Sur la question des communes agricoles |
Cet article de Léon Trotsky traite des communes agricoles, sujet assez peu connu pour mériter quelques mots de présentation. Après la révolution d'Octobre, beaucoup de tentatives de vie communautaire ont vu le jour. Elles sont connues sous le nom de «communes» (kommuna). Les plus significatives par le nombre et l'effectif furent les communes agricoles. Mais ces tentatives de «nouveau mode de vie» essaimèrent aussi en ville bien que dans une moindre mesure. L'histoire de ces communes est indissociable de celle du jeune Etat ouvrier dont elle suit les évolutions et les affrontements.
Les premières communes sont nées de la guerre civile. De leur propre initiative ou à l'aide d'agronomes ou de militants, les paysans les plus pauvres et les plus radicaux y ont vu la révolution sociale en acte. L'expropriation des grands propriétaires était l'occasion de créer des foyers de communisme intégral. Le dénuement n'avait d'égal que l'enthousiasme. Au même moment d'ailleurs, bien des responsables bolcheviks vivaient également en commun(e) dans des hôtels réquisitionnés près des sièges du nouveau pouvoir. Les jeunes militants pensaient réaliser leur idéal, alors que les anciens s'accommodaient de cette vie nouvelle sans plaisir particulier.
La NEP marque une rupture, souvent ressentie comme une défaite politique par les plus radicaux. De plus, la différenciation sociale réapparaît et aggrave relativement la vie des couches les plus pauvres. Les communes deviennent alors un îlot préservé de communisme et de démocratie des assemblées générales, un refuge face au retour des rapports marchands. A côté de cet aspect moral, elles sont également une réponse aux difficultés quotidiennes. L'article montre une commune agricole créée pour parer à la famine de 1922. Dans «Questions du mode de vie», Trotsky évoque également ces familles mettant leurs ressources en commun pour vivre mieux. Dans les années 20, la commune fait partie intégrante du paysage social soviétique, qu'elle soit pédagogique (Makarenko), agricole ou urbaine, qu'elle soit composée de paysans, d'ouvriers, d'étudiants ou d'intellectuels.
Les résultats ne sont pas éclatants. Les nombreuses démissions individuelles et dissolutions collectives semblent le prouver. Trotsky en impute la faute à la «faible productivité du travail». En affirmant cela, il rejoint l'obsession bolchevique du «retard économique russe». Et, en proposant de réintroduire l'individualisme dans les communes, il retrouve les accents de Lénine défendant, par réalisme, le passage à la NEP contre l'utopisme du communisme de guerre. Tous ces arguments sont d'ailleurs rebattus à l'époque.
Trotsky est plus original en donnant la parole aux communards qui rappellent que «sans capital et sans bâtiments, il est trop difficile d'organiser les gens». En effet, rassemblant les plus pauvres des pauvres, les communes sont une mise en commun de la misère. L'aide extérieure est réduite. Après la remise officielle d'un domaine confisqué qui n'est ni forcément adapté ni en bon état, l'administration n'intervient plus guère que pour offrir des tracteurs (effectivement réservés aux exploitations collectives). Par contre, sur le plan financier, il n'y a pas de cadeaux comme le montre bien le texte.
L'indifférence et la froide hostilité dont se plaignent alors les communards ont aussi une cause politique. En 1925, le clan dirigeant l'Etat soviétique a pris le parti de Boukharine sur la question du développement économique. Ce dernier affirme que l'industrialisation et la collectivisation se feront «à pas de tortue». En conséquence, en avril 1925, il lance aux paysans un retentissant «enrichissez-vous !» Comment s'étonner dès lors que les communes soient considérées comme «un phénomène fâcheux» ? La clé de cet article tient sans doute dans son dernier paragraphe. Après s'être fait le procureur de l'incurie communarde et l'avocat de l'intérêt individuel, Trotsky finit par dévoiler ses batteries. La commune lui semble «un point d'appui capital à la campagne» dans la perspective d'une collectivisation que seule l'opposition de gauche défend toujours.
Cet article est donc une attaque de la politique stalino-boukharinienne dans l'agriculture. C'est une attaque de biais, voilée. Cela laisse deviner de la force du courant anti-collectiviste dans la société et dans le Parti. Cela rend compte également de la force du préjugé économiste qui justifie la prudence économique. Il reste que l'attaque de Trotsky est particulièrement lucide. En effet, l'auteur insiste à deux reprises sur l'aspect humain de la question. Il défend les vertus cardinales des communes : volontariat, démocratie interne et autonomie. Il s'oppose catégoriquement aux «changements d'en haut» et au «commandement extérieur». Ces pratiques répondent certes à une pénurie de cadres. Mais ce sont également les outils du stalinisme qui s'affûtent. On n'aide pas la commune, mais on lui «ordonne d'élire tel ou tel président».
Or, quand la bureaucratie s'engage dans le «grand tournant», c'est avec des armes efficaces. Singeant ce que l'opposition de gauche défendait, elle se met à médiatiser les communes à outrance pour en faire les icônes de son collectivisme grossier. L'aide réelle ne suit pas. Par contre, on force des petits paysans à entrer dans des communes qui n'en veulent pas. En ville, des immeubles entiers, des cités universitaires de milliers de lits ou des équipes de travail en usine sont rebaptisées communes. Chacune de ses structures est dirigée par un chef responsable non devant sa base mais devant l'organe supérieur qui l'a nommé. Dès 1932, le pouvoir cesse de se servir des communes comme thème de propagande. Leur égalitarisme est devenu gênant quand il faut légitimer les privilèges des bureaucrates de fraîche date, les vydvitchency. Les brigades d'usine hiérarchisées sont rétablies. La famille dans son logement individuel redevient un modèle. Dans les campagnes, les communes sont peu à peu éliminées au profit des kolkhozes, au statut simplement coopératif. D'ailleurs, elles se dissolvent souvent des suites du conflit entre communards et collectivisés de force. Ou elles périssent physiquement pendant la grande famine de 1933 (qui frappe évidemment les plus pauvres en premier).
La fin des communes coïncide avec l'affermissement définitif de la bureaucratie au pouvoir. C'est la fin de toute organisation autonome dans la société soviétique. Et la confusion entre vie collective, pauvreté et oppression devient totale au point de marginaliser pour longtemps toute opposition communiste au stalinisme.