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1930 |
L'histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d'une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées... (L. T.) |
11 La dualité de pouvoirs
En quoi consiste la dualité de pouvoirs ? On ne peut manquer de s'arrêter sur cette question que nous n'avons pas trouvée élucidée dans les travaux d'histoire. Pourtant, la dualité de pouvoirs est un état particulier d'une crise sociale, caractéristique non point seulement de la Révolution russe de 1917, quoique marqué précisément le plus nettement en elle. Des classes antagonistes existent toujours dans la société et la classe dépourvue de pouvoir s'efforce inévitablement de faire pencher à tel ou tel degré le cours de l'État de son côté. Cela ne signifie pourtant pas du tout que, dans la société, règne une dualité ou une pluralité de pouvoirs. Le caractère d'un régime politique est directement déterminé par le rapport des classes opprimées avec les classes dirigeantes. L'unité de pouvoir, condition absolue de la stabilité d'un régime, subsiste tant que la classe dominante réussit à imposer à toute la société ses formes économiques et politiques comme les seules possibles.
La domination simultanée des junkers et de la bourgeoisie que ce soit d'après la formule des Hohenzollern ou de la République - ne constitue pas une dualité de pouvoirs, si violents que soient par moments les conflits entre les deux détenteurs du pouvoir : ils ont une commune base sociale, une scission dans l'appareil gouvernemental n'est point à redouter de leurs dissensions. Le régime d'un double pouvoir ne surgit que sur un conflit irréductible des classes, n'est possible, par conséquent, qu'à une époque révolutionnaire et constitue un des éléments essentiels de celle-ci.
Le mécanisme politique de la révolution consiste dans le passage du pouvoir d'une classe à une autre. L'insurrection violente en elle-même s'accomplit habituellement en un court délai. Mais aucune classe historiquement définie ne s'élève d'une situation subalterne à la domination subitement, en une nuit, quand bien même ce serait une nuit de révolution, Elle doit déjà, la veille, occuper une position extrêmement indépendante à l'égard de la classe officiellement dominante ; bien plus, elle doit concentrer en elle les espoirs des classes et couches intermédiaires mécontentes de ce qui existe, mais incapables d'un rôle indépendant. La préparation historique d'une insurrection conduit, en période prérévolutionnaire, à ceci que la classe destinée à réaliser le nouveau système social, sans être encore devenue maîtresse du pays, concentre effectivement dans ses mains une part importante du pouvoir de l'État, tandis que l'appareil officiel reste encore dans les mains des anciens possesseurs. C'est là le point de départ de la dualité de pouvoirs dans toute révolution.
Mais ce n'est pas son unique aspect. Si une nouvelle classe portée au pouvoir par une révolution dont elle ne voulait point est, en réalité, une classe déjà vieille, historiquement attardée ; si elle a eu le temps de s'user avant d'être couronnée officiellement ; si, arrivant au pouvoir, elle tombe sur un antagoniste déjà suffisamment mûr et qui cherche à mettre la main sur le gouvernail de l'État - l'équilibre instable du double pouvoir est remplacé, dans la révolution politique, par un autre équilibre, parfois encore moins stable. La victoire sur " l'anarchie " du double pouvoir constitue, à chaque nouvelle étape, la tâche de la révolution, ou bien de la contre-révolution.
La dualité de pouvoirs non seulement ne suppose pas mais, généralement, exclut le partage de l'autorité à parties égales et, en somme, tout équilibre formel des autorités. C'est un fait non constitutionnel, mais révolutionnaire. Il prouve que la rupture de l'équilibre social a déjà démoli la superstructure de l'État. La dualité de pouvoirs se manifeste là où des classes ennemies s'appuient déjà sur des organisations d'État foncièrement incompatibles - l'une périmée, l'autre se formant - qui, à chaque pas, se repoussent entre elles dans le domaine de la direction du pays. La part de pouvoir obtenue dans ces conditions par chacune des classes en lutte est déterminée par le rapport des forces et par les phases de la bataille.
Par sa nature même, une telle situation ne peut être stable. La société a besoin d'une concentration du pouvoir et, soit dans la classe dominante, soit, pour le cas présent, dans les deux classes qui se partagent la puissance, cherche irrésistiblement cette concentration. Le morcellement du pouvoir n'annonce pas autre chose que la guerre civile. Avant, pourtant, que les classes et les partis en rivalité se décident à cette guerre, surtout s'ils redoutent l'intervention d'une tierce force, ils peuvent se trouver contraints assez longtemps de patienter et même de sanctionner en quelque sorte le système du double pouvoir. Néanmoins, ce dernier explose inévitablement. La guerre civile donne au double pouvoir son expression la plus démonstrative, précisément territoriale : chacun des pouvoirs, ayant créé sa place d'armes retranchée, lutte pour la conquête du reste du territoire, lequel, assez souvent, subit la dualité de pouvoirs sous la forme d'invasions alternatives des deux puissances belligérantes tant que l'une d'elles ne s'est pas définitivement affermie.
La révolution anglaise du XVIIe siècle, précisément parce que c'était une grande révolution qui bouleversa la nation de fond en comble, représente nettement les alternatives de dualité des pouvoirs avec les violents passages de l'un à l'autre, sous l'aspect de la guerre civile.
D'abord, au pouvoir royal, appuyé sur les classes privilégiées ou les sommets des classes, aristocrates et évêques, s'opposent la bourgeoisie et les couches proches d'elle des hobereaux. Le gouvernement de la bourgeoisie est le Parlement presbytérien qui s'appuie sur la City londonienne. La lutte prolongée de ces deux régimes se résout par une guerre civile ouverte. Deux centres gouvernementaux, Londres et Oxford, créent leurs armées, la dualité des pouvoirs prend forme territorialement, quoique, comme toujours dans une guerre civile, les limitations territoriales soient extrêmement instables. Le parlement l'emporte. Le roi, fait prisonnier, attend son sort.
Il semblerait que se constituent les conditions du pouvoir unique de la bourgeoisie presbytérienne. Mais, avant encore que soit brisé le pouvoir royal, l'armée du parlement se transforme en une force politique autonome. Elle rassemble dans ses rangs les indépendants, les petits bourgeois, artisans, agriculteurs, dévots et résolus. L'armée se mêle autoritairement à la vie sociale, non simplement en tant que force d'armée, non comme garde prétorienne, mais comme représentation politique d'une nouvelle classe opposée à la bourgeoisie aisée et riche. En conséquence, l'armée crée un nouvel organe d'État qui se dresse au-dessus des chefs militaires : un conseil de députés soldats et officiers (" agitateurs "). Vient alors une nouvelle période de double pouvoir : ici, le parlement presbytérien, là, l'armée indépendante. La dualité du pouvoir conduit au conflit déclaré. La bourgeoisie se trouve impuissante à dresser contre 1'" armée modèle " de Cromwell - c'est-à-dire la plèbe en armes - ses propres troupes. Le conflit se termine par l'épuration du parlement presbytérien à l'aide du sabre de l'indépendance. Du parlement reste une séquelle, la dictature de Cromwell s'établit. Les couches inférieures de l'armée,. sous la direction des " levellers " (niveleurs), aile extrême-gauche de la révolution, tentent d'opposer à la domination des hautes sphères militaires, des grands de l'armée, lotir propre régime, authentiquement plébéien. Mais le nouveau double pouvoir ne parvient pas à se développer : les " levellers ", les basses couches de la petite bourgeoisie, n'ont pas encore et ne peuvent avoir de voie indépendante dans l'histoire, Cromwell a tôt fait de régler leur compte à ses adversaires. Un nouvel équilibre politique, d'ailleurs loin de la stabilité, s'instaure pour un certain nombre d'années.
Du temps de la grande Révolution française, l'Assemblée constituante, dont l'épine dorsale se composait de l'élite du Tiers-État, concentrait en ses mains le pouvoir sans supprimer, pourtant, en totalité, les prérogatives du roi. La période de l'Assemblée constituante est celle d'une critique dualité de pouvoirs qui s'achève par la fuite du roi jusqu'à Varennes et n'est formellement liquidée qu'avec la proclamation de la République.
La première Constitution française (1791), construite sur la fiction de l'absolue indépendance des pouvoirs législatifs et exécutifs vis-à-vis l'un de l'autre, dissimulait en fait, ou essayait de cacher au peuple une réelle dualité de pouvoirs : celui de la bourgeoisie, définitivement retranchée dans l'Assemblée nationale après la prise de la Bastille par le peuple, et celui de la vieille monarchie, encore étayée par la haute noblesse, le clergé, la bureaucratie et la caste militaire, sans parler d'espérances fondées sur une intervention étrangère. Dans les contradictions de ce régime se préparait son inévitable effondrement. Il n'y avait d'issue possible que dans l'anéantissement de la représentation bourgeoise par les forces de la réaction européenne, ou bien dans la guillotine pour le roi et la monarchie. Paris et Coblence devaient se mesurer.
Mais, avant encore qu'on en soit arrivé à la guerre et à la guillotine, entre en scène la Commune de Paris, qui s'appuie sur les couches inférieures du Tiers-État de la capitale, et qui, de plus en plus crânement, dispute le pouvoir aux représentants officiels de la nation bourgeoise. Une nouvelle dualité de pouvoirs s'institue, dont nous relevons les premières manifestations dès 1790, lorsque la bourgeoisie, grande et moyenne, est encore solidement installée dans l'administration et les municipalités. Quel frappant tableau - et odieusement calomnié - des efforts des couches plébéiennes pour monter d'en bas, des sous-sols sociaux et des catacombes, et pénétrer dans l'arène interdite où des gens, portant perruque et culotte, réglaient les destinées de la nation. Il semblait que les fondations mêmes, foulées par la bourgeoisie cultivée, se ranimassent et se missent en mouvement, que, de la masse compacte, surgissaient des têtes humaines, se tendaient des mains calleuses, retentissaient des voix rauques, mais viriles. Les districts de Paris, citadelles de la révolution, vécurent de leur propre vie. Ils furent reconnus - il était impossible de ne pas les reconnaître! - et se transformèrent en sections. Mais ils brisaient invariablement les cloisons de la légalité, et recueillaient un afflux de sang frais venu d'en bas, ouvrant, malgré la loi, leurs rangs aux parias, aux pauvres, aux sans-culotte. En même temps les municipalités rurales deviennent l'abri de l'insurrection paysanne contre la légalité bourgeoise qui protège la propriété féodale. Ainsi, sous une deuxième nation s'en lève une troisième.
Les sections parisiennes se dressèrent d'abord en opposition contre la Commune dont disposait encore l'honorable bourgeoisie. Par l'audacieux élan du 10 août 1792, les sections s'emparèrent de la Commune. Désormais, la Commune révolutionnaire s'opposa à l'Assemblée législative, puis à la Convention, lesquelles, toutes deux, retardaient sur la marche et les tâches de la révolution, enregistraient les événements mais ne les produisaient pas, car elles ne disposaient point de l'énergie, de la vaillance et de l'unanimité de cette nouvelle classe qui avait eu le temps de surgir du fond des districts parisiens et avait trouvé un appui dans les villages les plus arriérés. De même que les sections s'étaient emparées de la Commune, celle-ci, par une nouvelle insurrection, mit la main sur la Convention. Chacune de ces étapes était caractérisée par une dualité de pouvoirs nettement dessinée dont les deux ailes s'efforçaient d'établir une autorité unique et forte, la droite par la défensive, la gauche par l'offensive.
Un besoin de dictature si caractéristique pour les révolutions comme pour les contre-révolutions procède des intolérables contradictions d'un double pouvoir. Le passage d'une de ces formes à l'autre s'accomplit par la voie de la guerre civile. Les grandes étapes de la révolution, c'est-à-dire le transfert du pouvoir à de nouvelles classes ou couches sociales, ne coïncident d'ailleurs pas du tout avec les cycles des institutions parlementaires qui font suite à la dynamique de la révolution comme son ombre attardée. En fin de compte, la dictature révolutionnaire des sans-culottes fusionne, il est vrai, avec celle de la Convention, mais de quelle Convention ? - d'une assemblée débarrassée, par la terreur, des Girondins qui, la veille, y prédominaient encore, diminuée, adaptée à la prépondérance d'une nouvelle force sociale. Ainsi, par les degrés d'un double pouvoir, la Révolution française, durant quatre années, s'élève à son point culminant. A partir du 9 thermidor, de nouveau par les degrés d'un double pouvoir, elle commence à descendre. Et, encore une fois, la guerre civile précède chaque retombée, de même qu'elle avait accompagné chaque montée. De cette façon, la société nouvelle cherche un nouvel équilibre de forces.
La bourgeoisie russe, combattant la bureaucratie raspoutinienne et collaborant avec elle, avait, au cours de la guerre, extraordinairement fortifié ses positions politiques. Exploitant les défaites du tsarisme, elle concentra entre ses mains, au moyen des unions de zemstvos et de municipalités et des Comités des Industries de guerre, une grande puissance, elle disposait à son gré d'énormes fonds d'État et représentait en somme un gouvernement parallèle. Pendant la guerre, les ministres du tsar se plaignaient de voir le prince Lvov ravitailler l'armée, nourrir, soigner les soldats et même créer pour eux des installations de coiffeurs. " Il faut en finir ou bien lui remettre tout le pouvoir ", disait, dès 1915, le ministre Krivochéine. Il n'imaginait pas que Lvov, dix-huit mois plus tard, obtiendrait " tout le pouvoir ", non point des mains du tsar, mais de celles de Kérensky, de Tchkhéidzé et de Soukhanov. Pourtant, le lendemain même du jour où ceci s'accomplit, une nouvelle dualité de pouvoirs se manifesta : à côté du demi-gouvernement libéral de la veille, dès lors formellement légalisé, surgit un gouvernement libéral de la veille, dès lors formellement légalisé, surgit un gouvernement non officiel, mais d'autant plus effectif, celui des masses laborieuses, en l'espèce, des soviets. A partir de ce moment, la Révolution russe commence à s'élever à la hauteur d'un événement d'une signification historique mondiale.
En quoi, cependant, réside l'originalité de la dualité de pouvoirs de la Révolution de Février ? Dans les événements des XVIIe et XVIIIe siècles, la dualité des pouvoirs constitue chaque fois une étape naturelle de la lutte, imposée aux participants par un rapport temporaire de forces, et alors chacun des partis s'efforce de substituer à la dualité son pouvoir unique. Dans la Révolution de 1917, nous voyons comment la démocratie officielle, consciemment et avec préméditation, constitue un pouvoir double, se défendant de toutes ses forces d'accepter l'autorité pour elle seule. La dualité s'établit, à première vue, non par suite d'une lutte des classes pour le pouvoir mais en résultat d'une " concession " bénévole d'une classe à l'autre. Dans la mesure où la " démocratie " russe cherchait à se sortir de la dualité, elle ne voyait d'issue que dans son propre renoncement à l'autorité. C'est précisément ce que nous avons appelé " le paradoxe de la Révolution de Février ".
On pourrait peut-être trouver une certaine analogie dans la conduite de la bourgeoisie allemande, en 1848, à l'égard de la monarchie. Mais l'analogie n'est pas complète. La bourgeoisie allemande essayait, il est vrai, de partager coûte que coûte le pouvoir avec la monarchie sur les bases d'un accord. Mais la bourgeoisie n'avait pas la plénitude de l'autorité entre ses mains et ne voulait nullement la céder totalement à la monarchie. " La bourgeoisie prussienne possédait nominalement le pouvoir, pas une minute elle ne douta que les forces de l'ancien régime ne se missent sans arrière-pensée à sa disposition et ne se transformassent en partisans dévoués de sa propre toute-puissance, " (Marx et Engels.) La démocratie russe de 1917, possédant dès le moment de l'insurrection le pouvoir entier, s'efforça non simplement de le partager avec la bourgeoisie, mais de céder à celle-ci intégralement les affaires publiques. Cela signifie peut-être bien que, dans le premier quart du XXe siècle, l'officielle démocratie russe était déjà arrivée à une décomposition politique plus grande que celle de la bourgeoisie libérale allemande au milieu du XIXe. C'est tout à fait dans l'ordre des choses, car c'est le revers de la montée effectuée en ces quelques lustres par le prolétariat qui avait pris la place des artisans de Cromwell et des sans-culottes de Robespierre.
Si l'on considère le fait plus profondément, le double pouvoir du gouvemement provisoire et du Comité exécutif avait un caractère net de reflet. Le prétendant au nouveau pouvoir ne pouvait être que le prolétariat. S'appuyant sans assurance sur les ouvriers et les soldats, les conciliateurs étaient forcés de maintenir la comptabilité en partie double des tsars et des prophètes. Le double pouvoir des libéraux et des démocrates reflétait seulement un partage d'autorité non encore apparent entre la bourgeoisie et le prolétariat. Lorsque les bolcheviks évinceront les conciliateurs à la tête des soviets - cela dans quelques mois - la dualité souterraine des pouvoirs se manifestera, et ce sera la veille de la Révolution d'Octobre. Jusqu'à ce moment, la révolution vivra dans un monde de réfractions politiques. Déviant à travers les ratiocinations des intellectuels socialistes, la dualité de pouvoirs, étape de la lutte de classe, se transforma en idée régulatrice. C'est précisément par là qu'elle se plaça au centre de la discussion théorique. Rien ne se perd. Le caractère de reflet du double pouvoir de Février nous a permis de mieux comprendre les étapes de l'histoire où cette dualité apparaît comme un épisode de pléthore dans la lutte de deux régimes. C'est ainsi qu'une faible clarté lunaire, comme reflet, permet d'établir d'importantes conclusions sur la lumière solaire.
Dans l'infiniment plus grande maturité du prolétariat russe, par comparaison avec les masses urbaines des anciennes révolutions, résidait l'essentielle particularité de la révolution russe, qui conduisit d'abord au paradoxe d'une dualité de pouvoirs à demi fantomatique, et ensuite empêcha la réelle dualité de se résoudre à l'avantage de la bourgeoisie. Car la question se posait ainsi : ou bien la bourgeoisie s'emparera effectivement du vieil appareil d'État, l'ayant remis à neuf pour servir ses desseins, et alors les soviets devront s'effacer ; ou bien les soviets constitueront la base du nouvel État, ayant liquidé non seulement l'ancien appareil, mais aussi la domination des classes qui s'en servaient. Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires s'orientaient vers la première solution. Les bolcheviks vers la seconde. Les classes opprimées qui, selon Marat, n'avaient pas eu, jadis, assez de connaissances, ni d'expérience, ni de direction pour mener leur uvre jusqu'au bout, se trouvèrent, dans la révolution du XXe siècle, armées de ces trois manières. Les bolcheviks furent vainqueurs.
Un an après leur victoire, la même question, devant un autre rapport de forces, se posa de nouveau en Allemagne. La social-démocratie s'orientait vers l'établissement d'un pouvoir démocratique de la bourgeoisie et la liquidation des soviets. Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht tenaient pour la dictature des soviets. Les social-démocrates l'emportèrent. Hilferding et Kautsky en Allemagne, Max Adler en Autriche proposaient de " combiner " la démocratie avec le système soviétique, en intégrant les soviets ouvriers dans la constitution. C'eût été transformer la guerre civile, potentielle ou déclarée, en une composante du régime de l'État. On ne saurait imaginer plus curieuse utopie. son unique justification sur les territoires allemands serait peut-être dans une vieille tradition : les démocrates du Wurtemberg, en 1848, voulaient déjà une république présidée par le duc.
Le phénomène du double pouvoir, insuffisamment évalué jusqu'à présent, est-il en contradiction avec la théorie marxiste de l'État qui considère le gouvernement comme le comité exécutif de la classe dominante? Autant dire : l'oscillation des cours sous l'influence de la demande et de l'offre contredit-elle la théorie de la valeur basée sur le travail ? Le dévouement de la femelle qui défend son petit réfute-t-il la théorie de la lutte pour l'existence ? Non, dans ces phénomènes, nous trouvons seulement une combinaison plus complexe des mêmes lois. Si l'État est l'organisation d'une suprématie de classe et si la révolution est un remplacement de la classe dominante, le passage du pouvoir, des mains de l'une aux mains de l'autre, doit nécessairement créer des antagonismes dans 1a situation de l'État, avant tout sous forme d'un dualisme de pouvoirs. Le rapport des forces de classe n'est pas une grandeur mathématique qui se prête à un calcul a priori. Lorsque le vieux régime a perdu son équilibre, un nouveau rapport de forces ne peut s'établir qu'en résultat de leur vérification réciproque dans 1a lutte. Et c'est là la révolution.
Il peut sembler que cette digression théorique nous ait distraits des événements de 1917. En réalité, elle nous fait pénétrer au cur du sujet. C'est précisément autour du problème de la dualité du pouvoir qu'évoluait la lutte dramatique des partis et des classes. C'est seulement du sommet de la théorie que l'on peut embrasser du regard cette lutte et la comprendre exactement.
Dernière mise à jour 2.7.00