent à leur activité le jardinage, l'agriculture, l'élevage du bétail et toutes les industries qui s'y rattachent, et enfin dans les différentes catégories de métiers dont elles se sont occupées depuis longtemps et jusqu'à certain point à un titre privilégié : le blanchissage du linge, la confection des vêtements de femmes, les différentes branches des choses de la mode ; nous rencon­trons encore les femmes comme vendeuses et d'une façon de plus en plus fréquente, dans ces derniers temps, comme demoiselles de comptoir, institutrices, directrices d'écoles enfantines, auteurs et artistes, etc. Il y a encore des milliers de femmes des classes moyennes employées comme filles de magasin ou dans les marchés, qui par suite sont presque entièrement soustraites à toute fonction domestique et notamment à l'élevage des enfants. Enfin il y a lieu de mentionner encore une industrie dans laquelle les femmes jeunes et surtout jolies trouvent chaque jour davantage à s'employer, mais au grand détriment de leur développement physique, intellectuel et moral ; nous voulons parler des lieux publics de tous genres dans lesquels elles entrent pour servir et attirer par leurs séductions la clientèle masculine, toujours avide de jouissances.

Parmi ces divers métiers, il y en a beaucoup d'extrêmement dangereux. C'est ainsi que, dans la fabrication et le blanchiment des chapeaux de paille, les gaz sulfureux et alcalins présentent, par leurs effets, un danger constant ; il en est de même pour l'inspiration des vapeurs de chlore dans le blanchiment des étoiles végétales ; des dangers d'empoisonnement existent dans la production des papiers peints, des pains à cacheter de couleur et des fleurs artificielles, de la métachromotypie, des poisons et des produits chimiques, et surtout dans la peinture des soldats de plomb et des jouets de même métal. La manipulation du mercure dans la miroiterie constitue autant dire un arrêt de mort pour le fruit des femmes enceintes qui se livrent à cette occupation ; la fabrication des allumettes phosphoriques, la manutention des laines de shoddi, la filature de la soie, présentent également de grands dangers. La vie des travailleurs est encore menacée par les mutilations de membres auxquelles les exposent le machi­nisme de l'industrie textile, la fabrication des matières explosives et le travail aux machines agricoles. Un simple regard jeté par le lecteur sur la liste que nous venons de dresser lui prouvera qu'une foule des métiers cités appartiennent aux plus pénibles et aux plus fatigants, même pour l'homme. On se contente toujours de dire que telle ou telle occupation est indigne de la femme ; on n'arrivera à rien de bon avec cela aujourd'hui, si l'on ne trouve pas à lui assigner d'autres fonctions, plus convenables.

Vraiment, ce n'est pas un beau spectacle que de voir, sur les chantiers de cons­truction des chemins de fer, des femmes, et même des femmes enceintes, lutter avec les hommes à qui poussera le plus de brouettes lourdement chargées ; ni de les apercevoir, dans la construction des bâtiments, faire office de manœuvres, gâcher la chaux et le ciment ou porter de lourds fardeaux de pierres ; ni de les voir occupées au lavage de la houille ou du mimerai de fer, etc. On dépouille ainsi la femme de ce qu'elle a de plus légitimement féminin, on foule aux pieds son sexe, de même que, par réciprocité, dans une foule de métiers différents, on enlève à nos hommes tout ce qu'ils ont de masculin. Ce sont les conséquences de l'exploitation et de la guerre sociales. Nos détestables conditions sociales mettent fréquemment la nature sens dessus dessous.

Il est donc compréhensible et naturel que, par suite de l'extension que prend et tend à prendre davantage encore le travail féminin dans tous les genres de métiers, les hommes ne voient pas d'un bon oeil ce qui se passe, et qu'il s'élève des réclamations comme celle par laquelle ou demande la suppression absolue et l'interdiction légale du travail de la femme. Il n'est pas douteux qu'avec le développement pris par le travail féminin, la vie de famille va se perdant de plus en plus pour l'ouvrier, que la désorganisation du mariage et de la famille en est la conséquence, et que l'immoralité, la démoralisation, la dégénérescence, les maladies de toute nature, la mortalité des enfants, augmentent dans d'effrayantes proportions. Et malgré tout cela, cette évolu­tion, dans son ensemble, n'en constitue pas moins un progrès, exactement comme en a été un l'introduction de la liberté du travail, de la liberté d'établissement et de mariage, et la suppression de toutes les prohibitions, mesures qui ont favorisé le déve­loppement du grand capitalisme mais qui ont porté le dernier coup à la petite et à la moyenne industrie, et qui préparent leur ruine, sans salut possible.

Les travailleurs sont peu enclins à venir en aide à la petite industrie quand celle-ci cherche à prolonger encore un moment, d'une façon artificielle - car il ne saurait être question de faire davantage, - l'existence de professions d'une importance infime au moyen de mesures réactionnaires comme la limitation de la liberté du travail et d'établissement, des corporations et des corps de métier, etc. il est également impos­sible d'en revenir à l'ancien ordre de choses en ce qui concerne le travail des femmes, ce qui, bien entendu, n'empêche pas que des lois rigoureuses sur le régime des fabriques mettent obstacle à l'exagération de l'emploi de la main d'œuvre féminine et enfantine, et l'interdisent même absolument pour les enfants en âge de fréquenter l'école. Ici les intérêts des travailleurs se rencontrent avec ceux de l'État  [1], et les intérêts de l'humanité en général avec ceux de la civilisation. Le but final à atteindre doit être la suppression des inconvénients qui résultent des progrès réalisés tels que le développement du machinisme, le perfectionnement de l'outillage et toute la méthode de travail moderne, de telle sorte qu'il n'en reste que les avantages, mais que ceux-ci profitent à tous les membres de la société.

C'est un contre-sens et une criante anomalie, que les progrès de la civilisation et des conquêtes qui sont le produit du développement de l'humanité tout entière, ne profitent qu'à ceux qui peuvent se les approprier en vertu de leur puissance matérielle, que des milliers de travailleurs et d'ouvriers laborieux soient frappés de terreur et d'angoisse en apprenant que le génie humain vient encore d'inventer urne machine qui produit vingt et trente fois plus que le bras de l'homme et qu'il ne leur reste plus dès lors que la perspective d'être jetés sur le pavé comme inutiles et superflus  [2]. Il en résulte que ce qui devrait être salué avec joie par tout le monde devient l'objet des sentiments les plus hostiles, sentiments qui, à des époques plus éloignées, ont déterminé plus d'une fois l'assaut des fabriques et la démolition des machines. Le même esprit d'hostilité existe aujourd'hui entre l'homme et la femme. Ceci est égale­ment contre-nature. il y a donc lieu de chercher à fonder un ordre social dans lequel la totalité des instruments de travail soit la propriété de la communauté, qui reconnaisse l'égalité des droits à tous, sans distinction de sexe, qui entreprenne l'appli­cation de tous les perfectionnements et de toutes les découvertes, tant techniques que scientifi­ques, qui enrôle en même temps pour le travail tous ceux qui, à l'heure actuelle, ne produisent pas ou emploient leur activité à des choses nuisibles, les paresseux et les fainéants, de telle sorte que la durée du travail nécessaire à l'entretien de la société soit réduite à son minimum et que, par contre, le développement physi­que et intellectuel de tous ses membres soit porté à son plus haut degré. De cette façon seulement la femme deviendra, comme l'homme, un membre de la société utilement productif et à droits égaux ; de cette façon seulement elle pourra donner leur plein développement à ses facultés physiques et morales, remplir tous ses devoirs et jouir de tous ses droits sexuels. Une fois placée vis-à-vis de l'homme dans la plénitude de sa liberté et de son égalité, elle sera à l'abri de toute exploitation indigne d'elle.

La suite de cet exposé montrera que toute notre évolution actuelle tend à une situation de ce genre et que ce sont précisément les maux dont nous souffrons tant et si cruellement au cours de cette évolution qui amèneront, dans un temps qui n'est pas trop lointain, l'état de choses rêvé. Commuent  ? - Nous le discuterons plus tard.

Bien que le progrès caractéristique réalisé dans la situation de la femme au sein de notre vie sociale se touche du doigt et que quiconque a les yeux ouverts soit obligé de le voir, on n'en entend pas moins tous les jours parler de la vocation naturelle de la femme qui la destinerait exclusivement au ménage et à la famille. Et même ce langage retentît le plus haut là où la femme cherche à entrer aussi dans le cercle de ce qu'on appelle les carrières élevées, par exemple dans les branches supérieures de l'enseignement et de l'administration, dans les carrières médicale et judiciaire, dans les sciences naturelles. On y va chercher les raisonnements les plus risibles et les plus absurdes, que l'on défend avec les apparences de l'érudition. Il en est souvent des appels à la science et à l'instruction comme des appels à l'ordre et à la morale. Bien qu'il ne se soit pas encore trouvé d'hommes pour présenter l'immoralité et le désordre comme une situation désirable (il faudrait faire une exception pour les individus qui se sont emparés du pouvoir et de la puissance au moyen du désordre et de l'immo­ralité, cas dans lequel ceux-ci se sont toujours efforcés de présenter leurs actes comme nécessaires à l'ordre, à la religion et à la morale), ces plaisanteries n'en vont pas moins, avec tous leurs effets préjudiciables, à l'adresse des hommes qui veulent fonder la vraie morale, le véritable ordre, en un mot un état de choses plus digne de l'humanité. De même l'appel à l'instruction et à la science doit faire aujourd'hui les frais des railleries pour défendre ce qu'il y a de plus absurde et de plus réactionnaire. On vient mous dire que la nature et la conformation physique de la femme la destinent à la vie domestique et à la famille, que c'est là qu'elle doit remplir le but de sa vie. Nous avons vu commuent elle peut le faire. Et le grand argument que l'on invoque, c'est que la femme est, au point de vue intellectuel, inférieure à l'homme, et qu'il est absurde de croire que dans cet ordre d'idées elle soit on mesure de produire quoi que ce soit de remarquable.

Ces opinions, émises par des « savants », répondent si bien au préjugé commun à tous les hommes sur la vocation essentielle et les capacités de la femme, que celui qui les produit peut toujours compter sur l'approbation de la masse des hommes et aujourd'hui encore sur celle de la majorité des femmes. Mais bien que la majorité doive décider, bien qu'elle ne laisse rien s'accomplir contre sa volonté et ses préjugés, cela ne veut pas dire qu'elle veuille toujours ce qu'il y a de plus raisonnable. Des idées nouvelles rencontreront toujours une résistance énergique, aussi longtemps que l'instruction et la faculté de comprendre seront aussi rudimentaires qu'aujourd'hui et que les conditions sociales seront telles que la réalisation de ces idées soit de nature à léser les intérêts des classes dirigeantes. Il est facile à ces classes intéressées d'exploiter à leur profit le préjugé des masses, et c'est ainsi qu'au début les idées nouvelles ne conquièrent qu'une faible minorité, qu'on les raille, qu'on les vilipende et qu'on les persécute par dessus le marché. Mais lorsque ces idées sont bonnes et raisonnables, lorsqu'elles surgissent comme une conséquence nécessaire des circons­tances, elle gagnent du terrain et la minorité finit par devenir la majorité. Il en a été ainsi de toutes les idées nouvelles dans le cours de l'histoire de l'humanité, et celle du socialisme, avec laquelle la véritable et complète émancipation de la femme est en si intime corrélation, offre aujourd'hui le même spectacle.

Le Christianisme n'a-t-il pas été au début en infime minorité ? Les idées de la Réforme et de la bourgeoisie moderne n'ont-elles pas eu aussi leurs adversaires tout-puissants ? Et n'en ont-elles pas moins vaincu pour cela ? Et le socialisme est-il en quoi que ce soit perdu parce que, dans l'empire allemand il est garrotté par des lois d'exception et ne peut remuer ? Jamais sa victoire n'a été plus certaine que lorsqu'on a cru l'avoir tué.

Il est des socialistes qui ne se montrent pas moins antipathiques à l'émancipation de la femme que ne le sont les capitalistes au socialisme. Tout socialiste se rend compte de la situation dépendante dans laquelle il se trouve vis-à-vis du capitaliste et il s'étonne que d'autres, et notamment les capitalistes eux-mêmes, ne veuillent pas s'en rendre compte comme lui ; mais il arrive dans bien des cas qu'il ne sent pas à quel point la femme est dépendante de l'homme, parce que son propre et cher moi en viendrait à être mis en question. C'est la tendance à sauvegarder des intérêts, réels ou supposés, qui alors sont toujours primordiaux et sacrés, qui rend les hommes aveugles de la sorte.

Invoquer la vocation naturelle de la femme à n'être qu'une ménagère ou une éleveuse d'enfants a juste aussi peu de sens que prétendre qu'il devra éternellement y avoir des rois parce qu'il y en a toujours eu partout, depuis que nous avons une « histoire ». Bien que nous ne sachions pas d'où le premier roi a tiré son origine, pas plus que nous ne savons où se révéla le premier capitaliste de vocation, il nous est cependant connu que la royauté a subi, dans le cours des siècles, des modifications profondes, qu'on tend de plus en plus à la dépouiller de sa puissance, et nous pouvons en conclure à bon droit qu'un temps viendra où on considérera la royauté comme superflue. Comme la royauté, toute institution gouvernementale ou sociale est sou­mise à des transformations, à des évolutions constantes, et finalement vouée à la disparition complète, il en va exactement de même pour le mariage et pour la condition de la femme dans celui-ci. La situation de la femme dans le mariage, au temps de l'ancienne famille patriarcale, diffère essentiellement de celle qu'elle occupait on Grèce où, comme nous le voyons d'après les paroles de Démosthène, la femme avait pour seul but « de faire des enfants légitimes et d'être une fidèle gardienne du foyer. » Qui donc oserait défendre aujourd'hui comme « conforme à la nature »une pareille situation, sans s'attirer le reproche de déconsidérer la femme ? Il m'est pas douteux qu'il existe encore aujourd'hui des originaux qui partagent dans leur for intérieur la manière de voir des Athéniens, mais nul n'oserait à l'heure actuelle exprimer hautement ce qu'un des hommes les plus remarquables de la Grèce pouvait reconnaître publiquement et en toute liberté comme naturel il y a 2.200 ans. C'est en cela que consiste le grand progrès réalisé. Si donc tout le développement moderne, notamment dans la vie industrielle, a sapé par la base des millions de mariages, il a d'autre part exercé sur l'union conjugale une action heureuse, notamment là où la situation sociale des conjoints permettait d'écarter les influences néfastes. C'est ainsi qu'il n'y a pas de longues années, on ne considérait pas seulement comme naturel, dans tous les ménages de bourgeois ou de paysans, que la femme s'occupât de la couture, du tricot, de la lessive - bien que cela soit dès aujourd'hui fort passé de mode -, mais encore elle cuisait le pain, filait, tissait et blanchissait la toile, brassait la bière, fabriquait le savon et la chandelle. Faire confectionner une pièce d'habillement hors de la maison était par toute la ville considéré comme une énorme prodigalité, discuté et jugé par les hommes aussi bien que par les femmes comme un événement. Cet état de choses dure peut-être encore par-ci par-là de nos jours, mais à l'état d'exception. Plus de 90 femmes sur 100 se dispensent aujourd'hui de la plupart de ces besognes, et avec juste raison. D'une part, beaucoup de ces travaux s'exécutent mieux, d'une façon plus pratique et à meilleur compte que ne pouvait les faire la ménagère, et d'autre part l'installation domestique qu'ils exigent ferait aujourd'hui défaut, tout au moins dans les villes. C'est ainsi qu'en une courte période d'années, il s'est réalisé dans notre vie de famille une grande révolution à laquelle nous ne prêtons si peu d'attention que parce que nous la considérons comme naturelle. L'homme s'accommode des faits nouveaux et ne les remarque même pas s'ils ne se produisent pas devant lui d'une façon trop subite ; mais en présence des idées nouvelles qui tendent à l'arracher à la routine consacrée, il se cabre avec entêtement.

Cette révolution qui s'est accomplie dans notre vie domestique et qui se poursuit toujours plus avant, a aussi, dans un autre ordre d'idées, modifié d'une façon profonde la situation de la femme dans la famille. Elle est devenue plus libre, plus indépen­dante. Nos grands mères n'avaient pas songé à cela, et ne pouvaient pas y songer, que des jeunes ouvriers, des apprentis, en viendraient à vivre hors de la maison et loin de la table de famille, à fréquenter les théâtres, les concerts et les lieux de plaisir, et souvent même - cela est terrible à dire - pendant la semaine. Et laquelle de ces bonnes vieilles femmes aurait pensé, aurait osé penser à se préoccuper des affaires publiques, quand bien même non politiques, comme cela arrive pourtant de nos jours pour beaucoup de femmes déjà  ? On fonde des associations dans les buts les plus divers, on entretient des journaux, on réunit des congrès. Comme ouvrière, la femme entre dans des corporations, assiste aux réunions et aux assemblées d'hommes et se trouve déjà par-ci par-là - je parle de l'Allemagne - en possession du droit de vote pour la nomination des conseils de prud'hommes.

Quel est donc le routinier qui voudrait supprimer tous ces changements, bien qu'il soit indéniable que dans cet état de choses, à côté des rayons, il se trouve aussi des ombres qui précisément tiennent à nos conditions sociales gâtées et pourries, mais qui ne l'emportent pas sur le côté lumineux. Si l'on faisait voter les femmes, si conser­vatrices qu'elles soient jusqu'à présent en général, il en ressortirait qu'elles n'ont aucune disposition à revenir aux anciennes et étroites conditions patriarcales du commencement du siècle.

Aux États-Unis, où la société, il est vrai, est encore aussi placée sur le pied bourgeois, mais où elle n'a à se débattre ni avec les vieux préjugés européens ni avec des institutions surannées, et où l'on est bien plus disposé à adopter les idées nou­velles quand elles promettent des avantages, on envisage depuis longtemps et dans des milieux très étendus la situation de la femme tout autrement que chez nous. On y est par exemple déjà venu, en maints endroits, à cette saine pensée qu'il n'est pas seulement pénible, embarrassant et dangereux pour la bourse, que la femme cuise encore le pain et brasse la bière elle-même, mais on considère déjà comme superflu et nuisible à la caisse qu'elle prépare encore ses repas dans sa propre cuisine. La cuisine particulière est remplacée par des sociétés alimentaires, munies de fourneaux à vapeur et de machines ; les femmes font le service à tour de rôle, et le résultat est que le manger revient trois fois moins cher, qu'il a meilleur goût, qu'il offre plus de variété et coûte beaucoup moins de peine à préparer. Nos officiers qui, à part cela, ne sont pas décriés comme socialistes et communistes, font absolument de même ; ils forment dans leurs cercles une société à capital variable, nomment un administrateur qui veille aux achats et se procure les vivres en gros ; on convient du menu et la préparation se fait à la cuisine à vapeur de la caserne. Ils vivent à bien meilleur compte qu'à l'hôtel et ont une nourriture pour le moins aussi bonne.

Qu'à côté de la cuisine on installe le lavoir et le séchoir à vapeur comme il en existe déjà ; qu'au chauffage par le fourneau, qui fait perdre du temps et n'est pas agréable, on substitue un système de chauffage central pratique comme il en existe déjà - bien qu'insuffisants et imparfaits - dans nos hôtels, nos riches maisons particu­lières, nos hôpitaux, nos écoles et nos casernes, et la femme sera déchargée de travaux éminemment pénibles et qui lui font perdre un temps précieux. On hausse volontiers les épaules en entendant exposer ces plans et d'autres analogues. Si, il y a cinquante ou soixante ans, on avait proposé à nos femmes d'épargner à leurs filles et à leurs domestiques la corvée d'aller puiser de l'eau par l'installation d'un service distributeur, elles n'auraient pas manqué de déclarer la chose insensée et inutile, bonne tout au plus à donner à leurs filles et à leurs servantes des habitudes de paresse. Napoléon Ier n'a-t-il pas proclamé absurde l'idée de faire marcher un navire à la vapeur ? Et combien n'a-t-on pas critiqué nos chemins de fer en considération de ces « pauvres rouliers » ?

Ainsi la société bourgeoise actuelle laisse entrevoir, dans tous les domaines, des germes que la société nouvelle n'aura qu'à développer en grand et d'une manière géné­rale pour déterminer une puissante évolution vers le mieux.

Il ressort clairement de tout cela que l'évolution entière de notre existence sociale ne tend pas à renfermer à nouveau la femme à la maison et près de son foyer, comme le lui assignent nos fanatiques de la vie domestique, qui soupirent après cela comme au milieu du désert les Juifs pleuraient les platées de viande de l’Égypte perdues, mais bien au contraire à la faire sortir du cercle étroit de son ménage, à lui faire complètement prendre part à la vie publique du peuple - dans lequel on cessera de ne compter que les hommes - et à tous les devoirs civilisateurs de l'humanité. C'est ce qu'a pleinement reconnu aussi Laveleye, en écrivant  [3] : « À mesure que progresse ce que nous nous plaisons à appeler la civilisation, le sentiment de la piété et les liens de la famille s'affaiblissent et exercent une moindre influence sur les actions des hommes. Ce fait est si général qu'on peut le considérer comme une loi d'évolution sociale ». Parfaitement exact. Ce n'est pas seulement la situation de la femme qui a subi des modifications profondes, mais encore celle du fils et de la fille dans la famille ; ceux-ci ont acquis une indépendance inconnue jadis. Cela se voit surtout aux États-Unis où, grâce à l'atmosphère sociale entière, l'éducation est poussée à un degré bien plus élevé que chez nous dans le sens du personnalisme et de l'indépendance masculins. Les points sombres qui font également tache aujourd'hui à cette forme de l'évolution ne sont pas absolument nécessaires et, sous l'influence de conditions sociales meilleures, ils pourront fort bien se dissiper, et ils se dissiperont.

De même que Laveleye, le Dr Schaeffle reconnaît que la modification profonde du caractère de la famille à notre époque est due à ces causes sociales. Il dit  [4] : « La tendance qu'a la famille, comme il a été exposé dans le chap. 2, à revenir à ses fonc­tions spécifiques, se manifeste clairement au cours de l'histoire. La famille constitue une fonction dont on se sert provisoirement et pour suppléer aux autres. Quelle que soit la place qu'elle ait prise, à titre purement surrogatif, dans les lacunes des fonc­tions sociales, elle la cède aux institutions spéciales du droit, de l'ordre, de la puissance, de la religion, de l'instruction, de la science technique, etc., dès que ces institutions prennent naissance. »

Les femmes elles-mêmes vont plus loin, bien que tout d'abord en minorité seulement, et quoique leurs visées manquent de clarté complète. Elles ne veulent pas seulement pouvoir mesurer leurs forces avec celles de l'homme sur un terrain indus­triel plus étendu, elles ne veulent pas seulement conquérir une situation plus libre et plus indépendante dans la famille, elles veulent particulièrement utiliser leurs capa­cités intellectuelles dans les positions élevées. Il s'agit ici, maintenant, de cet argument aux termes duquel elles n'y seraient pas aptes, parce qu'elles n'y auraient pas été préparées par la nature. Bien que la question de l'exercice des hautes fonctions par les femmes n'en concerne, dans la société actuelle, qu'un petit nombre, elle n'en est pas moins d'une importance capitale. Car si on la résolvait négativement, la possibilité affirmée d'un plus complet développement et de l'égalisation des droits de la femme serait mise en question aussi. En outre, il faut détruire le préjugé qui consis­te pour la grande majorité des hommes à croire très sérieusement que les femmes doivent rester et resteront toujours leurs inférieures au point de vue intellectuel.

Il n'en est maintenant que plus facile de voir comment ces mêmes hommes, qui ne trouvent aucun moyen de remédier à ce que la femme soit occupée à des travaux dont beaucoup sont extrêmement pénibles, souvent dangereux, dans lesquels les plus grands périls menacent sa pudeur et où il lui faut manquer de la façon la plus éclatante à ses devoirs d'épouse et de mère, comment ces mêmes hommes, disons-nous, cherchent à l'écarter d'occupations où ces obstacles et ces dangers existent beaucoup moins et qui conviendraient bien mieux à son corps délicat, lequel malgré cela pourrait encore supporters pour la vigueur, une comparaison victorieuse avec celle de plus d'un savant.

Parmi les savants qui, en Allemagne, ne veulent pas entendre parler, ou tout au plus d'une façon très-restreinte, de l'accession de la femme aux hautes études, on compte, par exemple, le professeur Bischof, de Munich, le Dr Louis Hirt, de Breslau, le professeur H. Sybel, L de Baerenbach, le Dr E. Reich et nombre d'autres. De Baerenbach croit même pouvoir refuser à la femme l'accession à la science et lui en dénier les aptitudes, notamment par ce fait que jusqu'ici il ne s'est révélé parmi les femmes aucun génie et qu'elles sont manifestement inaptes à l'étude de la philosophie. Il me semble que jusqu'ici le monde s'est contenté de philosophes masculins et qu'il peut se passer des féminins. Et pour ce qui est de l'objection que les femmes n'auraient encore produit aucun génie, elle ne me paraît ni solide ni probante. Les génies ne tombent pas du ciel, il leur faut l'occasion de se former et de se développer ; cette occasion, l'historique que nous avons fait dans cet ouvrage de la formation intellectuelle de la femme l'a suffisamment prouvé, a jusqu'ici fait presque complète­ment défaut à celle-ci, que l'on a même, pendant des milliers d'années, opprimée de toutes façons. Dire que la femme n'a aucune prédisposition au génie parce qu'on croit pouvoir refuser tout génie au nombre pourtant élevé de femmes remarquables, est exactement aussi faux que si l'ont prétendait que parmi les hommes il n'y a pas eu d'autres génies possibles que ceux que l'on considère comme tels parce qu'ils ont en l'occasion de se manifester. Le dernier des maîtres d'école de village sait déjà quelle quantité d'aptitudes n'arriveront même pas à se former parmi ses élèves, parce que toute possibilité de se produire leur fera défaut. Les génies et les talents, dans l'huma­nité masculine, ont certainement été mille fois plus nombreux que ceux qui se sont manifestés jusqu'ici, les conditions sociales les avant étouffés ; il en est exactement de même pour les capacités du sexe féminin qui, depuis des milliers d'années, a été bien plus encore soumis à l'oppression, aux entraves et à l'étiolement. Nous n'avons mal­heureusement aujourd'hui pas la moindre donnée qui nous permette de juger de l'abondance de forces et de capacités intellectuelles qui se développeraient chez l'homme comme chez la femme, le jour où elles pourraient se former dans des conditions conformes à la nature.

Il en va aujourd'hui dans l'humanité exactement comme dans le monde végétal, où des millions de précieuses graines n'arrivent pas à percer parce que le sol sur lequel elles tombent est déjà occupé par d'autres plantes qui dérobent au jeune rejeton la nourriture, l'air et la lumière. Les mêmes lois qui régissent la nature règlent aussi la vie humaine. Si de nos jours un jardinier ou un cultivateur s'avisait d'affirmer que telle ou telle plante est incapable de se développer ou d'arriver à sa croissance, sans l'avoir expérimentée ou même après l'avoir gênée jusque-là dans son développement par un traitement mal approprié, ce jardinier ou ce cultivateur serait considéré comme un nigaud par tous ses voisins plus éclairés, et ce serait à bon droit. La même chose arriverait si, pour obtenir un animal de race plus parfaite, il se refusait à croiser une femelle de ses animaux domestiques avec un mâle de race supérieure.

Il n'y aurait pas en Allemagne un seul paysan assez ignorant pour ne pas se rendre compte des résultats que produirait un semblable traitement pour ses plantes et son bétail, -une autre question est de savoir si ses moyens lui permettent d'appliquer les meilleures méthodes - ; ce n'est que pour 'humanité que des gens même pétris de science se refusent à admettre ce qu'ils considèrent comme une loi immuable pour tout le reste des objets terrestres. Et pourtant chacun peut, sans être un naturaliste, faire dams la vie de tous les jours ses remarques les plus instructives. Comment se fait-il que les fils de paysans se diffé­rencient des enfants des villes ? Comment se fait-il que les enfants des classes les mieux placées se distinguent de ceux des pauvres par la conformation de la figure et du corps, et même relativement par certaines qualités intellectuelles ? Cela provient de la différence dans les conditions de la vie et de l'éducation. L'exclusivisme qui existe dans l'éducation en vue d'une vocation définie imprime à l'homme son propre caractère. Un prêtre, un instituteur, se reconnaît facilement, dans la plupart des cas, à l'allure, à l'expression de la physionomie ; un militaire également, même quand il est en tenue bourgeoise. Un cordonnier se distingue aisément d'un tailleur, un menuisier d'un serrurier. Deux jumeaux qui, dans leur enfance, se seront ressemblés d'une façon frappante, offriront dans un âge plus avancé une différence remarquable si leur carrière n'a pas été la même, si l'un s'est livré à un rude travail manuel, comme for­geron par exemple, et si l'autre s'est adonné à l'étude de la philosophie. L'hérédité et l'adaptation jouent donc un rôle prépondérant dans le développement de l'être humain comme dans le règne animal, et l'homme parait même être, de toutes les créatures, la plus souple et la plus docile. Il suffit souvent de peu d'années d'un autre genre de vie et d'occupation pour faire de lui un homme tout différent. Ce changement rapide, au moins quant à l'extérieur, ne se manifeste nulle part d'une façon plus frappante que là où un homme de conditions chétives et pauvres passe brusquement à une situation de beaucoup meilleure. Si c'est la culture de son esprit qui lui permet le moins de renier son passé, cela ne tient pas à l'impossibilité de la perfectionner davantage mais bien à ce que, passé un certain âge, la majeure partie des hommes n'éprouvent plus le besoin d'acquérir davantage de connaissances intellectuelles, ou le tiennent pour parfaitement inutile. Voilà surtout pourquoi un parvenu de ce genre n'a que peu à souffrir de ce défaut. Notre époque, qui n'a de regards que pour l'argent et les moyens matériels, s'incline bien plus volontiers devant l'homme au gros sac d'argent que devant l'homme de génie richement doué au point de vue intellectuel, quand celui-ci a le malheur d'être pauvre et roturier. Il est certain que l'on ne reconnaît presque plus leur origine dans les manières et les allures des enfants d'un semblable parvenu, et moralement ils deviennent aussi de tout autres hommes.

Mais l'exemple le plus frappant de ce que font de l'homme le changement radical des conditions de la vie et l'éducation, nous le trouvons dans nos districts industriels. Les travailleurs et les bourgeois y offrent des contrastes extérieurs tels qu'on les dirait appartenir à deux races d'hommes différentes. Bien que je fusse habitué à ce contraste, il ne m'en frappa pas moins d'une façon presque effrayante à l'occasion d'une réunion électorale que je tins en 1877 dans une ville industrielle du cercle de l'Erzgebirge. La réunion, dans laquelle j'avais une discussion avec un professeur libéral, était organisée de telle sorte que les deux partis étaient fortement représentés et serrés l'un contre l'autre dans l'enceinte. Nos adversaires s'étaient emparés du devant de la salle ; c'étaient presque tous des hommes forts, vigoureux, souvent de haute taille, à l'aspect plein de santé ; dans le fond de la salle et sur les galeries s'étaient placés les ouvriers et les petits bourgeois, pour les neuf dixièmes des tisserands, petits, minces, à la poitrine étroite, aux joues pâles, dont les soucis et la misère se lisaient sur le visage. Les uns représentaient la vertu satisfaite et la morale solvable, les autres étaient les abeilles laborieuses et les bêtes de somme, grâce au produit du travail desquelles les premiers avaient si bonne mine, tandis qu'eux-mêmes souffraient de la faim. Que pendant une génération on les place dans des conditions d'existence également favorables et le contraste disparaîtra, il sera sûrement effacé dans leur descendance.

D'autre part il est visible qu'il y a plus de difficulté à discerner la situation sociale chez la femme que chez l'homme, parce qu'elle s'accommode à une situation nouvelle et adopte des habitudes d'existence supérieures avec bien plus de souplesse et d'habileté. Son aptitude dans ce sens dépasse celle de l'homme, plus embarrassé en tous points. Quelle raison a-t-on donc de douter qu'au point de vue intellectuel elle soit capable d'un grand développement ?

Tout cela nous permet de reconnaître les effets considérables qu'ont les lois de la nature sur le développement et sur les conditions sociales de la société.

C'est être borné ou de mauvaise foi que de nier qu'une condition sociale amé­liorée, au point de vue de l'existence et de l'éducation tant physiques que morales, pourrait élever la femme à un degré de perfection dont nous n'avons aujourd'hui aucune notion précise. Ce que jusqu'à présent des femmes isolées ont réalisé ne permet presque pas d'en douter, car ces femmes s'élèvent au-dessus de la masse de leur sexe, au moins d'autant que les hommes de génie dépassent la foule de leurs congénères. Dans le gouvernement des États, les femmes, eu égard à leur nombre, et en prenant pour établir la valeur de leurs actes la même mesure dont on se plait à se servir pour juger aujourd'hui les princes, ont montré en général plus de talent même que les hommes. Rappelons pour exemples Isabelle et Blanche de Castille, Élisabeth de Hongrie, Élisabeth d'Angleterre, Catherine de Russie, Marie-Thérése, etc. Au reste, plus d'un grand homme de l'histoire se réduirait singulièrement si l'on savait toujours ce qu'il se devait à lui-même et ce qu'il devait aux autres. Des historiens allemands, par exemple Mr de Sybel, ont présenté comme l'orateur le plus remar­quable et l'un des plus grands génies de la Révolution française le comte Mirabeau. Et voici que les recherches ont prouvé que ce génie si puissant doit le canevas de presque tous ses discours, et celui des plus remarquables sans exception, au concours obligeant et à l'assistance de quelques savants travaillant silencieusement, qu'il sut habilement employer. D'un autre côté, des figures de femmes comme Madame Roland, madame de Staël, George Sand, méritent la plus haute estime et plus d'une étoile masculine pâlit auprès d'elles. Ce que des femmes ont fait comme mères d'hommes remarquables est également connu. Pour tout dire en un mot, les femmes ont produit, dans l'ordre intellectuel, tout ce qu'il était possible de donner dans des circonstances éminemment défavorables, et cela justifie les meilleures espérances dans leur développement moral ultérieur.

Mais admettons que les femmes ne soient en général pas aussi susceptibles de développement que les hommes, qu'elles ne doivent devenir ni des génies ni de grands philosophes ; est-ce que cette circonstance a servi de règle pour la majorité des hommes lorsqu'on leur a accordé, tout au moins dans les termes de la loi, l'égalité de droits avec les « génies » et les philosophes » ? Les mêmes savants qui dénient à la femme des aptitudes élevées sont aussi facilement enclins à en faire autant à l'égard des travailleurs manuels et des ouvriers. Quand le noble se réclame de son « sang bleu » et de son arbre généalogique, ils sourient dédaigneusement et haussent les épaules ; mais vis-à-vis de l'homme des classes inférieures ils se tiennent pour une aristocratie qui doit ce qu'elle est devenue non pas à la faveur des circonstances de la vie, - il n'y a pas de danger  ! ce serait ravaler leurs personnes - mais bien en tout et pour tout à leur propre talent, à leur propre intelligence. Les mêmes hommes qui, sur certains points, sont les plus dénués de préjugés, qui n'ont qu'une piètre opinion de ceux qui ne pensent pas librement comme eux sont, sur d'autres points, dès qu'il s'agit de leur intérêt d'état ou de classe, de leur présomption et de leur amour-propre, bornés jusqu'à l'étroitesse et animés d'une hostilité qui va jusqu'au fanatisme. Voilà ce que les hommes des hautes sphères pensent de ceux des classes inférieures, voilà comment ils les jugent, et voilà comment à son tour le monde masculin tout entier pense et juge lorsqu'il est question des femmes. Les hommes, pris en grande majorité, ne voient dans la femme qu'un instrument de profits et de plaisir ; la considérer comme leur égale en droits répugne à leurs préjugés. La femme, pour eux, doit être soumise, obéissante, rester confinée exclusivement dans son ménage et abandonner tout le reste comme domaine « au roi de la création. » Elle devrait comprimer ses pensées, ses aspirations personnelles autant que possible et attendre patiemment ce que sa Pro­vidence terrestre, le père ou le mari, décidera d'elle. Plus elle se soumet à toutes ces exigences, plus elle est estimée « raisonnable, morale et vertueuse », dut-elle périr à moitié ou complètement sous le poids des douleurs physiques et morales qui sont la conséquence de sa situation d'opprimée. Mais si l'on parle d'égalité entre tous les êtres humains, c'est une absurdité que de vouloir en exclure la moitié.

De par la nature, la femme a les mêmes droits que l'homme ; le hasard de la naissance n'y peut rien changer. L'exclure des droits de l'humanité parce qu'elle est née femme et non homme - ce qui n'est pas plus la faute de l'homme que la sienne - est aussi absurde et injuste que si l'on faisait dépendre l'exercice de ces droits du hasard de la religion ou des opinions politiques, ou que si deux individus se considé­raient comme ennemis parce que le hasard de la naissance les a fait appartenir à des races ou à des nationalités différentes. Toutes ces entraves, toutes ces tendances oppressives sont indignes d'un homme libre et le progrès de l'humanité consiste à les écarter et même le plus rapidement possible. Nulle autre inégalité n'a le droit d'exister que celles créées par la nature pour l'accomplissement, différent dans la forme mais semblable au fond, du but naturel de la vie. Mais aucun sexe ne saurait dépasser les limites que lui impose la nature, parce que ce faisant il détruirait son propre but naturel. Nous pouvons en être assurés, et aucun sexe, pas plus qu'une classe, n'est fondé à imposer ses limites à l'autre sexe ou à une autre classe.

Nous pourrions arrêter ici notre argumentation contre ce qu'il y a d'injustifié à exclure la femme des hautes fonctions intellectuelles ou même à lui on dénier les capacités, mais il nous reste encore à examiner une objection capitale.

Le grand cheval de bataille de nos adversaires est que la femme a une cervelle plus petite que l'homme, ce qui démontrerait son éternelle infériorité. Le premier point est exact ; nous allons voir ce qu'il en est de la conclusion.

La grosseur du cerveau, et par suite le poids de la masse cérébrale, sont géné­ralement inférieurs chez le sexe féminin. D'après Huschke  [5], le volume moyen du cerveau de l'Européen est de 1.446 centimètres cubes, celui de la femme de 1.226. Différence : 220 centimètres cubes. Comme poids, le professeur Bischoff estime que le cerveau masculin est en général de 126 grammes plus lourd que le féminin. Le professeur Meinert estime que le rapport en poids du cerveau masculin au féminin est comme 100 à 90. Mais le poids de la masse cérébrale est très différent chez les divers individus de l'un et de l'autre sexe. D'après le professeur Reclam, le cerveau du natu­raliste Cuvier pesait 1.861 grammes, celui de Byron 1.807, celui du mathématicien Dirichlet 1.520, celui du célèbre mathématicien Gaus 1.492 seulement, celui du philologue Hermann 1.358 et celui du savant Hausmann 1.226. Nous trouvons là une différence absolument énorme dans le poids du cerveau d'hommes richement doués au point de vue intellectuel. Le cerveau de Hausmann pesait à peu près le poids moyen du cerveau de la femme.

Ces différences dans les cerveaux permettent de constater tout d'abord que c'est aller trop vite en besogne que de faire dépendre exclusivement du poids de la masse cérébrale la mesure des capacités intellectuelles. Somme toute, les recherches sur ce point sont encore trop nouvelles et trop peu nombreuses pour rendre possible un jugement définitif. Mais, en dehors du poids moyen du cerveau chez les deux sexes, il faut aussi faire entrer en ligne de compte le reste de leur organisation physique, et alors on s'aperçoit qu'en prenant en considération la taille et le poids moyen du corps, le cerveau féminin est proportionnellement plus gros que celui de l'homme. Autant la taille du corps décide peu de sa vigueur, autant peut-être la seule masse cérébrale influe peu sur la masse intellectuelle. Nous voyons de très petits animaux (les four­mis, les abeilles) en surpasser en intelligence de bien plus gros (par exemple le mouton, la vache), de même que nous constatons souvent que des individus de belle prestance restent, pour leurs aptitudes intellectuelles, loin derrière d'autres, de petite taille et d'extérieur insignifiant. Tout cela dépend donc, très vraisemblablement, non pas seulement de la masse du cerveau, mais encore et surtout de son organisation, et tout d'abord de sa culture et de son exercice.

Le cerveau, pour pouvoir développer entièrement toutes ses facultés, doit, comme tous les autres organes, être soigneusement exercé et convenablement nourri. Si l'on néglige ce soin, ou si le façonnement du cerveau est entrepris d'après une méthode entièrement fausse, au lieu d'en stimuler et d'en développer les parties qui repré­sentent surtout le discernement, on développera plutôt celles où le sentiment et la fantaisie ont leur siège ; de la sorte on ne l'entravera pas seulement, mais on ira jusqu'à l'atrophier. L'une des parties se nourrira aux dépens de l'autre.

Et maintenant, il n'est pas un homme connaissant un peu l'histoire de l'évolution de la femme qui puisse nier que, dans l'ordre d'idées qui nous occupe, on a commis une lourde faute à. l'égard de celle-ci depuis des milliers d'années et qu'on en commet encore. Lorsque le professeur Bischoff prétend que la femme a, tout aussi bien que l'homme, pu développer son cerveau et son intelligence, cela prouve une somme d'ignorance inouïe et interdite à un savant sur un sujet qu'il a lui-même mis en dis­cussion. Comment donc expliquer ce fait frappant que, parmi les peuples peu cultivés, tels que les nègres et presque toutes les peuplades sauvages, la masse et le poids du cerveau chez l'homme et la femme se rapprochent beaucoup plus que chez les peuples civilisés ? Uniquement par ceci que les hommes de ces derniers peuples ont déve­loppé au plus haut degré leurs fonctions cérébrales et que celles-ci ont été enrayées chez les femmes. Dans la première partie de cet ouvrage nous avons montré com­ment, au début, les qualités physiques et morales des deux sexes ont pu n'être qu'à peine différentes, mais comment aussi, par suite de la situation prépondérante prise par l'homme sur la femme pendant une longue période d'évolution, cette diffé­rence a nécessairement dû aller en s'accentuant.

Si nos savants veulent être des lumières de l'histoire naturelle, qu'ils daignent aussi comprendre que les lois de leur science trop étroite sont applicables à la vie et au développement des êtres humains. Qu'ils daignent apprendre que les lois de l'évolution, de l'hérédité, de l'adaptation, s'appliquent aussi exactement à l'homme qu'à tout autre être, que l'homme n'est pas une exception dans la nature, que la con­naissance exacte des phases de son développement particulier et la doctrine de l'évolution appliquée à son cas nous font apparaître clair comme le jour ce qui sans cela reste obscur et voilé, et devient un sujet de mysticisme scientifique ou de science mystique.

Quelques savants, le Dr L. Büchner, par exemple, prétendent que la différence entre les cerveaux des deux sexes n'est pas la même chez les divers peuples civilisés. Elle serait la plus grande chez les Allemands et les Hollandais ; viendraient ensuite les Anglais, les Italiens, les Suédois, les Français. C'est chez ces derniers que les sexes se rapprocheraient le plus quant au cerveau. Mais Büchner ne s'explique pas sur la question de savoir s'il faut en conclure que chez les français les femmes ont acquis un plus grand développement et se sont ainsi rapprochées des hommes ou si, inver­sement, les hommes se sont moins développés et ont déterminé de la sorte cette plus grande ressemblance, - car les deux cas seraient possibles. D'après l'état de l'instruction en France, on peut fort bien admettre le premier.

Un fait certain, c'est donc que la forme du cerveau s'est également développée en raison de l'éducation donnée, si tant est que ce mot d'éducation puisse être employé surtout pour une grande partie des temps passés et que l'expression « d'élevage » ne soit pas plus exacte. Tous les physiologistes sont d'accord sur ce point que le siège propre de la formation de l'intelligence est dans les parties antérieures du cerveau, au-dessus des. yeux, c’est-à-dire la face immédiatement antérieure de la boîte crânienne. Les parties du cerveau qui intéressent la vie sentimentale et affective, comme nous la désignons, doivent se trouver dans la portion centrale de la tête. La différence de la forme de la tête chez l'homme et chez la femme corrobore cette opinion ; chez le premier, c'est la face antérieure de la tête qui est la plus développée, chez la femme c'en est le milieu.

Et c'est d'après cette conformation de la tête, résultat de la condition prépon­dérante de l'homme d'une part et de l'état de sujétion de la femme de l'autre, que s'est développée la conception de la beauté pour les deux sexes. D'après l'idée du beau, telle que l'avaient les Grecs et telle qu'elle sert encore de règle aujourd'hui, la femme doit avoir un front étroit, plutôt bas, l'homme un front haut et particulièrement large. Et cette conception de la beauté, qui démontre leur infériorité, les femmes en sont pénétrées à tel point qu'elles tiennent pour une regrettable marque de laideur un front élevé, dépassant la moyenne, et cherchent à corriger artificiellement la nature en ramenant de force leurs cheveux sur le front, pour le faire paraître plus bas.

Après tout cela il n'y a donc pas lieu de s'étonner de ce que les femmes soient intellectuellement ce qu'elles sont. Certes Darwin a raison quand il dit que si l'on plaçait l'une à côté de l'autre une liste comprenant les hommes qui se sont le plus distingués dans la poésie, la peinture, la sculpture, la musique, la science et la philo­sophe, et une seconde liste des femmes les plus remarquables dans cet ordre d'idées, il n'y aurait aucune comparaison à établir entre les deux. Mais faut-il s'étonner de cela  ? Il y aurait lieu de s'étonner s'il en était autrement. Le Dr Dodel-Port  [6] répond aussi très justement à cette argumentation que les choses prendraient une tout autre tournure si, durant un certain nombre de générations, hommes et femmes recevaient la même éducation et la même instruction dans l'exercice de ces arts et de ces scien­ces. La femme, prise dans sa généralité, est aussi plus faible que l'homme, ce qui précisément n'est pas le cas chez beaucoup de peuples sauvages et se manifeste même fréquemment d'une façon inverse. Mais, quant aux modifications que l'exercice et l'éducation dès le jeune âge peuvent apporter à cet état de choses, nous le constatons chez les écuyères et les acrobates qui peuvent lutter de courage, de désinvolture, d'agilité et de vigueur avec n'importe quel homme et exécutent souvent des choses étonnantes.

Dés lors donc que tout cela n'est que la condition de la vie et de l'éducation, du « dressage », pour employer crûment une expression scientifique, et que l'application des lois de la nature produit aujourd'hui des effets tout à fait surprenants, notamment en ce qui concerne nos animaux domestiques, il ne saurait être douteux le moins du monde que l'application de ces lois à la vie physique et intellectuelle des êtres humains mènerait à de mien autres résultats encore, parce que l'homme, en tant que sujet d'éducation, connaissant son but et ses fins, y mettrait lui-même du sien.

On voit, d'après tout ce que nous venons d'exposer, en quelle corrélation étroite, voire intime, les sciences naturelles modernes sont avec toute notre existence sociale et son développement. On voit encore que les lois naturelles, appliquées à la société humaine, nous éclairent sur mos conditions respectives, que sans elles nous ne saurions atteindre dans toute leur étendue. Si, par l'application de ces lois naturelles au développement de l'être humain  [7], nous poussons jusqu'aux causes premières , nous trouvons que l'autorité, le caractère. les qualités physiques, chez un individu comme pour des classes ou les peuples entiers, dépendent en première ligne des conditions de l'existence, c'est-à-dire de la puissance économique et sociale qui, à son tour, subit l'influence du climat, de la conformation et de la fertilité du sol. Marx, Darwin, Buckle ont tous trois, chacun dans sa propre sphère, la plus grande portée pour l'évolution moderne ; leurs doctrines et leurs découvertes influeront dans la plus large mesure sur la forme et le développement à venir de la société.

Si les tristes conditions et l'indignité de l'existence humaine, - c'est-à-dire l'imper­fection de l'état social - sont reconnues être cause de l'insuffisance et de la défectuo­sité du développement individuel, il en découle nécessairement que l'amélioration des conditions de la vie doit également avoir de l'action sur les êtres humains. La conclusion en est encore que l'application rationnelle à ceux-ci des lois de la nature, connue sous le nom de Darwinisme, créera des êtres humains nouveaux, mais exigera aussi des conditions sociales appropriées et finira par mener ainsi, selon la doctrine de Marx, au socialisme. Il ne servira de rien de se rebiffer et d'essayer d'enrayer le mouvement... « Et si tu ne marches pas de bon gré, j'emploierai la force »... la force de la raison, s'entend.

La loi darwinienne de la lutte pour l'existence, qui a pour point essentiel dans la nature que l'être le mieux organisé et le plus robuste supplante et détruit l'être infé­rieur, amène pour l'espèce humaine cette conclusion que l'homme, en tant qu'être pensant et doué de discernement, peut modifier, améliorer et perfectionner d'une façon profonde les conditions de son existence, c'est-à-dire son état social et tout ce qui s'y rattache, de telle sorte qu'en fin de compte elles deviennent également favorables pour tous les êtres humains. L'humanité se crée petit à petit, sous forme de lois et d'institutions, des conditions qui permettent à chaque individu de développer ses aptitudes et ses capacités pour son bien propre comme pour le bien général, mais qui lui enlève le pouvoir de nuire a autrui ou à la collectivité parce qu'il est immé­diatement compréhensible que ce faisant il se nuirait à lui-même. Cet état de choses agit finalement de telle sorte sur l'intelligence et sur les idées de l'homme que la pensée de dominer et de nuire finit par ne plus trouver la moindre place dans son cerveau.

Le Darwinisme est donc, comme toute science vraie, une science éminemment démocratique  [8], et lorsque ses propres représentants se refusent à le reconnaître et vont même jusqu'à soutenir le contraire, c'est qu'ils ne savent pas apprécier la portée de leur propre science, ce qui d'ailleurs n'est pas nouveau. Ses adversaires, et tout particulièrement les honorables membres du clergé, qui ont toujours le nez creux quand il s'agit d'avantages terrestres ou de choses nuisibles pour eux, l'ont mieux compris, et ils dénoncent en conséquence le Darwinisme comme socialiste et athée. Il n'est pas du tout à l'honneur de M. le professeur Virchow d'être d'accord avec ces gens et d'avoir, en 1877, au Congrès des naturalistes à Munich, objecté au professeur Haeckel que « le Darwinisme mène au socialisme », naturellement pour discréditer et décrier la doctrine parce que Haeckel demandait l'introduction de la théorie de l'évolution dans les programmes d'études.

Si les théories Darwiniennes mènent au socialisme, comme le prétend Virchow, cela ne prouve rien contre ces théories, mais cela prouve en faveur du socialisme. Car la véritable science n'a en rien à se préoccuper de savoir si ses conséquences mènent à telle ou telle institution politique, à telle ou telle situation sociale. Elle a à examiner si les théories sont justes, et si elles le sont, on doit les accepter avec toutes leurs conséquences. Celui qui agit autrement, en vue de son avantage personnel, pour se ménager les faveurs d'en haut, dans un intérêt de classe ou de parti, commet un acte méprisable et fait tort à la science. La science professionnelle, telle qu'elle existe en particulier dans nos Universités, ne peut en effet que dans des cas extrêmement rares prétendre à l'indépendance et au caractère personnel. La peur de perdre leur place et les faveurs du pouvoir, d'être obligés de renoncer aux titres, aux décorations et à l'avancement, conduit la plupart des représentants de la science à plier l'échine, à cacher leurs convictions ou même à dire publiquement le contraire de ce qu'ils pensent et savent dans leur for intérieur. Quand, comme en 1870. à l'occasion d'une prestation de serment de fidélité, un Dubois-Reymond en vient à s'écrier en pleine Académie de Berlin : « Les Universités sont les centres d'éducation de la garde du corps intellectuelle des Hohenzollern », on peut juger par là de ce que pensent du but de la science le gros de ceux qui sont bien au-dessous de Dubois-Reymond comme savoir et comme importance  [9]. La science est ravalée au rang d'humble servante de la force.

Il est par suite aussi fort explicable que le professeur Haeckel et ses adhérents, tels que le professeur Schmidt, M. de Hellwald et d'autres encore, se défendent énergi­quement contre cet épouvantable reproche que le Darwinisme fait les affaires du socialisme, et prétendent de leur côté « qu'au contraire, le Darwinisme est aristocra­tique en ce qu'il enseigne que partout dans la nature l'être mieux organisé et plus robuste opprime l'être inférieur ; que, par suite, les classes instruites et possédantes, représentant dans l'humanité ces êtres mieux organisés et plus robustes, leur prédomination est justifiée parce qu'elle est conforme aux lois de la nature ».

Après les arguments que nous avons déjà produits, la fausseté de cette conclusion est évidente. Admettons que ce soit là la conviction de ces messieurs ; ils n'appliquent alors leurs théories à l'humanité que d'une façon brutalement mécanique. Parce que la lutte pour l'existence se poursuit inconsciemment dans la nature chez des animaux et des êtres qui n'ont aucune connaissance de ses lois, il doit donc en être de même pour l'espèce humaine ? Mais, heureusement que ces messieurs les savants le veuillent on non, l'humanité en vient à connaître les lois qui régissent son évolution et elle n'a donc besoin que d'appliquer cette connaissance à ses institutions politiques, sociales et religieuses, pour les transformer. Par conséquent, la différence entre l'être humain et l'animal consiste en ceci que l'homme est un animal pensant tandis que l'animal n'est pas un homme pensant. Voilà ce que, dans toute leur science, messieurs les Darwiniens n'ont pas entrevu. D'où le cercle vicieux dans lequel ils tournent.

Naturellement, M. le professeur Haekel et ses gens nient aussi que le Darwinisme conduise à l'athéisme, et ils font alors, après avoir, par toutes leurs déductions et toutes leurs démonstrations, écarté le « créateur » , les efforts les plus énergiques pour le faire rentrer en contrebande par la porte de derrière. On se fabrique alors son genre personnel de « religion », que l'on appelle « haute moralité », « principes moraux », etc.  M. le professeur Haeckel essaya même, en 1882, au Congrès des naturalistes d'Eisenach, et en présence de la famille grand-ducale de Weimar, non seulement de sauver la religion, mais encore de présenter son maître Darwin comme un homme religieux. L'entreprise échoua piteusement comme purent le constater tous ceux qui ont lu ce discours et la lettre de Darwin citée, et qui savent penser. La lettre de Darwin disait exactement le contraire de ce qu'elle devait dire d'après le professeur Haeckel, bien qu'avec précaution, parce que Darwin, tenant compte lui aussi de la « piété » de ses compatriotes les anglais, ne se risquait jamais à dire publiquement ce qu'il pensait en réalité de la religion. Il l'avait fait dans l'intimité, comme on le sut peu après le Congrès de Weimar, à l'endroit du Dr Büchner, auquel il avait avoué que, depuis sa quarantième année, c'est-à-dire depuis 1849, il ne croyait plus à rien parce qu'il n'avait pu arriver à aucune démonstration en faveur de la foi. Dans les dernières années de sa vie, Darwin a aussi soutenu secrètement un journal athée paraissant à New-York.

On peut en dire autant de la science moderne et de son influence sur le dévelop­pement de l'espèce humaine, et des dénégations conscientes de ses principaux représentants en Allemagne ou de la portée inconsciente qu'ils lui donnent.

Avec le professeur Virchow le Dr Dühring tombe aussi sur Darwin et le Darwinisme, et il le fait, à la vérité, d'une façon parfaitement grossière. Pour y arriver il se dépeint le Darwinisme tel qu'il n'est pas et il le combat avec des armes qu'il a empruntées en partie au Darwinisme lui-même. Ce sont là des extravagances ave lesquelles on ne discute pas.

Pour en revenir à notre véritable sujet, faisons encore ressortir ceci. Si les sciences naturelles et le système d'élevage artificiel dont elles sont la base ont pu, on parfaite connaissance de leur objectif et de leur but, produire dans le monde animal et végétal des formes et des espèces entièrement nouvelles (ce système d'élevage va si loin pour les animaux domestiques que l'on arrive à rapetisser artificiellement la tête d'une certaine espèce de bœufs pour augmenter le poids de la viande dans les autres parties du corps, que pour la même raison on raccourcit les jambes des porcs et que l'on obtient, on appliquant les lois de l'évolution déjà connues, des modifications analo­gues et qui paraissent presque incroyables), les lois de l'évolution adaptées à l'éducation humaine devront finalement conduire à ce que l'on puisse susciter des qualités physiques et morales données et développer les individus avec harmonie.

• • •

Les femmes veulent donc, en vertu de leur instinct inné de perfectionnement, entamer aussi la lutte avec l'homme sur le terrain intellectuel, et se refusent à attendre qu'il plaise à celui-ci de développer leurs fonctions cérébrales. Elles y trouvent pour obstacle l'esprit du siècle, cette force latente mais dont les effets sont profonds, cette essence de tous les embarras matériels et moraux de l'humanité. Par-ci par-là elles ont réussi, d'accord avec les hommes, à supprimer toutes les entraves qui leur étaient imposées et à se jeter dans l'arène intellectuelle ; dans certains pays même elles ont pu le faire avec un succès particulier. Ces pays sont principalement l'Amérique du Nord et la Russie, qui, dans leur organisation politique et sur beaucoup de points de leur organisation sociale, sont les deux extrêmes. C'est ainsi qu'il y a aujourd'hui en Amérique et en Russie de nombreuses femmes médecins parmi lesquelles beaucoup jouissent d'une grande renommée et ont une grosse clientèle  [10]. Il n'est pas douteux que la femme, aux aptitudes de laquelle à soigner les malades on tend volontiers justice, est aussi particulièrement donnée pour l'exercice de la médecine. En dehors de cela, l'introduction de médecins féminins serait un grand bienfait pour nos femmes, car le fait d'avoir à se confier à des hommes en cas de maladie et à propos des perturbations physiques si diverses qui se rattachent aux fonctions de leur sexe, en empêche beaucoup d'en appeler en temps utile aux secours de l'art. Il en résulte une foule d'inconvénients, non seulement pour les femmes, mais encore pour les hommes. Il n'est pas un médecin qui n'ait eu à se plaindre de cette réserve souvent coupable des femmes et de leur répugnance à avouer franchement leur mal. Cela est naturel ; il est seulement insensé que les hommes, et tout particulièrement les médecins, ne veuillent pas reconnaître combien l'étude de la médecine est justifiée pour la femme.

L'étude de la médecine par la femme aurait encore une autre utilité par suite de ce fait qu'il y a pénurie de médecins, tout au moins dans les campagnes, et que notre jeunesse bourgeoise, reculant autant que possible devant les efforts sérieux,. ne s'y adonne pas en foule. En général le zèle et l'ardeur de cette jeunesse pour l'étude sem­blent assez louches - il suffit de voir les résultats annuels des examens pour le volontariat d'un an pour s'en convaincre - et la concurrence féminine produirait un effet très salutaire.

À ce point de vue encore les État-Unis fournissent de bons exemples. Il y existe, à la stupéfaction de toutes nos vieilles perruques savantes ou ignorantes des deux sexes, des écales supérieures où des élèves masculins et féminins réunis reçoivent l'instruction. Écoutons-en le résultat. Le président White, de l'Université du Michigan, déclare ceci : « Sur l.300 étudiants le meilleur élève pour la langue grecque est depuis plusieurs années une jeune fille : le meilleur élève pour les mathématiques, dans une des classes les plus fortes de notre Institut, est également une jeune fille, et nombre de nos meilleurs élèves en histoire naturelle et en science générale, sont encore des jeunes filles ». Le Dr Fairshild, président du collège Oberlin, dans l'Ohio, dont plus de mille étudiants des deux sexes suivent les cours en commun, dit : « Pendant mes huit années de professorat des langues mortes, - latin, grec et hébreu - et des sciences philosophiques et morales, ainsi que pendant mes onze années d'enseignement des mathématiques pures et appliquées, je n'ai remarqué aucune espèce de différence entre les deux sexes, sauf dans leur façon de s'exprimer ». Edouard H. Machill, président du collège Swarthmore dans le Delaware, auteur de l'ouvrage auquel nous avons emprunté les données ci-dessus  [11], dit qu'après une expérience de quatre années il en est arrivé à cette conclusion qu'au point de vue moral comme au point de vue des mœurs même, l'éducation commune des deux sexes a donné les meilleurs résultats. Cela soit dit incidemment pour ceux qui regardent les bonnes mœurs comme com­promises par une éducation de ce genre. Il faudra couper encore bien des perruques en Allemagne avant que la raison se soit frayé la voie.

On objecte encore à cela qu'il n'est pas convenable d'admettre les femmes à côté des étudiants masculins dans les amphithéâtres, dans les salles d'opérations et d'accouchement. Si les hommes ne trouvent rien de choquant à procéder à leurs études et à leurs recherches sur des sujets féminins en présence d'infirmières et d'au­tres femmes malades, il n'y a aucune raison pour que cela ne convienne pas aussi pour des étudiantes. Le professeur peut également faire beaucoup par sa manière d'enseigner et exercer une grande influence sur le maintient de ses auditeurs des deux sexes. Il y a lieu d'admettre encore que les femmes qui, dans les conditions actuelles, se consacrent à des études de ce genre, sont animées d'un sérieux et d'une force de volonté tels qu'elles l'emportent de beaucoup à ce point de vue sur la plupart des étudiants masculins. Des professeurs qui ont simultanément enseigné à des élèves des deux sexes, constatent ce fait. Le zèle des femmes est généralement plus grand que celui des jeunes gens. Enfin les femmes, une fois leurs études de médecine achevées, pourraient aussi entreprendre l'instruction de leurs congénères - si décidément on s'obstine à tenir pour nécessaire la séparation des sexes, peu naturelle quand il s'agit des choses de la nature.

En réalité, ce sont de tout autres motifs qui portent la plupart des professeurs de médecine, surtout ceux de l'Université, à prendre vis-à-vis des étudiantes une attitude hostile. lis voient là une « diminution » de la science, qui pourrait perdre en consi­dération aux yeux de la foule bornée si l'on voyait que les cerveaux féminins sont eux aussi capables de saisir une science qui jusqu'ici n'a été réservée qu'à l'élite du sexe masculin.

Malgré toutes les grandes phrases qu'on pourrait nous objecter, il n'en est pas moins vrai que notre état universitaire se trouve, comme notre état général d'éduca­tion, dans une situation précaire. À l'école primaire on dérobe à l'enfant son temps le plus précieux pour bourrer sa cervelle de choses qui ne concordent ni avec la raison ni avec les constatations de la science ; on le charge d'un lourd bagage dont il ne trou­vera pas l'emploi dans la vie et qui le gênera bien plutôt dans son avenir et dans son développement ; il en est de même pour nos écoles supérieures. Dans les établisse­ments préparatoires aux études universitaires, on bourre la mémoire des élèves d'un tas de matières arides et inutiles dont l'étude absorbe le plus clair de leur temps et la force la plus précieuse de leurs cerveaux ; ont agit le plus souvent de la même façon dans l'Université, où on leur enseigne une masse de choses vieillies, surannées, superflues, à côté d'une minime proportion de choses utiles. La plupart des profes­seurs, leurs cahiers de cours une fois établis, les rabâchent pendant des années, semestre par semestre, sans omettre les plaisanteries dont ils sont parsemés. Les hautes fonctions de l'enseignement deviennent pour beaucoup un pur et simple métier, et les étudiants n'ont pas besoin de bien de la sagacité pour s'en apercevoir. L'idée que se font ceux-ci de la vie universitaire contribue aussi à ne pas leur faire prendre trop au sérieux leurs années d'études, et plus d'un qui voudrait les prendre au sérieux en est rebuté par la méthode d'enseignement pédantesque et fastidieuse de la plupart des professeurs. Vienne l'époque des examens et l'on se fourrera alors rapide­ment, mécaniquement, dans la tète, en une couple de mois, ce qui parait absolument indispensable pour pouvoir s'en tirer passablement. L'examen une fois heureusement passé et quelque situation administrative ou professionnelle obtenue, la majeure partie de ces « lettrés »continuent d'expédier leur besogne d'une façon purement machinale et routinière et trouvent fort mauvais que quelque « illettré » ne les accueille pas de la façon la plus respectueuse, en ne les considérant et traitant pas comme une race d'hommes à part et d'une noblesse supérieure. Seul l'homme qui a le désir de faire des progrès ne découvre que plus tard combien il a appris de choses inutiles, à l'exclusion précisément de celles qui lui seraient le plus nécessaires, et ne commence qu'alors à apprendre effectivement. Pendant la meilleure partie de sa vie on l'a importuné d'une foule de choses inutiles ou nuisibles ; il lui faut en consacrer une autre partie à se débarrasser de ce fatras et se mettre à force de travail à la hauteur des idées de son temps, et ce n'est qu'alors qu'il peut réellement devenir un membre utile de la société. Beaucoup n'arrivent pas à se tirer de la première phase, d'autres restent empêtrés dans la seconde, un petit nombre seulement parvient à s'élever jusqu'à la troisième.

Mais le « decorum » exige que l'on conserve tout cette défroque du Moyen-âge, toutes ces matières d'enseignement inutiles, et comme les femmes, en raison de leur sexe, sont de prime-abord exclues des écoles préparatoires, cette situation fournit un prétexte commode pour leur fermer les portes des amphithéâtres. Un des professeurs de médecine les plus renommés de Leipzig fit un jour franchement à une dame l'aveu suivant : « L'éducation de collège n'est, à la vérité, pas nécessaire pour comprendre la médecine, mais il faut l'exiger comme condition préliminaire d'introduction aux études, pour que le prestige de la science ne souffre pas ».

Le professeur Bischoff, de Munich, a donné entre autres pour raison du conseil qu'il donne aux femmes de ne pas se livrer à l'étude de la médecine « la brutalité des étudiants », ce qui est certes fort significatif. Le même professeur dit encore dans un passage de son travail sur le sujet en question - et ce passage est caractéristique : Pourquoi n'accorderait-on pas, même si l'on est professeur, par-ci par-là, à une femme intéressante, intelligente et jolie par-dessus le marché, de suivre un cours traitant de quelque science simple ? C'est là, une manière de voir que partage visiblement M. Von Sybel et qu'il exprime ainsi : « Rarement un homme a été en mesure de refuser à une écolière avide d'apprendre et aimable sou concours et son aide ».

Il serait dommage de perdre un seul mot de plus pour réfuter de semblables « raisons » et de pareilles idées. Le temps viendra où on ne se préoccupera ni de la brutalité des gens bien élevés, ni de l'esprit de routine on des velléités sensuelles des savants, mais où l'on fera ce qu'ordonnent la raison et la justice.

Comme nous l'avons déjà remarqué, les traditions pleines de préjugés dont souffrent l'Europe en général et l'Allemagne en particulier, se rencontrent bien moins dans l'Amérique du Nord. C'est ainsi que les femmes y sont arrivées à des situations très considérées comme médecins, avocats, professeurs, et cela dans les plus grands établissements d'instruction - les femmes détenant en Amérique la majorité des places de l'enseignement et dans les divers emplois publics des communes ou de l'État. En Russie également on professe à l'égard des femmes des idées bien plus libres et plus élevées qu'en Allemagne. Nombre de femmes russes se sont adonnées avec un grand succès aux différentes études scientifiques. Au printemps de 1878, une étudiante russe à Berne, Madame Litwinow, de Toula, passa ses examens avec une telle distinc­tion, notamment pour les mathématiques, que la Faculté de Philosophie lui décerna le diplôme du Doctorat à l'unanimité, avec la note la plus élevée. Un fait analogue se produisit quelques mois après pour une autrichienne, mademoiselle Welt, devant la Faculté de médecine de Berne. Et depuis, nombre de cas de ce genre se sont présentés  [12].

Le gouvernement allemand, dans le peu de cas où il a employé les femmes, par pur esprit de spéculation, ne les a considérées que comme une main d'œuvre moins chère, qu'il paie, pour des services identiques, beaucoup plus mal que celle des hommes. Mais comme ceux-ci, dans les conditions actuelles, sont personnellement animés déjà, vis-à-vis de la femme, de sentiments hostiles nés de la concurrence, et commue cette hostilité se double par le fait que leurs bras risquent d'être supplantés par d'autres moins coûteux, il en résulte pour les femmes une situation qui n'a rien d'agréable et qui amène de nombreux conflits. Ajoutez à cela qu'en Allemagne l'ar­mée fournit chaque année, en sous-officiers libérés du service et en officiers réformés, une telle quantité d'aspirants à des emplois administratifs qu'il ne reste plus de place pour les autres forces actives. De là une rapide mise à l'écart des femmes déjà employées. Il ne faut pas non plus méconnaître que, par suite de l'exagération de la durée du travail quotidien que l'État comme les particuliers imposent à la main-d'œuvre féminine, il se produit partout de lourds inconvénients, notamment lorsque la femme a encore à remplir en outre des devoirs domestiques. Le système actuel de la vie de ménage est autant en contradiction avec les exigences que la vie impose à des millions de femmes que la forme économique générale l'est avec la dignité d'homme de chaque individu.

Les femmes ont démontré et démontrent chaque année davantage que, malgré toute la négligence apportée à la culture de leurs facultés intellectuelles, elles n'en manquent point, et que dès aujourd'hui elles sont en mesure d'entreprendre la lutte avec l'homme sur bien des terrains. Il y a parmi elles autant de bons écrivains et d'artistes, et cela dans les genres les plus divers, que de représentants de toutes les professions libérales. Cela tend à prouver, contre les clameurs réactionnaires, qu'on ne pourra pas, à la longue, leur refuser l'égalité des droits. Mais il n'est également pas douteux que, dans les circonstances actuelles, elles n'en ont pas davantage atteint pour cela leur but, ni pour elles, ni pour l'homme. L'entrée plus fréquente de la femme dans les hautes carrières - ce qui n'est jamais possible qu'à une minorité, - aura nécessaire­ment là les mêmes effets que dans le domaine de l'industrie. Non-seulement la femme sera plus mal payée dans les carrières libérales, à mesure que l'offre grandira avec la concurrence, mais elle y sera encore bien plus opprimée, et cela pour les mêmes raisons que nous avons développées plus haut en ce qui concernait les femmes utilisées par l'industrie ; Je connais cependant un cas où une femme devait prendre la place d'un homme dans l'enseignement supérieur, mais… avec la moitié des appointe­ments seulement. C'est là une proposition honteuse, mais parfaitement justifiée par les principes qui dominent dans le monde bourgeois ; elle a été faite et acceptée par la force des circonstances, il ne reste donc aucun doute sur ce point : la conquête de l'accès aux carrières libérales ne vaudra ni aux femmes, ni aux hommes qui en seront les victimes, d'être délivrés de la misère sociale. Il faut aller plus loin.


Notes

[1] La dégénérescence de la race chez les travailleurs, ,produite par le régime moderne des manu­factures, a par exemple obligé plusieurs fois l’État, dans les dernières périodes décennales, à diminuer la taille réglementaire pour l'armée.

[2] L'inspecteur de fabrique A. Redgrave prononça en 1871 à Bradford un discours dans lequel il dit entre autres choses : « Ce qui m'a frappé depuis quelque temps, c'est le changement d'aspect des fabriques de laine. Jadis elles étaient peuplées de femmes et d'enfants, maintenant le machinisme semble faire toute la besogne. Un fabricant a répondu à une de mes questions par cette expli­cation : Avec l'ancien système, j'employais 63 personnes ; après l'introduction de machines perfec­tionnées, je réduisis mes ouvriers à 33, et plus récemment, par suite de nouvelles et importantes modifications, j'étais en mesure de les réduire de 33 à 13 ». Il résulte de là qu'en peu d'années, avec le système de grande production actuel, le chiffre des ouvriers a, dans une seule fabrique, diminué de près de 80 %, la production restant au moins la même.
On trouvera, dans le « Capital » de Karl Marx, de nombreuses et intéressantes commu­nications dans le même sens.

[3] « De la propriété et de va forme primitive ». Chap. 20.

[4] « Structure et vie du corps social ». Tome I.

[5] Dr L. Büchner : « Die Frau, ihre naturliche Stellung und gesellschaftliche Bestimmung ». - « Neue Gesellschaft », années 1879 et 1880.

[6] « La nouvelle histoire de la création ».

[7] C'est là une découverte que Karl Marx a été le premier à faire et qu'il a établi d'une façon classique dans ses ouvrages, particulièrement dans « Le Capital ». Le « manifeste communiste » de février 1848, rédigé par Karl Marx et Fr. Engels, repose sur cette idée fondamentale et peut être considéré aujourd'hui encore comme le modèle achevé de l'œuvre de propagande la plus parfaite.

[8] « L'amphithéâtre de la science est le temple de la démocratie ». Buckle : « Histoire de la Civili­sation en Angleterre », tome II, 2e partie, chap. 4.

[9] M Dubois-Raymond a répété cette phrase au mois de février 1883, lors de la fête anniversaire de Frédéric le grand, en rappelant les attaques dont il avait été l'objet à ce propos.

[10] Il existait déjà, dès le IXe et le Xe siècles, des femmes médecins et des praticiennes de grand renom dans l'empire arabe, et notamment sous la domination des Maures en Espagne, où elles faisaient leurs études à l'université de Cordoue. La femme était, à cette époque, bien plus libre dans l'empire musulman-arabe, grâce à Mahomet qui améliora considérablement sa situation sociale. Mais, dans la suite, les influences asiatiques, persanes et turques, ont amoindri sa situation en Orient. On trouvera d'intéressants renseignements là-dessus dans l' « histoire de la civilisation de l'orient » de von Kremer. Au XIIe siècle, des femmes étudiaient également la médecine à Bologne et à Palerme.

[11] An Adress upon the Co-Education of the Sexes. Philadelphie.

[12] À Berlin aussi la glace est enfin rompue. On y comptait, au printemps de 1883 cinq femmes exer­çant la médecine et jouissant d'une clientèle totale très étendue. Les vieilles perruques des savants allemands s'en agitent avec inquiétude.


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