1929

Source : Contre le courant n° 23 - 25 février 1929.

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Lettre Ouverte à Henri Barbusse

Opposition de Gauche


Depuis que « Le Feu » a fait votre réputation, vous vous êtes, à juste titre, classé parmi les écrivains de gauche. Vous êtes devenu le grand éveilleur de consciences, le plus grand signataire d’Appels et de Lettres Ouvertes que l’Europe eût connu, le grand crieur de vérités, le grand protestataire enfin. 

En termes toujours émouvants, vous avez stigmatisé l’injustice, dénoncé les abus, flétri la cruauté des gouvernants, pris fait et cause pour leurs victimes. A votre voix, souvent, des geôles se sont ouvertes, vous avez réussi à rétablir des hommes dans leurs droits, sans doute en avez-vous arraché à la mort. 

Dans l’accomplissement de cette tâche retentissante, les ouvriers vous ont suivi des yeux: Ils vous ont vu entrer dans la voie révolutionnaire. Pour eux qui luttent et souffrent tous les jours, c'est une voie inexorable où le devoir grandit à mesure qu'on avance. Qui s'arrête trahit. Témoignages vivants de l'oppression capitaliste, durs pour eux-mêmes, les ouvriers exigent tout de ceux qui embrassent leur cause. Servir la cause, ce n'est guère, pour eux, visiter la Russie nouvelle, traiter de puissance à puissance avec ses dirigeants, publier dans la presse des articles qui servent l'homme qui les écrit, faire éditer des livres ni triompher des foules. C'est ne jamais quitter des yeux la mission du prolétariat, garder ses facultés critiques, son sens de la justice, son souci de la vérité, sa force combative, et les appliquer même à la Révolution. Surtout à la Révolution.

En vertu, de cette exigence, des révolutionnaires vous disent aujourd'hui : Un drame se joue autour de vous, un drame qui sollicite la conscience plus qu'aucun de tous ceux où vous êtes intervenu, le drame d'une seule destinée, mais capable peut-être de retarder l'accomplissement des destinées d'une classe tout entière. C'est celui de Léon Trotsky. 

Vous connaissez Léon Trotsky. Vous l'avez célébré au moment où l'encens montait autour de lui, vous avez vu en lui le bras droit de Lénine. Depuis, Lénine est mort, et celui qu'il considérait, dans un regard suprême, comme « l'homme le plus capable du Comité Central », a été chassé du Parti où vous êtes entré en 1923; il a été chassé, honni, mis dans l'incapacité de se défendre, et on lui a fait prendre ce chemin de la Sibérie que les tsars lui avaient appris, vingt ans auparavant. Malade, il a été laissé sans soins, sans médecin; Radek a dénoncé dernièrement cet assassinat hypocrite : « Assez joué avec la santé et la vie du camarade Trotsky ! »

Vous n'avez pas bougé. Depuis qu'un grand conflit existe au sein de la Révolution, à l'exemple des tièdes que vous avez si souvent flagellés, vous n'avez pris parti que par votre silence. La signification politique et sociale des idées en présence, leur place respective dans la Lutte de classes, la position mutuelle des adversaires, le pouvoir de ceux-ci, l'oppression exercée sur ceux-là, les moyens employés et les moyens subis, le sort enfin de cette Révolution où l'on vous a hissé comme sur un piédestal, vous n'avez rien voulu approfondir. 

Mais il est une question qu'on peut tout de même vous poser : Vous, le juste, le réfractaire, le grand cœur agissant, le défenseur des bonnes causes, pouvez-vous dire en votre âme et conscience, que vous connaissez ce procès qui, sans avoir jamais été jugé ainsi qu'il devait l'être, s'est cependant traduit par la condamnation de certaines idées, la destruction physique de nombreux militants? Pouvez-vous dire honnêtement que, dans l'état présent des choses, vous avez pu vous prononcer sur le cas de Trotsky ainsi que sur le cas de milliers d'oppositionnels? 

Vous ne pouvez pas le dire. 

Vous ne pouvez pas le dire, pas plus qu'aucun révolutionnaire honnête ne peut le dire, parce que les idées de Trotsky, les idées de l'Opposition, piétinées, étouffées, ne vous ont pas été présentées telles qu'elles sont exprimées, mais sous le déguisement grossier d'idées contre-révolutionnaires. 

Nous ne vous demandons d'ailleurs pas de prendre position dans la lutte actuelle. Si important qu'il soit, votre rôle est borné. Vous n'êtes pas un homme politique. Nous savons, nous, ce qu'il en coûte aux humbles militants de « prendre position ». Ici, il leur en coûte leur place dans un Parti qu'ils ont contribué à fonder et leur réputation de militants. En Russie Soviétique, il leur en coûté la liberté physique, parfois la vie, toujours le pain de la femme et des enfants. 

Nous ne vous demandons pas tant. 

Pour nous placer sur votre plan, nous détachons un cas - mais un cas symbolique - de milliers d'autres cas qui nous tiennent à cœur, et nous vous demandons : Voulez-vous demeurer ce que vous avez été pendant plusieurs années, l'homme épris de justice la conscience dressée, l'avocat de la vérité?

Vous habitez actuellement la Russie. Vous vous y adonnez à votre tâche d'écrivain. Vous avez entendu parler, ces temps derniers, de l'homme le plus vieux du monde et vous êtes allé à lui à travers le Caucase. C'est une expédition qui vous a pris plusieurs journées et pour laquelle les autorités soviétiques vous ont prêté appui. On vous a fourni la milice, on vous a fait escorte, vous avez satisfait une curiosité légitime, vous avez contemplé le plus vieux des vivants, vous l'avez embrassé, vous avez obtenu pour lui, sur une simple demande, l'augmentation de sa pension, vous vous êtes donné la peine de compulser de lourds feuillets d'archives pour authentifier son grand nombre d'années. Et vous avez écrit un bel article.

Ce que vous avez fait pour l'homme qui a accumulé le plus d'années au monde, voulez-vous le faire pour l'homme qui a le plus fait au monde pour la Révolution? Un drame se joue, en ce moment, autour de lui, dans ce pays où vous marchez dans une gloire d'apothéose. Ce révolutionnaire est accusé de servir l'ennemi à qui il a porté des coups pendant plus de trente ans, de menacer les conquêtes de la classe qu'avec Lénine il a menée à la victoire. Nulle accusation n'est plus grave. Aucune n'intéresse davantage la conscience des travailleurs. 

Demandez donc à n'importe quel ouvrier de n'importe quelle usine soviétique, ce qu'il ferait s'il était consulté, et s'il se savait à l'abri des atteintes bureaucratiques. Même aussi peu instruit que vous du vrai sens de la crise et du cas de Trotsky, il vous dira : 

« Qu'il soit tout simplement jugé sur ses écrits et sur ses actes, et qu'il le soit devant toute la classe ouvrière, seule capable de le juger. » Cet ouvrier ajoutera (car les ouvriers perçoivent des choses qui échappent souvent aux poètes officiels) : « En attendant que ce grand procès soit instruit comme il faut qu'il le soit dans un pays qui se réclame de la dictature prolétarienne, la vie de TOUS LES OPPOSITIONNELS doit être sauvegardée. Trotsky a été notre guide. Ses adversaires ont essayé de le discréditer. Ils ne lui ont laissé aucun moyen de nous parler. Et aujourd'hui encore, ils essaient d'attenter à son existence. Nous n'avons pas jugé. C'est l'Appareil qui a jugé. En attendant que nous jugions nous-mêmes, qu'on nous réponde de sa vie! » 

Voilà ce qu'un ouvrier vous dirait si vous l'interrogiez. Mais en Russie aussi, les ouvriers se taisent ! 

Lâcheté, ignorance ici. Et là-bas, lassitude, nécessité de vivre. Ici, dans les rangs communistes, puissance d'une presse asservie à la bureaucratie. Là-bas, puissance du pouvoir.

Trotsky reste donc seul. Haï et redouté des puissances capitalistes, persécuté par le Gouvernement Soviétique parce qu'il dénonce Thermidor et s'efforce de l'empêcher, sa disparition représente, pour tous les dirigeants du monde, la même délivrance. Tous y ont intérêt. 

Depuis qu'on traque les idées, qu'on met à mort les précurseurs, il s'est toujours trouvé des voix pour dire NON. Lorsqu'un John Brown se prépare à monter au gibet pour avoir voulu affranchir tout un peuple d'esclaves, c'est un Victor Hugo qui s'insurge contre le crime. Ceux des Balkans, ceux de Pologne, ceux d'Italie, ceux de Finlande ont trouvé un Barbusse. Léon Trotsky n'a personne pour le défendre que l'immensité ouvrière, trompée, impuissante ou muette. Aucun journal pour dévoiler la vérité, aucun levier pour soulever les âmes. Plus que la victime la plus humble, ce géant reste seul, tragiquement condamné par sa propre victoire, d'autant plus isolé qu'il est allé plus loin dans la voie révolutionnaire. Si le nombre grandit des travailleurs qui veulent avec lui continuer la Révolution, ils s'assemblent dans le silence. Et c'est dans ce silence que se précise la menace mortelle, non seulement autour de Trotsky, mais autour de milliers de camarades qui n'ont que l'humble gloire d'avoir tout sacrifié à la Révolution. Allez-vous rester sans rien dire?

Voudrez-vous demeurer le « grand homme » officiel que la gloire bâillonne, ou vous dresserez-vous pour prêter une voix à l'angoisse ouvrière?

Décidez-vous. Chaque heure compte. C'est peut-être la dernière heure pour ceux qu'on a jetés aux prisons de Tobolsk, ceux qui paient aujourd'hui, dans l'enfer de Solovietsky, l'audace d'être restés des révolutionnaires, et pour celui qu'on a livré aux trente mille wrangéliens embusqués à Constantinople.

Quoique vous choisissiez, l'intervention de la conscience ou les profits d'une carrière, l'Histoire poursuivra son chemin, portant en elle-même d'immanentes revanches. Demain, après-demain, ce sera tout le prolétariat du monde qui, d'une voix vengeresse, demandera des comptes à ceux qui auront fait verser le sang du meilleur chef de la Révolution. A ceux aussi, qui, s'étant tus, l'auront laissé mourir. 

 

CHARBIT. - LUCIE COLLIARD. - VICTOR DELAGARDE. - DELSOL. - RENÉ DIONNET. - VICTOR ENGLER. - MARCEL FOURRIER. - GERMAINE GOUJON. - MARCEL HASFELD. - ALBERT LEMIRE. - MAGDELEINE MARX. - PIERRE MONATTE. - LOUIS NEVEU. - MAURICE PAZ. - ALFRED ROSMER. - MARCEL ROY. - W. VAN OVERSTRAETEN.


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