1923 |
Au lendemain de la révolution, Trotsky aborde les problèmes de la vie quotidienne : rapports travail/loisirs, condition des femmes, famille, gestion des équipements collectifs, logement, culture et cadre de vie... |
Les questions du mode de vie
QUESTION N° 3
RÉPONSES
MARININE. Les ouvriers ont une attitude extrêmement critique vis-à-vis des nepmen et des phénomènes de la NEP.
Les vieux (de cinquante à soixante-dix ans), généralement plus conservateurs, y sont beaucoup plus indifférents, mais tous ne le sont pas.
KAZAKOV. On parle de la nouvelle bourgeoisie uniquement lorsque l'ouvrier voit qu'on lui usurpe ses droits, c'est-à-dire les jours fériés lorsque les villégiatures sont assaillies de voitures remplies de dames bien vêtues.
KOLTSOV. Les bamboches des administrateurs, des directeurs, des spécialistes d'entreprise sont une des causes de mécontentement, et quelquefois d'irritation envers les cellules du parti communiste; c'est ce qui explique les difficultés de notre agitation sur les lieux de production, dans les masses.
ZAKHAPOV. Les ouvriers semblent instinctivement attachés aux coopératives, et ils demandent instamment que soit amélioré ce type d'organisation. Si les coopératives déçoivent les espoirs des ouvriers et ne sont pas solidement organisées, on verra les ouvriers acheter aux nepmen et se satisfaire de leur marché. Il y a donc un danger de voir les ouvriers accepter la NEP.
KOULKOV. Le danger d'un retour de la bourgeoisie apparaît surtout lorsque l'ouvrier entend les anciens et les nouveaux bourgeois rire des conditions difficiles de la vie ouvrière. L'ouvrier s'intéresse beaucoup au système des coopératives ainsi qu'à leur organisation. Il ne serait pas inutile de faire attention à ce problème. Les ouvriers détestent les nepmen qui vendent au marché et sur les bazars, mais que faire s'ils ne trouvent pas de produits d'aussi bonne qualité à la coopérative et s'ils y sont moins bien accueillis. On les reçoit comme des détenus qui viennent chercher leur ration.
LAGOUTINE et KAZANSKI. La haine et l'irritation envers la nouvelle bourgeoisie sont extrêmement fortes.
L'ouvrier dit: c'est moi le maître. Lorsque je marche dans la rue, que je prends le tramway, je sens que je suis le maître. Lorsque je contemple la marée des banderoles lors d'une manifestation, je pense : je suis une force, je suis le maître. Il suffit que je le veuille, et les nepmen ne seront plus que poussière.
Quand il faudra le faire, nous arracherons cette mauvaise herbe (les nouveaux bourgeois) de notre potager.
FINOVSKI. Il me semble que le problème de la NEP tel que l'envisagent les ouvriers présente deux aspects : un aspect purement politique, et un aspect quotidien. C'est ainsi que moi-même je le comprends. Du point de vue politique, à ce qu'il me semble, et vu l'agitation que nous avons menée dans les usines, les ouvriers sont plus ou moins indifférents envers la NEP. Ils savent que les nepmen ne pourrons pas les étouffer. Mais en ce qui concerne l'aspect quotidien du problème, il est tout à fait juste que les ouvriers s'en inquiètent, et que cela inquiète aussi le parti. Les ouvriers ont clairement conscience que des habitudes propres aux nepmen sont apparues au sein du parti.
ZAKHAROV. Le développement de la NEP a poussé les ouvriers à porter une attention plus grande aux coopératives. On dirait qu'ils s'y raccrochent, qu'ils cherchent là un moyen de réagir contre la NEP et qu'ils y mettent leurs espoirs. Si nous laissons échapper cette occasion et si nous n'arrivons pas à bien organiser les coopératives, il est possible que l'attitude des ouvriers envers les nepmen soit moins hostile, car ce sont eux qui approvisionnent le marché. Il faut absolument que nous nous intéressions aux coopératives.
OSNAS. Le respect de la richesse en tant que force tel qu'il existait avant la révolution a aujourd'hui disparu. On trouve plutôt une attitude un peu ironique. Les ouvriers ignorent ce qu'est un nepmen important, et le nepmen moyen suscite la réaction suivante : il a volé à droite et à gauche et le voilà riche. Je considère qu'il faut que nous éditions une chronique judiciaire écrite en gros caractères.
BORISSOV. Les "délices" de la NEP, le luxe, etc., suscitent et renforcent chez certains ouvriers leur haine des "nouveaux bourgeois"; par ailleurs ce sentiment se double de la conscience que cette "saleté" éclatera comme une bulle de savon lorsque la classe ouvrière le désirera. L'ouvrier a conscience qu'il a donné la "liberté" aux nepmen et que, lorsque les circonstances le permettront, il transformera cette liberté en servitude. Bien des ouvriers, devant les délices des magasins et des marchés, se disent : "ça me ferait mal d'y toucher", mais après réflexion, ils décident : "profitons pour l'instant des nepmen". Il faut noter que l'ouvrier se sent parfois offensé car c'est lui, qui a pris le pouvoir, qui ne mange pas à sa faim, alors que celui à qui il a pris le pouvoir vit à satiété. Par conséquent, ce type d'ouvrier nourrit les sentiments suivants :
1. haine envers les. exploiteurs et les parasites (ce sentiment est le garant de l'activité prolétarienne);
2. conscience de sa force;
3. conscience de la nécessité de la NEP et de son caractère passager;
4. conscience de sa dignité d'homme et de citoyen libre.
Un autre type d'ouvrier craint que la vague de la NEP ne submerge l'Union Soviétique et que l' "on ait chassé une bourgeoisie pour en créer une autre".