1937

Un Titan de la Révolution, LÉON DAVIDOVITCH TROTSKY (brochure non-datée, vers 1937, Editions de la Nouvelle Revue Critique, 11 rue François Mouthon à Paris 15ème)


Adalbert Gottlieb (PÉRO)

Un titan de la révolution,
Léon Davidovitch Trotsky

Chef de la Révolution d'Octobre, Créateur de l'Armée Rouge

1937


A la mémoire de mes amis Silvius Hermann mort à Vienne en février 1934, à l'âge de 21 ans et Robert de Fauconnet, mon camarade de lutte, tué en septembre 1936, au Front de Huesca, à l'âge de 21 ans.


I. Révolutionnaire professionnel

C'est un matin d'octobre. Lénine se réveille en sursaut. Dans le sommeil il a entendu quelque bruit. Nadeshda Constantinovna Kroupskaïa, sa femme, a aussi été réveillée par le bruit. Il n'y a aucun doute, quelqu'un frappe à la porte. A tâtons, car Londres à cette heure se trouve noyé dans le brouillard et l'obscurité, elle cherche sa robe de chambre et allume le gaz. Elle ouvre la porte et voit devant elle un jeune homme, tenant d'un air embarrassé un feutre démodé dans ses mains, à ses pieds se trouve une valise ; ses cheveux sont ébouriffés, il porte un pince-nez, un col dur montant, à la mode d'alors.

Il se nomme. Kroupskaïa avait déjà compris, à la façon dont il avait frappé à la porte, qu'il s'agissait d'un camarade de « là-bas », mais quand elle entendit le nom conspiratif de Léon Davidovitch Trotsky, un sourire accueillant se montra sur ses lèvres. Le jeune homme était déjà attendu depuis quelques jours. On leur avait écrit de Russie à son sujet.

Et ainsi, un jour d'automne 1902, Lénine promenait son jeune hôte à travers les rues de Londres. Il lui montre les curiosités de la ville, « leur » Westminster, « leur » City, etc. Trotsky n'a fait que passer par Vienne et Paris, c'est donc pour la première fois qu'il fait plus ample connaissance avec une grande ville. Mais ce jeune provincial n'a guère le temps et guère envie de regarder toutes ces choses nouvelles. Et Lénine, à vrai dire, ne l'a pas emmené pour lui montrer la ville, mais plutôt pour pouvoir causer, sans trop y insister, avec le nouvel arrivé. Lénine possède ce don rare de savoir écouter et à cette occasion il perfectionne encore davantage cette faculté, car il a devant lui quelqu'un qui lui apporte des nouvelles fraîches de la Russie souterraine.

Un souffle d'action révolutionnaire monte vers lui qui, par le sort, est forcé de rester dans l'inaction et étouffe un peu dans l'atmosphère viciée des petites querelles de l'émigration. Mais il a encore une autre raison d'écouter attentivement, en observant de ses yeux légèrement obliques et irradiant une gaîté légèrement ironique. Son interlocuteur, qui, avec une assurance inébranlable, lui donne ses jugements sur les différents militants qu'il a connu en Russie, sur l'action des groupes et les possibilités d'action dans l'avenir, n'est pas un émigré quelconque, malgré son jeune âge. Dans les lettres de Russie, on avait parlé de ce jeune dans les meilleurs termes et la première impression de Lénine concordait avec ces éloges.

Léon Trotsky était né à Ianovka dans le gouvernement de Kherson, dans le sud de l'Ukraine. Sa date de naissance concorde, à deux mois près, avec la condamnation à mort d'Alexandre II par la Narodnaïa Volia (Liberté du peuple), organisation terroriste qui venait de se constituer peu de temps auparavant. Quelques jours après sa naissance, le 19 novembre 1879, un attentat à la dynamite a lieu contre le train du tsar.

Les parents du petit Liova appartiennent à la petite bourgeoisie aisée. Ils font partie de cette race qui, malgré toutes les privations et persécutions, continue de prospérer et de se développer. Les juifs qui, comme le père de Trotsky, s'implantent dans la campagne russe, sont pleins d'énergie et de sobriété. Ils travaillent aussi durement que leurs employés, du lever au coucher du soleil, s'abstiennent de toute extravagance, de toute dépense inutile, achetant avec l'argent ainsi économisé de nouvelles terres, de nouvelles machines : une seule pensée les domine, agrandir toujours davantage le patrimoine.

Le petit Liova, de cette souche d'hommes qui donna un Maïmonide, un Spinoza, un Marx, un Einstein, un Disraëli et aussi tant de princes du capitalisme naissant, vécut les premières années de sa vie dans ce petit village ukrainien, entouré d'une rude atmosphère de travail. A la campagne l'exploiteur et l'exploité vivent dans un contact étroit. L'exploitation des paysans sur le petit domaine de Ianovka n'est pas pire et n'est pas meilleure que dans tant d'autres exploitations pareilles. Mais sur toute la campagne russe pèsent lourdement l'exploitation, la misère et l'obscurantisme.

Dans ces années de contact permanent avec les paysans, l'enfant apprend à connaître et à aimer ceux qui amassent par leur dur labeur les richesses de la Grande Russie. Dans le cerveau de cet enfant attentif, qui avec des yeux scrutateurs observe les relations économiques des classes à la campagne et qui prend instinctivement parti pour le plus faible, s'imprime une fois pour toutes la plus profonde aversion contre le système de l'exploitation de l'homme par l'homme.

Cet esprit de justice le fera encore souffrir davantage dans l'atmosphère étroite de la ville de province qu'est Odessa, où les parents ont mis l'enfant à l'école. Le jeune lycéen se révolte contre les actes d'injustice, aura maille à partir avec les autorités scolaires et sera exclu de l'école dont il est le plus brillant élève. L'esprit assoiffé de savoir de l'adolescent ne trouve qu'un aliment tout à fait insuffisant dans le programme d'études officiel. C'est d'abord le théâtre qui l'attire, puis, plus tard, les livres.

Où et quand Trotsky rencontra-t-il le marxisme ? Pendant la jeunesse de Trotsky, toute la petite bourgeoisie russe, et surtout les milieux intellectuels, étaient en fermentation. Russes ou juifs, partout les intellectuels rêvaient de démocratie et de libéralisme. De temps en temps les attentats de la Narodnaïa Volia remuèrent les populations jusque dans les plus petits villages. Trotsky note lui-même que dans la famille où il se trouvait en pension à Odessa on ne parlait jamais de politique. Et pourtant cet esprit d'opposition, de fronde craintive au régime devait l'entourer depuis sa plus tendre enfance. Quelques rapides observations occasionnelles prononcées par quelque adulte se fixèrent profondément dans son cerveau sans que l'enfant s'en rendit compte.

Toutefois, en 1895, quand Engels mourut, le jeune Trotsky ignorait complètement ce nom et ne connaissait celui de Marx que par ouï-dire, pour l'avoir entendu quelquefois chuchoter avec des airs sous-entendus par certains de ses collègues d'école ou par des connaissances.

Ce n'est qu'un peu plus tard, vers 1896, au moment où il approche des 17 ans, que l'esprit qui se réveille à la critique consciente le met devant le problème de se forger, lui aussi, son « Weltanschauung » (conception du monde). Il se rend compte pour la première fois qu'un matérialisme existe. Le jeune Trotsky a la chance qu'au moment où ce problème se pose à son jeune esprit, le marxisme l'a déjà emporté dans sa lutte contre le populisme et autres conceptions sociales confuses de l'intelligentsia russe.

C'est à Nikolaïev, où Trotsky continue ses études interrompues par son exclusion du lycée d'Odessa, qu'il fait connaissance avec le marxisme par quelques brochures illégales.

En 1896, des grèves éclatent parmi les tisserands de Pétersbourg, la lutte de classe se ranime et trouve surtout un profond écho parmi les jeunes étudiants. C'est à cette époque que Trotsky entre dans la vie militante. Il fait la connaissance de quelques ouvriers révolutionnaires et apprend les premières notions du socialisme dans la cabane d'un jardinier.

Mais les gendarmes du tsar interrompirent cette première éducation du jeune révolutionnaire. En janvier 1898, il est arrêté chez le jardinier.

Trotsky connaît alors les prisons de Nicolaïev, de Kherson et d'Odessa. Il y passe son temps à étudier des livres sur la franc-maçonnerie, puis c'est le dépôt de Moscou et après l'exil, le « pohod na Sibir ». Trotsky avec les autres principaux accusés de l'organisation ouvrière « l'Union de la Russie méridionale » fut condamné à quatre ans de déportation en Sibérie orientale. C'est au dépôt de Moscou qu'il entendit parler pour la première fois de Lénine et lut son livre sur le capitalisme russe.

L'adolescent passant par l'épreuve de la prison se transforme en homme. En automne 1900, le convoi des déportés atteint le lieu d'exil. Trotsky pour profiter du règlement de la police russe s'est marié en prison avec une révolutionnaire, Alexandra Lvona, pour ne pas être séparé d'elle. Il sera bientôt père de famille.

Il est déporté d'abord à Oust-Kout, puis à Verkholensk. Il collabore à un journal d'Irkoutsk et se signale déjà par son talent de publiciste.

Mais l'homme d'action ne pouvait se résigner à se voir condamné à croupir de longues années dans l'inaction. En 1902, il s'évade de Verkholensk dans la compagnie d'une autre révolutionnaire. Il est forcé d'abandonner sa femme, car le petit enfant d'un an et celui qu'elle est prête à mettre au monde ne pourraient pas supporter les risques et les incommodités d'une évasion pareille. Trotsky ne devait revoir sa femme qu'après son retour en Russie, en 1917. A cette époque, il était depuis longtemps remarié et père de deux autres enfants.

Sur le faux-passeport qui le servit pendant l'évasion, il inscrivit le nom de Trotsky ; il ne soupçonnait pas, à ce moment, que ce nom lui resterait pour toute sa vie.

De Sibérie, il se rendit directement à Samara où il adhère officiellement à l'organisation groupée autour du journal Iskra. Il milite ici avec des amis de Lénine. Après une tournée de propagande à Kharkov, Poltava et Kiev, sur les instances de Lénine, Trotsky décide de passer à l'étranger pour parachever son éducation marxiste qui avait encore bien des lacunes.

Il passe clandestinement la frontière autrichienne, grâce à l'aide d'un étudiant socialiste-révolutionnaire, ennemi des marxistes de l'Iskra qui s'étaient prononcés contre le terrorisme. Il fallut force persuasion de la part de Trotsky pour déterminer l'étudiant à faire passer la frontière à un anti-terroriste. Trotsky ne se doutait sûrement pas, à ce moment, que 34 années plus tard on l'accusera de terrorisme forcené.

Lénine avait déjà, à cette époque, élaboré cette conception bolchévik du travail révolutionnaire, qui allait bientôt mener à la scission dans la social-démocratie russe. Il avait compris, dans des années d'expérience, que le révolutionnaire amateur n'avait que peu d'intérêt pour le mouvement révolutionnaire russe ; l'aide de ces amateurs ou, comme on les appellera plus tard, de ces « compagnons de route » était tout à fait insignifiante. L'ouvrier par ses conditions sociales mêmes, dès qu'il devenait révolutionnaire, était révolutionnaire permanent, car à tout moment de ses préoccupations journalières, il restait en relation étroite avec le peuple, avec d'autres exploités. Le social-démocrate intellectuel, par contre, n'avait le plus souvent que des relations très lâches, purement intellectuelles avec le peuple. Son aide consistait surtout dans une certaine aide matérielle, apport d'argent, hébergement de camarades, etc.

Lénine savait que le métier de révolutionnaire nécessitait des spécialistes, des hommes entièrement formés en vue de cette tâche et entièrement dévoués à cette tâche. Marx et Engels, dans une époque précédente, avaient donné l'exemple de la vie d'un révolutionnaire professionnel. Lénine avait repris cet exemple. C'est lui qui forgea, pour la première fois, le terme et la conception du révolutionnaire professionnel qui n'a qu'un seul but dans la vie : la révolution. Pour lui était révolutionnaire professionnel celui qui ne regardait le métier, grâce auquel il gagnait sa vie, que comme moyen pour pouvoir exercer son vrai métier, sa véritable occupation : le travail souterrain de la révolution. Le révolutionnaire professionnel ne devait tenir aucun compte de sa vie privée, de toute autre occupation en dehors du travail de l'organisation, être toujours prêt à être arrêté et envoyé en Sibérie, être toujours prêt à exécuter les ordres de l'organisation, pouvoir se déplacer immédiatement si les nécessités du travail de l'organisation l'exigeaient.

C'est sur cette conception que devait bientôt s'effectuer la séparation entre durs et mous, c'est elle qui devait donner naissance au bolchévisme. Lénine savait que des hommes d'une trempe suffisante pour faire un bon révolutionnaire professionnel étaient rares : le sacrifice demandé était presque surhumain.

Pendant cette promenade où Lénine fait subir au nouvel arrivé un examen « sur toutes les matières du cours », comme dit Trotsky avec humour dans son autobiographie, Lénine comprend, immédiatement, qu'il a un homme de valeur devant lui. Il se dit qu'il faudra travailler cette matière précieuse encore brute et qu'on en tirera quelque chose d'excellent. Il eut raison en ce qui concerne l'appréciation de la matière, mais il se trompa quand il crut pouvoir faire du jeune Trotsky un disciple obéissant, comme il le fit avec Zinoviev et Kamenev. Le génie n'aime pas les entraves et ses erreurs sont aussi une école pour lui. Le génie politique du jeune révolutionnaire devait le mener sur une voie isolée, l'emprisonner dans des appréciations fausses ; le centrisme politique le tiendra prisonnier pendant quelque temps. Mais aussi bien en 1905 qu'en 1917, quand la Révolution appelle ses disciples au travail, Trotsky se trouve au premier rang ; en 1917, il deviendra l'alter ego irremplaçable de Lénine ; on prononcera en ces jours « Lénine et Trotsky » comme on dirait Jean Dupont ou Pierre Durand. Ces deux noms propres « Lénine et Trotsky » se fondent en un seul, deviennent un tout, le symbole de la Révolution d'Octobre, de la montée révolutionnaire tout court. Tandis que les obéissants disciples Kamenev et Zinoviev renieront leur maître dans les heures de danger, Trotsky ne le quittera jamais au moment de la lutte et même après la mort du maître restera le seul à défendre jusqu'au bout l'héritage de son œuvre révolutionnaire.

Il fait des conférences à Whitechapel qui réussissent et fait ensuite des tournées à Bruxelles, à Liège et à Paris, en Suisse et en Allemagne.

A Paris, il fait la connaissance de N. I. Sédova qui devient bientôt sa compagne, elle le suivra dans sa vie errante à travers toutes les vicissitudes de sa fortune révolutionnaire. De même que Londres, Paris n'est pour le jeune militant qu'un lieu où la nécessité politique l'a amené pour exercer son métier de révolutionnaire professionnel. La ville en tant que telle, en tant qu'ensemble architectural et culturel ne le touche pas.

Toute l'aile marxiste des révolutionnaires russes s'était groupée autour du journal Iskra dont le directeur politique était Lénine. Lénine en arrivant à l'étranger avait adhéré au « Groupe de l'Emancipation du Travail » où militaient déjà Plékhanov, Véra Zassoulitch, Axelrod, Martov et Potressov qui allaient former la rédaction du journal. L'Iskra acquit bientôt une place dominante dans la vie politique du prolétariat russe.

Dès que Lénine eut compris la valeur de Trotsky – « C'est un homme aux capacités indubitablement hors de pair, convaincu, énergique, qui ira encore de l'avant », écrit-il à Plékhanov le 2 mars 1903 quand il propose à celui-ci la collaboration de Trotsky au comité de rédaction de l'Iskra – il cherche de se le rattacher. C'est lui qui impose la collaboration de Trotsky. Il s'agit pour lui non seulement de gagner pour le journal une plume qui s'annonce brillante ; c'est précisément là qu'il fait des réserves en disant que Trotsky a encore trop gardé « des traces du style des feuilletons » et qu'il « s'exprime d'une façon par trop recherchée » ; c'est l'appui politique du jeune révolutionnaire qu'il désire.

Déjà de très graves conflits ont éclaté au sein de la rédaction entre « durs » et « mous », dont le chef des uns est Lénine, des autres Plékhanov, alors la figure la plus respectée du marxisme russe. Ce ne sont que les signes avant-coureurs de la tempête qui éclatera au deuxième congrès du parti social-démocrate russe. Il est donc tout naturel que Lénine cherche à gagner l'appui du brillant jeune homme ; Plékhanov comprend les véritables raisons de Lénine et ne cache pas son antipathie à Trotsky. Ce dernier grâce à l'appui de Lénine et de Martov rentrera à la rédaction de l'Iskra, mais le jeune Léon Davidovitch n'ira pas par le chemin que Lénine lui trace. Déjà avant le congrès, les méthodes d'organisation de Lénine lui déplaisent. Trotsky est encore militant de Russie, « il est venu à l'étranger avec la conception que la rédaction de l'Iskra devrait être sous le contrôle du comité central » ; Lénine, au contraire, veut faire du journal une sorte de centre supérieur indépendant. Ces plans de « dictature » ne plaisent pas au jeune militant, les quelques avances de Lénine, très flatteuses pour un aussi jeune militant, n'entraînent pas les convictions de ce caractère indépendant. Tout jeune incline à la démocratie organisatrice, la jeunesse indépendante ne voit dans la « dictature » organisatrice que le désir des vieux de brider l'ambition et l'indépendance des jeunes. Et pourtant, c'est Lénine qui avait raison.

Lénine avait sérieusement cherché d'amener Léon Davidovitch dans ses vues. Mais le jeune Trotsky, tant à Londres, qu'à Genève, rencontrait plus souvent Martov et Véra Zassoulitch que Lénine qui menait toujours une vie éloignée de la vie de tous les jours des autres émigrés russes. Comme l'écrit Trotsky : « Lénine ne doutait pas que sur les points les plus graves je serais avec lui ». Et déjà bientôt sur une question capitale Trotsky devait se séparer de Lénine pour de longues années.


Le deuxième congrès du parti social-démocrate russe devait avoir lieu à Bruxelles. Ce congrès était de la plus grande importance pour les marxistes russes, car, le premier ayant été tenu dans l'illégalité, c'était pratiquement le premier congrès du parti qui devait fixer son programme et ses statuts.

Trotsky y prend part mandaté par l'Union sibérienne à laquelle il avait collaboré pendant sa déportation.

Le congrès n'aura pas lieu à Bruxelles, mais à Londres. L'intervention de l'Okhrana russe auprès de la police belge nécessite ce transfert.

A peine commencé le congrès devient houleux. Les divergences masquées au sein de la rédaction éclatent immédiatement au congrès à l'occasion de la discussion du paragraphe premier des statuts. Il s'agissait de fixer qui pourrait être membre du parti. « Lénine insistait pour assimiler le parti à une organisation illégale, écrit Trotsky dans « MA VIE ». Martov voulait que l'on reconnut aussi comme membres du parti ceux qui militaient sous la direction d'une organisation illégale... Lénine voulait de la netteté dans les formes, une ligne vigoureusement marquée dans les rapports à l'intérieur du Parti. Martov était enclin à admettre les flottements ».

Cette divergence, d'apparence secondaire contenait en elle le germe de toutes les divergences futures entre bolchéviks et menchéviks, entre « durs » et « mous ». Lénine voulait monter un parti de révolutionnaires professionnels, Martov choisit la forme du réformisme social-démocrate invertébré qui devait inévitablement s'effondrer devant les dures exigences de la Révolution.

Le conflit finalement n'éclate pas entre Plékhanov et Lénine, mais entre Martov et Lénine. Plékhanov, tout d'abord, se trouve du côté de Lénine, mais il abandonne rapidement.

Si la scission s'était faite entre Plékhanov et Lénine, si Martov avait été du côté de Lénine, toute la carrière de révolutionnaire de Trotsky aurait pris une autre voie. Trotsky était trop jeune, trop inexpérimenté dans le travail révolutionnaire pour comprendre la justesse du point de vue de Lénine, ses liens personnels avec Martov l'empêchaient encore davantage.

« Pourquoi me suis-je trouvé au congrès parmi les "doux" ? » se demande Trotsky. Et il répond :

« De tous les membres de la rédaction, j'étais le plus lié avec Martov, Zassoulitch et Axelrod. Leur influence sur moi fut indiscutable. L'idée d'une scission dans le groupe me paraissait sacrilège. En 1903, il ne s'agissait tout au plus que d'exclure Axelrod et Zassoulitch de la rédaction de l'Iskra. A leur égard, j'étais pénétré non seulement de respect, mais d'affection. Lénine, lui aussi, les estimait hautement pour leur passé. Mais il en était arrivé à conclure qu'ils devenaient de plus en plus gênants sur la route de l'avenir. Et, en organisateur, il décida qu'il fallait les éliminer des postes de direction. C'est à quoi je ne pouvais me résigner. Tout mon être protestait contre cette impitoyable suppression d'anciens qui étaient enfin parvenus au faîte du parti.
De l'indignation que j'éprouvai alors provient ma rupture avec Lénine au IIème Congrès. » (souligné par l'auteur).

Mais cette raison sentimentale de Trotsky, qui à cette époque n'a que 23 ans, n'est pas suffisante pour expliquer cette rupture si longue avec Lénine et ses conceptions. Cette cause morale de rupture devait inévitablement disparaître le jour, très prochain, où les divergences entre Trotsky, le révolutionnaire, et les menchéviks réformistes devaient grandir et s'approfondir. Ce n'est pas une raison sentimentale qui pouvait arrêter un homme comme Trotsky, le tenir éloigné de Lénine pendant quatorze années. Elle ne fut que le point de départ, mais derrière elle se cachaient des divergences politiques qui devaient persister aussi longtemps que l'activité de ces titans de l'action était confinée à des préoccupations journalistiques et doctrinales. La polémique est une arme tranchante, presque toujours elle approfondit le fossé qui sépare les adversaires qui s'en servent.

Trotsky convient lui-même que derrière la raison sentimentale, il y avait une raison politique. Il était déjà « centraliste » à cette époque, mais sa conception du « centralisme » dans la direction du parti était bien éloignée de celle de Lénine. Pour lui « centralisme » n'était qu'une direction centrale sauvegardant tous les droits démocratiques de la base du parti. Pour Lénine, par contre,

« le centralisme révolutionnaire est un principe dur, autoritaire et exigeant. Souvent, à l'égard de personnes ou de groupes qui partageaient hier nos idées, il prend des formes impitoyables. Ce n'est pas par hasard que, dans le vocabulaire de Lénine, se recontrent si fréquemment les mots : irréconciliable et implacable. C'est seulement la plus haute tension vers le but, indépendante de toutes les questions bassement personnelles, qui peut justifier une pareille inclémence » (Trotsky).

Mais à l'époque la conduite et les conceptions d'organisation de Lénine paraissaient à Trotsky « inacceptables, épouvantables, révoltantes ».

Lénine, tout en préparant la bataille idéologique implacable, – pour lui le centralisme démocratique est la seule sauvegarde sérieuse pour le fonctionnement sans encombre de l'appareil d'un parti dans l'illégalité – ne désire pas la scission, ne la prévoit pas et ne la prépare pas pour le 2ème Congrès.

La menace de la scission le prend à l'improviste, mais il n'est pas l'homme à reculer devant la menace d'une scission quand le sort du futur parti révolutionnaire, le sort de la révolution russe elle-même est en jeu. De même qu'en 1917 il revendiquera hautement les responsabilités du pouvoir, de même en 1903 il ne recule pas devant la nécessité de prendre à lui tout seul la direction de l'aile révolutionnaire du parti social-démocrate russe. Tout le monde épouvanté devant la possibilité d'une scission dit tout haut : « Il n'osera pas ». Mais Lénine ose. A l'âge de 31 ans, il devient le leader incontesté de l'aile révolutionnaire du socialisme russe, jette la fondation du parti et de la politique qui mèneront à la Révolution d'Octobre, à l'instauration du pouvoir ouvrier sur un sixième du globe. Plékhanov, son adversaire, ne pourra pas s'empêcher de dire à ce Congrès : « C'est d'une pâte pareille que sont faits les Robespierre ».

Lénine, au Congrès, n'épargnera pas les efforts pour attirer Trotsky de son côté ; il lui dépêche deux partisans, dont son frère cadet Dimitri, avec l'ordre de l'amener coûte que coûte dans le camp léniniste.

Toute la peine est perdue. Trotsky est à cette époque ce qu'on appelle dans le jargon marxiste « un centriste ». Tout en restant foncièrement révolutionnaire, il ne voit pas encore pour le moment les divergences fondamentales qui séparent le menchévisme du bolchévisme. Même quand il quittera le camp menchéviste, il restera persuadé de la possibilité et de la nécessité d'une fusion entre les deux fractions. Il sera ce qu'on appelle : un conciliateur. Toutefois la situation, alors, était moins claire que cela paraît aujourd'hui. L'école officielle du Kremlin brouille aujourd'hui les choses à dessein, ne reculant devant aucune falsification, pour présenter la position d'alors de Trotsky comme rigoureusement opposée à toute politique révolutionnaire.

Il ne faut pas oublier que la scission bolchévik-menchévik resta longtemps incompréhensible même pour la plupart des militants ouvriers bolchéviks en Russie. Les deux fractions continueront de collaborer en Russie où dans de nombreux groupes elles vivront dans une symbiose parfaite. Les menchéviks joueront bientôt un rôle de premier plan dans la révolution de 1905 et même en tant que fractions organisées les deux frères ennemis fusionneront à plusieurs reprises, la scission ne devenant définitive qu'en 1912.

Trotsky déclare aujourd'hui ne pas regretter le temps où il militait séparé du parti bolchévik. Il serait vain de se perdre en conjectures, de se demander quel cours auraient pris les choses si Trotsky en 1903, au lieu de faire cavalier seul, avait rallié le camp des partisans de Lénine.

Lénine et Trotsky étaient deux fortes personnalités, deux géants de la pensée et de l'action révolutionnaires. Déjà une fois dans l'histoire du mouvement révolutionnaire s'était produite la même chose pour son plus grand bien : la collaboration intime de Marx et Engels. Engels accepta de lui-même, avec une modestie et abnégation rares dans la vie politique, de jouer le rôle de second. Mais en dehors de toute préoccupation de caractère, il faut convenir qu'une telle collaboration étroite est beaucoup plus facile pour deux personnalités originales tant qu'il s'agit de rester dans le domaine des idées et de l'élaboration théorique, tel fut le cas pour Marx et Engels, que dans le domaine de l'application pratique de ces idées, tel fut le cas pour Trotsky et Lénine. Mais aussi sûrement que l'eau de la source qui jaillit dans la montagne rencontrera la mer, aussi sûrement la jonction de l'activité de ces deux hommes devait se faire un jour dans l'action révolutionnaire. Cette jonction se fit et elle fut soudée par le feu de la Révolution d'Octobre.

Trotsky avait une personnalité trop originale, trop exubérante pour jouer le rôle de second, du famulus Wagner. Et ce fut bien ainsi, car l'expérience de ces années de lutte isolée, cette recherche de la voie juste à travers les erreurs inévitables trempa le caractère révolutionnaire du jeune chef en herbe. Les arêtes de la pierre qui roule s'émoussent, l'expérience de la vie révolutionnaire devait mener inévitablement Trotsky à l'état-major révolutionnaire de Lénine. Trotsky gagna à rester seul pendant de longues années ; cette période fit de lui un homme rompu à la lutte et habitué de ne s'appuyer que sur soi-même, de penser par soi-même. Une aussi considérable personnalité que Lénine aurait inévitablement empêché le plein développement des facultés du jeune militant, si Trotsky était devenu son disciple. L'élève doit savoir rapidement voler de ses propres ailes, pour ne pas être étouffé par l'ombre du maître. Zinoviev resta toute sa vie l'élève docile du maître, ce fait explique peut-être pourquoi il chancela au moment décisif. Son attitude, plus tard, en tant qu'opposant à Staline, jusqu'à sa mort, a montré que malgré ses grandes qualités, il n'était pas de la pâte des Robespierre, des révolutionnaires intransigeants et incorruptibles. Trotsky se défendit contre l'influence et les idées de Lénine comme, adolescent, il se défendit contre la pénétration des idées socialistes d'abord, du marxisme ensuite. Le caractère fort se défend instinctivement contre les idées du dehors. Trotsky fut longtemps en lutte contre l'inévitable, mais de même qu'il était devenu un révolutionnaire de marque, malgré son opposition première aux idées révolutionnaires, de même il devint le plus chaud et le plus éminent bolchévik et léniniste le jour où il adhéra définitivement au parti bolchévik. Lénine était le premier à le reconnaître. Et aujourd'hui, où tous ses disciples l'ont trahi, ont abjuré ses pensées et sa méthode, seul Trotsky garde et défend sans défaillance, l'héritage du premier grand chef du prolétariat mondial.


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