1998

(...) Ce livre est à propos de ma vie, à propos du passé, mais j’espère qu’il sera aussi une arme dans la longue lutte pour l’avenir.

Tony Cliff

Un monde à gagner

Repenser la situation

1998

L’organisation en grand désarroi

Une partie de notre problème, c’est qu’il y avait encore des signes de continuité du radicalisme, qui s’opposaient à l’idée d’un recul. Comme je l’ai déjà montré, Lénine aussi avait fait une fausse évaluation de la situation après que la révolution de 1905 ait connu son sommet. Pourquoi ? Deux signaux contradictoires se présentaient à lui : la croissance rapide et continue des effectifs du Parti bolchevik, d’une part, et le déclin catastrophique du mouvement grévistes dans la classe ouvrière, d’autre part.

A l’époque du Quatrième congrès du Parti Ouvrier Social Démocrate de Russie (avril 1906), les bolcheviks comptaient 13.000 membres ; en 1907 le chiffre s’éleva à 46.143 [1]. Quelle était la nature du mouvement gréviste au même moment ?

Année Nombre de travailleurs en grève (en milliers) Pourcentage de tous les travailleurs
1895-1904 431 1.46-5.10
1905 2,863 163.8
1906 1,108 65.8
1907 740 41.9
1908 176 9.7
1909 64 3.5
1910 47 2.4

Rétrospectivement, il est facile d’expliquer les courants contradictoires. Lorsqu’un caillou tombe à l’eau, les ondes peuvent continuer à grandir alors même que le caillou a cessé de bouger. La révolution de 1905 avait eu un tel impact que des milliers de travailleurs rejoignirent le Parti bolchevik bien après la défaite de la révolution, alors que la réaction régnait sans partage.

Bien sûr, le recul en Grande Bretagne à partir des pics de 1971-74 était modéré comparé à l’effondrement catastrophique du mouvement ouvrier en Russie sous les coups de la contre-révolution après 1905. Malgré tout, l’analogie avec les pronostics erronés de Lénine en 1906 et notre égarement complet dans les années du gouvernement Wilson-Callaghan peut nous aider à faire face à la réalité et à la surmonter. Il ne faut pas pour autant tomber dans le piège qui consisterait à minimiser nos erreurs : toutes les filles sans bras ne sont pas la Vénus de Milo.

Nous devons nous rappeler comment les bolcheviks ont apprécié la véritable situation de la classe ouvrière. Ce ne fut ni facile ni sans heurts. La direction du parti s’y désintégra.

Lénine savait que, pour se préparer aux grandes batailles révolutionnaires à venir, un parti révolutionnaire doit apprendre à traverser la période de réaction, avec les masses, au premier rang, sans se dissoudre parmi eux ni s’en détacher. C’est aussi la période pendant laquelle des cadres endurcis peuvent être formés et trempés. La formation ne peut, malgré tout, se faire dans le vide, dans l’isolement vis-à-vis des luttes, même si leur échelle et leur profondeur sont très limitées.

Pendant une longue période, nous ne nous sommes pas rendus compte du déclin de la lutte des classes. Deux exemples démontrent notre retard à faire face à la réalité. Le premier concerne mon livre The Crisis : Social Contract or Socialism, publié en 1975. Selon les chiffres de Socialist Worker, peu après la publication 20.000 exemplaires avaient été vendus [2]. Malgré tout, l’impact réel du livre fut à peu près nul. Non que sa qualité ait été très différente de Incomes Policy, Legislation and Shop Stewards, publié en 1966, ou de The Employers’ Offensive, de 1970. C’est le moment choisi pour la publication de The Crisis qui était terriblement inapproprié – après la fin de la montée des luttes alors que le recul n’était pas encore clair. Dans la politique révolutionnaire, le timing est d’ordre essentiel. Il est plus significatif que le temps des verbes en grammaire. Cela rappelle l’histoire du type qui se plaint auprès d’un de ses amis : « J’ai joué une très belle musique, et ils m’ont hué  - Quelle musique as-tu jouée ? – Une marche nuptiale – Imbécile ! C’était un enterrement ». Quelques jours plus tard, le même se plaint à nouveau d’avoir été chahuté : « J’ai joué une musique vraiment belle, et ils m’ont hué – Quelle musique as-tu jouée ? – Une marche funèbre – Imbécile ! C’était un mariage ».

Un autre exemple se trouve dans un article que j’avais écrit pour Socialist Worker en septembre 1977 :

Construire le Socialist Workers’ Party sur le lieu de travail.
Pour commencer, nous devons nous efforcer à faire paraître des bulletins d’établissement. Dans toutes les usines, les puits de mine, les docks, les hôpitaux, les écoles et les bureaux, où les travailleurs sont ensemble et où il y a des militants du SWP, ou des sympathisants, un bulletin spécifique au lieu de travail devrait être produit...
Un parti socialiste révolutionnaire ne se construit pas comme une addition de cellules locales, mais comme une unité de cellules d’usine...
La production généralisée de bulletins doit poser les fondations de la construction généralisée de cellules d’usine du SWP. C’est là que réside le pouvoir des travailleurs [3].

J’ai du mal à croire que j’aie pu écrire ces lignes à cette époque. Mais je l’ai fait. C’était d’autant plus intolérable qu’au cours des deux années précédentes nos cellules d’usine soit avaient disparu corps et biens, soit s’étaient desséchées sur pied. J’avais une expérience personnelle qui aurait dû m’avertir. Au début des années 70, j’allais une fois par mois à Coventry pour parler à nos mécaniciens et à leurs contacts. Il y avait de 60 à 80 personnes dans la salle. Mais depuis fin 75 début 76 je n’avais plus été convié à une réunion.

Le moment de vérité

Bien sûr, une transition n’est jamais claire et nette. La montée ne dure pas jusqu’au mercredi et devient un recul le jeudi, ou se poursuit jusqu’à fin janvier et s’écroule le mois suivant. Ainsi, pendant un certain temps, on reçoit des signaux contradictoires. La discussion sur le recul dura des mois, et l’organisation connut une crise profonde pendant deux ans. Diriger, c’est prévoir, et si vous ne pouvez prévoir vous ne pouvez pas diriger.

Enfin, je me rendis compte du recul. Un élément clé de cette compréhension fut l’échec de la conférence de base nationale appelée en soutien aux pompiers. Je me demandais les raisons de cet échec. Les camarades qui avaient parlé pour soutenir la résolution et qui avaient voté pour elle étaient de sincères révolutionnaires. Ils devaient être encore sous l’influence euphorisante des évènements de l’année précédente.

Cela prit du temps à notre groupe pour accepter la situation réelle de la lutte des classes – la baisse de la combativité, le recul. Je présentai pour la première fois l’argument lors du Comité Consultatif National de février 1978, puis dans une interview publiée dans le premier numéro du nouveau Socialist Review. Au début, les seuls membres du Comité central qui étaient d’accord avec moi étaient Alex Callinicos, Duncan Hallas et Jim Nichol. Cela nous prit pas loin de deux ans pour gagner l’organisation à notre point de vue.

Initialement, ma position n’obtint qu’un soutien minoritaire parmi les cadres ; en partie parce qu’elle était interprétée cyniquement comme fournissant une description de nature à justifier notre renoncement à présenter des candidats aux élections législatives, et en partie parce qu’elle contrariait la tendance à extrapoler à partir de nos succès des années 77-78 avec l’ANL.

Je comprenais la difficulté qu’avaient les camarades à accepter l’idée du recul. C’était beaucoup moins séduisant que l’inverse. Si on a le choix entre deux prévisions météo, l’une disant demain il fera beau et l’autre annonçant du vent et de la grêle, ce à quoi les gens préfèreront croire ne fait aucun doute. C’est ce qui se passa à la première suggestion qu’il y avait un recul de la lutte industrielle.

Je me demandais pourquoi j’en étais venu à cette conclusion plus clairement et plus tôt que d’autres camarades. Il y a là un certain nombre de raisons très importantes. Un membre individuel de l’organisation voit bien évidemment ce qui se passe dans son lieu de travail – école, hôpital, usine, etc. Mais il n’a aucun moyen de savoir si cela s’intègre dans une tendance plus générale. Après tout, des causes accidentelles peuvent jouer un rôle, par exemple, dans le manque de combativité des enseignants cette années par rapport à l’an passé. Les organisateurs de districts, dans l’ensemble, se reposent sur les informations glanées auprès des membres individuels. Cela s’applique également aux camarades de la rédaction de Socialist Worker.

D’une certaine manière, j’étais dans une position unique pour apprécier cette situation. Pendant les années de montée des luttes je parlais dans de grandes réunions de travailleurs. J’ai mentionné plus haut mes interventions devant des milliers de métallos à Scunthorpe. Je parlais à des centaines de mineurs à Grimethorpe et lors de bien d’autres réunions de mineurs. Je parlais à des centaines de dockers, à la fraction des ouvriers du bâtiment à Bristol, comptant plus de cent personnes, à des dizaines de mécaniciens à Coventry un samedi par mois. Je pourrais continuer la liste. Toutes ces réunions prirent fin au milieu des années 70. Il m’était impossible de ne pas m’en rendre compte.

Il y avait une autre raison. Le passé retentit toujours sur le présent. Même lorsque j’étais très jeune, en Palestine, j’avais eu à prendre des positions décisives. J’avais eu à faire de même plus tard sur la question du capitalisme d’Etat, alors que je n’avais que trente ans. L’audace était essentielle dans toutes ces situations. En 1946-47 j’étais très troublé par la définition de la Russie et de l’Europe de l’Est comme Etats ouvriers, alors j’ai pris la responsabilité d’élever la voix. Cette fois, l’organisation ne comptait pas seulement une poignée d’individus, mais plusieurs milliers. Mais là encore, la peur de mal juger la situation me força à nouveau à prendre mes responsabilités.

Un recul dans la lutte des classes a un impact contradictoire sur un parti révolutionnaire, à la fois négatif et positif. Il peut affaiblir le parti, mais en même temps il endurcit ses membres et les prépare à de futurs évènements.

Ici encore, l’expérience russe est instructive. Les luttes de classe massives de l’année 1905 ouvrirent des opportunités pour les révolutionnaires regroupés dans le Parti bolchevik, mais aussi gommèrent les différences entre le bolchevisme et le menchevisme réformiste. Ces derniers, à l’époque, étaient composés essentiellement d’éléments centristes, intoxiqués par les évènements. Le biographe de Martov, Getzer, écrit que, comme les bolcheviks, les mencheviks

se préparaient à la prise du pouvoir et à l’établissement d’un gouvernement provisoire révolutionnaire. Comme Dan l’écrivait à Kautsky : « Man lebt hier wie in Taumel, die revolutionäre Luft wirkt wie Wein » (on vit ici comme dans un délire, l’air révolutionnaire agit comme du vin) [4].

Trotsky écrit qu’à ce moment

le comité central bolchevik, avec la participation de Lénine, passa une résolution unanime selon laquelle la scission (entre bolchevisme et menchevisme) était seulement le résultat des conditions de l’exil à l’étranger, et que les évènements de la révolution avait ôté tout fondement à la lutte fractionnelle [5].

Malgré tout, pendant la période de réaction qui suivit, les mencheviks virèrent massivement à droite. C’est seulement à ce point que les bolcheviks étaient capables de démontrer le schisme politique qui existait entre révolution et réforme en s’en tenant à leurs principes. Désormais le bolchevisme était trempé, ayant passé avec succès les temps les plus difficiles.

Pendant la période de montée des luttes sous le gouvernement Heath, le Parti travailliste fit usage de la rhétorique la plus radicale. Par exemple, Denis Healey disait à la conférence de 1973 du Labour :

Notre tâche est de prendre le pouvoir, et nous rejoignons la bataille armés du programme le plus radical et le plus total que nous ayons eu depuis 1945. Son but, honnêtement déclaré, est de provoquer un renversement fondamental et irréversible dans l’équilibre du pouvoir et de la richesse en faveur des travailleurs et de leurs familles (applaudissements)... Nous allons introduire un impôt sur la richesse. Nous allons transformer les droits fonciers en véritable impôt... Je vous avertis, il va y avoir des hurlements d’angoisse parmi les 80.000 riches [6].

Plus tard, ayant réussi à détourner la lutte des classes vers le canal indolore du parlementarisme sous le gouvernement travailliste de 1974-79, Denis Healey était Chancelier de l’Echiquier. Désormais le langage était complètement différent. Healey imposa un gel des rémunérations, et pour la première fois depuis la guerre les salaires réels baissèrent.

Pendant la période benniste, les dirigeants de la gauche du Parti travailliste crachaient le feu. Quelques années plus tard, à de rares exceptions près, ils avaient massivement viré à droite (Neil Kinnock, Tony Blair, David Blunkett, Claire Short et Jack Straw étaient membres du comité national). Neil Kinnock a même collaboré avec le SWP lorsqu’il était au comité de coordination de l’Anti Nazi League. Nous savons où ils sont aujourd’hui. Le zigzag le plus extrême a été exécuté par Tom Sawyer, secrétaire général du Parti travailliste, qui avait dirigé des manifestations contre la politique de modération salariale de James Callaghan, est qui est maintenant sous-directeur d’une société qui ne reconnaît pas les syndicats !

Le SWP voyait clair dans le radicalisme de façade du tournant à gauche travailliste. L’une des conséquences a été que nous avons pu émerger du recul comme une organisation révolutionnaire indépendante et crédible. Beaucoup d’autres groupes de gauche ont été trompés par les succès apparents du bennisme et poussés par les conditions difficiles du recul à intégrer le Labour party, mais pour être anéantis par une chasse aux sorcières.

Bien sûr, le SWP a subi des dommages du fait de la baisse des luttes industrielles. Mais il a aussi bénéficié du test le plus sévère : les membres mûrirent, avec une meilleure compréhension du marxisme, et, par dessus tout, avec la capacité d’utiliser le marxisme comme un guide pour l’action dans les sphères économique, politique et idéologique.

La montée du National Front nazi

Le recul, la retraite de la classe ouvrière face aux patrons et au gouvernement eut un impact très contradictoire sur le fonctionnement de IS/SWP. Il nuisit considérablement à notre intervention dans l’industrie et les syndicats, au recrutement dans l’organisation, et aux ventes de Socialist Worker. Cela dit, comme disait Marx, « les hommes font l’histoire mais pas dans les circonstances de leur choix », et cela s’applique aussi bien aux mauvais moments qu’aux bons. Ainsi, en même temps qu’une des conséquences de la retraite de la classe ouvrière sous le gouvernement travailliste de 1974-79 fut la montée du National Front, cela mena, à son tour, au lancement d’une nouvelle organisation qui devait connaître un impact considérable : l’Anti Nazi League (ANL).

L’aggravation des conditions des masses provoquait une frustration qui bénéficia aux nazis. Comme je l’ai écrit :

Dans les cinq années entre 1974 et 1979, les travaillistes ont transformé la plus importante avancée de la lutte des travailleurs depuis cinquante ans en retraite. En démoralisant la classe ouvrière, le Labour party a facilité la progression idéologique de la droite...
Le chômage de masse, les coupes dans les dépenses sociales, le déclin des salaires réels et l’aggravation généralisée des privations sociales dans les années 1975-78 ont créé les conditions de l’épanouissement du National Front néofasciste...
Le National Front a réalisé des gains électoraux substantiels en 1976. Dans les élections locales de Blackburn, le National Front et le British National Party ont obtenu ensemble une moyenne de 38% des suffrages ; à Leicester, le NF a fait 18,5%. A Deptford (Lewisham), lors d’une élection municipale partielle en juillet 1976, les deux partis ont réalisé ensemble 44% des voix (sans doute la moitié du vote des blancs) – davantage que le gagnant, le candidat travailliste, crédité de 43% [7].

Chanie, dans son excellent article « Labour and the Fight Against Fascism », donne l’information suivante : dans les élections au Greater London Council en mai, ils ont présenté des candidats dans 85 des 92 circonscriptions, obtenant 119.063 voix (5% - comparés aux 0,5% de 1973) et battant les Liberals à la troisième place dans 33 circonscriptions. Une étude de l’Université d’Essex suggère que des élections législatives à la proportionnelle auraient donné à cette époque 25 députés au National Front [8].

Le NF tenta, avec un certain succès, de construire une base dans les syndicats. Ils firent des incursions chez les postiers, fortement démoralisés après leur défaite de 1971. Les travailleurs de la poste divisionnaire de Londres Nord d’Upper Street, Islington, qui étaient contrôlés par le National Front, collectèrent des fonds pour la caution électorale des circonscriptions de Hackney South et de Shoreditch pour les élections de 1979. Ils obtinrent un tel soutien qu’ils furent capables de payer les cautions de huit autres candidats NF. Aux élections locales de 1979, un grand nombre de postiers soutinrent le National Front. Certains portaient des badges au travail. Pourtant en 1977 c’est un délégué travailliste à la conférence syndicale des postiers qui déposa une résolution appelant à des contrôles de l’immigration plus sévères. A cette époque, heureusement, le mouvement antifasciste avait étendu son influence parmi les travailleurs. Seuls 25 des 5.000 délégués votèrent la résolution.

Le National Front essaya de fonder une Association des Cheminots du National Front au printemps 1977 et avait une présence dans l’ASLEF, le syndicat des routiers. Il y avait une demi-douzaine de shop stewards du National Front aux usines Leyland de Longbridge, qui avait la branche du NF la plus importante du pays – 70 membres. Ils étaient même présents dans la NUM (à Barnsley) [9].

Le NF étant ainsi devenu un mouvement significatif et grandissant, il décida d’organiser une marche de provocation. Elle devait avoir lieu au cœur du quartier noir, Lewisham, dans le Sud de Londres, le 13 août 1977. Comme on l’a vu plus haut, aux élections locales de l’année précédente le National Front et le National Party avaient fait ensemble 44% des voix. Dans la plus pure tradition hitlérienne, Tyndall proclama : « Je pense que nos grandes marches, avec tambours, drapeaux et banderoles, ont un effet hypnotique sur le public et un énorme impact sur la solidification de l’allégeance de nos partisans, de telle sorte que leur enthousiasme se trouve alimenté ».

Quelques mois auparavant, la police de Lewisham avait monté ce qu’elle appelait Opération 39PNH. PNH signifiait Police Nigger Hunt. A la suite de descentes matinales, des jeunes Noirs étaient raflés sur des charges factices de vol organisé. Ils formèrent le Comité de défense du 21 décembre, qui fut attaqué par le National Front et la police pendant plus de deux mois. Un des buts de la marche de Lewisham était de le briser [10]. Dès cette époque, les forces antifascistes, dirigées par le SWP, s’étaient confrontées physiquement aux réunions et aux défilés du NF de façon constante, de telle sorte qu’il leur était pratiquement impossible d’organiser sans craindre une attaque. La protection et l’assistance de la police était peur eux le seul moyen de se montrer. Les candidats à leurs défilés s’étaient par conséquent raréfiés. Au début de 1976, ils pouvaient mobiliser 1.000 personnes. Plus tard, lors de la première manifestation où ils firent face à une opposition de masse unifiée – Wood Green dans le Nord de Londres – ils étaient descendus à 1.000 ; à Lewisham ils étaient à peine 500 [11].

A Lewisham, deux contre-manifestations furent organisées contre la marche du NF. L’une était organisée par le All London Committee Against Racism and Fascism (Alcaraf) et conduite par les trois principaux partis politiques, avec le maire Godsif et l’évêque de Southwark, Mervyn Stockwood, en tête. Elle se dispersa à plus d’un kilomètre de la marche du National Front. L’autre était appelée par le SWP, la Right to Work Campaign et des membres individuels du Parti travailliste et du Parti communiste. Elle devait se former au point de rassemblement du National Front avant qu’ils ne soient arrivés [12]. Notre attitude sur la question était qu’il ne devait y avoir « Aucune tribune pour les fascistes ! » A ceux qui proclamaient que cela consistait à dénier les droits démocratiques nous répondions que la nazisme existe dans le but de détruire les droits démocratiques des autres. Il utilise la liberté de défiler pour intimider et dénier la liberté en général. Une cellule cancéreuse a-t-elle les mêmes droits à se reproduire dans le corps humain qu’une cellule normale ?

Les deux tiers de la manifestation de l’Alcaraf répondirent à l’appel du SWP à se confronter avec le NF. Un grand nombre de jeunes Noirs locaux, des membres du Labour et du PC, même des vétérans de Cable Street, constituaient les troupes. Ils traversèrent deux fois les lignes de police et coupèrent les marcheurs terrifiés du National Front en deux. La marche fut rapidement dispersée sous la protection de la police. Les policiers attaquèrent ensuite violemment les antifascistes dans une bataille qui fit rage pendant plusieurs heures. Il y eut 214 arrestations.

La presse et le Parti travaillistes traitèrent le NF et le SWP avec une égale fureur. Le Daily Mirror disait que le SWP était « aussi mauvais que le National Front ». Le délégué travailliste de Lewisham East à la conférence du parti n’avait aucune idée de ce qui s’était passé sous son nez : « La loi – que ce soit celle sur l’ordre public ou celle sur les relations raciales – doit être amendée (pour la renforcer contre le NF), en particulier dans la région de Londres. Il est certain qu’on pourrait dire :  « la réponse n’est pas dans une confrontation violente avec le National Front » et demander : « Qui l’a emporté le 13 août à Lewisham ? Seulement le National Front » [13].

Sid Bidwell, député travailliste de Southall, qui avait assisté à certains des plus violents affrontements avec le National Front, pouvait déclarer : « Je n’ai pas de temps à consacrer aux hooligans (du NF) ... ni à ces aventuriers de pacotille auxquels il reste encore à prendre leurs responsabilités dans le véritable mouvement ouvrier. Nous ne pouvons pas les contrer avec une stratégie consistant à être plus voyou que les voyous du National Front, parce que nous avons la capacité d’agir autrement » [14]. Michael Foot, alors vice-premier ministre, disait : « On ne stoppe pas les nazis en lançant des bouteilles ou en agressant la police. Le moyen le moins efficace de combattre les fascistes est de se comporter comme eux » [15]. Ron Hayward, secrétaire général du Labour Party, exhortait ses membres à se tenir à distance des organisations d’extrême gauche et d’extrême droite. Il ne voyait que peu de différence entre les manifestants violents (entendre : le SWP) et les « fascistes du NF » [16]. Le candidat travailliste qui remporta le siège lors de l’élection partielle de Ladywood cinq jours après Lewisham proclamait : « Les cinglés de droite et de gauche ne sont pas les amis du Labour » et n’étaient que des « guerilleros urbains qui se prennent pour des politiciens ». L’organisateur du Parti travailliste des West Midlands continuait dans la même veine contre le SWP après une manifestation antifasciste à Birmingham le 15 août 1977 : « Ce ne sont que des fascistes rouges ; ils souillent le nom même de socialisme démocratique » [17]. Tom Jackson, dirigeant des postiers, ajoutait : « Il n’y a pas à choisir entre le SWP et le National Front. Ils sont tous deux un ramassis de nervis politiques » [18].

La réalité était très différente. Un des signes de l’efficacité de l’intervention du SWP dans la bataille de Lewisham peut être trouvé dans la réaction du National Front. Quelques jours plus tard notre local fut incendié. Personnellement, en tant que membre dirigeant du SWP et en tant que Juif, j’avais de bonnes raisons de craindre une vengeance du NF. Nous transformâmes immédiatement notre domicile en forteresse. D’abord, la porte d’entrée fut blindée, la boîte aux lettres supprimée. Les fenêtres, aussi bien devant que derrière la maison, furent renforcées de grilles métalliques. J’étais soumis à un harcèlement. Ainsi, de nombreux coups de téléphone nous questionnaient sur une annonce dans l’Evening Standard concernant une Jaguar à 5 Livres, et quelques jours plus tard nous reçûmes la facture de l’annonce. Nous expliquâmes les circonstances, et le journal n’insista pas. Pendant quelques jours, au milieu de la nuit ou tôt le matin, un taxi s’arrêtait devant chez nous, expliquant qu’il avait reçu un appel pour charger quelqu’un. Je dus utiliser des déguisements pour passer inaperçu – comme casquettes, et autres.

Nous recevions aussi des appels d’insultes au téléphone. J’ai eu au bout du fil une personne, et Chanie une autre, déversant sur nous le langage le plus ordurier, nous menaçant de toutes sortes de choses, notamment de mort, tout au long de la nuit. Il est arrivé que le danger soit plus proche que l’autre bout du fil. Lorsque Chanie travaillait près de la campagne électorale de Grimsby, elle demanda à nos enfants de ne pas mettre d’autocollants du SWP sur la voiture parce qu’il y avait des fascistes dans le secteur. Mais, étant des enfants, ils n’écoutaient pas, et sans savoir que le côté de la voiture en était couvert, elle pénétra dans une impasse au bout de laquelle se trouvait un pub. Il devint très vite évident que c’était un lieu de réunion du NF. Au début, ils lancèrent des boulettes de papier, puis des cailloux. Il y avait un policier en moto qui regardait. Chanie baissa sa vitre et lui demanda de l’aider. Il jeta un coup d’œil à la voiture et s’en alla. Finalement, Chanie traversa la foule hurlante en marche arrière.

Le pire moment fut un jour où j’allai à Leicester pour une réunion publique. Le camarade qui m’avait amené de Londres me déposa devant l’immeuble où la réunion devait se tenir, et alla s’acheter un sandwich. Dès qu’il fut parti, je vis deux hommes jeunes solidement bâtis qui criaient : « Nous voulons Gluckstein ! ». Je devinai qu’ils n’étaient pas amicaux. Je ne savais pas s’ils me reconnaîtraient, il faisait presque nuit, je pris donc une décision rapide : je me précipitai vers l’entrée en passant entre les deux, utilisant mes coudes pour les écarter, et parvins à entrer dans le local. Quelques minutes plus tard, un policier se présenta dans la salle de réunion et me dit qu’une plainte avait été déposée contre moi pour coups et blessures. Je leur répondis en riant : « J’ai 61 ans, et je suis un homme de petite taille. Les deux hommes qui ont porté plainte sont jeunes, grands et costauds. C’est eux qui ont usé de violence ». Le policier décida de laisser tomber.

Mon expérience de travail en milieu difficile en Palestine me fut probablement de quelque utilité à cette époque. Elle m’avait servi auparavant. Je me souviens qu’en 1940 les trotskystes britanniques voulaient envoyer de la littérature à des camarades en Tchécoslovaquie vivant sous la dictature stalinienne. Ils se disposaient à l’envoyer par courrier ordinaire. Je leur dis : « Vous êtes fous. L’envoyer comme ça, c’est signer leur mandat d’arrêt ». Il n’était pas venu à l’esprit des camarades anglais, vivant dans une démocratie bourgeoise occidentale, que la police ouvrirait les lettres et les colis. Pendant la période de l’ANL, les camarades apprirent rapidement la nécessité de précautions élémentaires (comme celle consistant à ne pas avoir sur soi de listes de noms et d’adresses) et agissaient de façon disciplinée et coordonnée, que ce soit dans les manifestations antifascistes ou généralement.

L’ANL naquit de l’expérience de Lewisham. C’était une illustration de la tactique du front unique ouvrier proposée par l’Internationale communiste dans les années 20. Nous aurions pu, assistant à la montée du NF, déclarer que puisque les réformistes avaient une position fausse sur le capitalisme, nous nous opposerions au NF comme une organisation révolutionnaire isolée, sans nous unir avec des forces plus larges. Cela aurait été une erreur sectaire, et du fait de notre petite taille, aurait ouvert au FN une voie royale.

Nous aurions pu aussi dire que nous étions prêts à nous allier avec les réformistes dans une compagne antiraciste vague et générale sans activités spéciales, et qui aurait consisté à passer de belles résolutions dans des assemblées locales, conférences syndicales et autres. Cela aurait abouti à une boutique à parlotes qui aurait fourni au Labour Party une caution de gauche et nous aurait réduits à un groupe centriste sans contenu. Cela aurait été pareillement fatal, menant à une impasse politique et, là encore, abandonnant la rue aux nazis.

L’ANL fut donc organisée comme un front unique combinant le SWP, avec Peter Hain et le député travailliste Ernie Roberts, et, entre autres parlementaires, Neil Kinnock, Audrey Wise et Martin Flannery, qui appartenaient à la gauche du parti. Paul Holborow, du SWP, était l’organisateur, et Nigel Harris, également un camarade, était au comité de coordination. Le SWP était incontestablement la force motrice à l’œuvre dans l’action, l’organisation et les idées.

L’ANL était typiquement une campagne sur un thème unique. Nous n’essayions pas d’imposer à ses membres un programme général de revendications révolutionnaires, ce qui aurait été sectaire, pas plus que nous ne nous contentions de phrases ronflantes d’opposition au fascisme. Elle était ciblée avec précision, comme l’indiquait son nom. En novembre 1977, lorsque le comité central du SWP discuta du lancement d’une organisation s’opposant au National Front, nous débattîmes du nom qu’il convenait de lui donner : « Antiraciste ? » - Trop mou ! – « Antifasciste ? » - Pas assez percutant ! – « Antinazi ? » - Oui ! Après tout, Hitler était allé beaucoup plus loin que Mussolini dans la bestialité.

Ainsi, la cible était le racisme dur du NF, qui, s’il lui était permis de se développer, pouvait transformer les bien plus nombreux racistes doux existant dans la société britannique en cadres d’un mouvement fasciste de masse. L’ANL unissait des révolutionnaires et des réformistes qui étaient en désaccord sur beaucoup de questions générales, mais qui étaient d’accord sur la nécessité de stopper le NF par l’action directe autour du mot d’ordre « Pas de tribune pour les nazis ».

L’ANL devint un mouvement extrêmement populaire. Pour donner un point de ralliement contre le NF à la jeunesse – le groupe d’âge le plus impliqué – l’ANL organisa son premier festival (carnival) à Londres à la fin d’avril 1978, avant les élections municipales. Son succès dépassa toutes les espérances, avec une marche de 80.000 personnes de Trafalgar Square au festival musical de Victoria Park à dix kilomètres de là. En coopération avec Rock Against Racism, d’énormes carnivals furent organisés à Manchester (35.000), Cardiff (5.000), Edinburgh (8.000), Harwich (2.000), Southampton (5.000), Bradford (2.000) et Londres à nouveau (100.000). Le vote NF dans les élections qui suivirent s’effondra. A Leeds, il déclina de 54%, à Bradford de 77%. Même dans sa place forte de l’East End londonien, il perdit 40%. Il ne fait aucun doute que l’ANL était largement responsable de cet état de faits. Des groupes ANL se développèrent dans tout le pays. Par exemple, en une semaine au cours du mois de mai 1978, Oxford fonda un groupe ANL lors d’un meeting de 450 personnes, Bath 100, Aberdeen 100, Swansea 70. Du 22 avril au 9 décembre les groupes ANL suivants furent organisés : Schoolkids Against the Nazis (SKAN), étudiants, ouvriers de Ford, de Longbridge, fonctionnaires, cheminots, pompiers, chauffeurs de bus, enseignants (qui tinrent un meeting de 1.000 personnes), mineurs (avec une conférence de 200 délégués), le syndicat NUPE, deux discothèques d’Halifax, les Footballers Against the Nazis, et bien d’autres.

L’ANL était largement soutenue. Dès la mi-avril 1978, avant le festival, il y avait 30 sections et districts de AUEW, 25 trade councils, 11 zones de NUM, de six à dix sections de TGWU, CPSA, TASS, NUJ, NUT et NUPE, 13 comités de shop stewards de grandes usines, et 50 sections locales du Parti travailliste. Ces chiffres augmentèrent après le Carnival [19]. Celui-ci rassembla autant que le CND ou la Vietnam Solidarity Campaign l’avaient fait à leur point culminant.

Un incident majeur dans l’histoire de l’ANL fut le meurtre de Blair Peach lors d’une manifestation à Southall. Le NF avait annoncé qu’il tiendrait une réunion électorale à la mairie d’Ealing. Le conseil municipal local, conservateur, lui en donna l’autorisation. Un recours auprès du ministre de l’intérieur du gouvernement travailliste pour interdire le meeting fut ignoré. Cette réunion était une provocation, la zone d’Ealing était majoritairement peuplée d’Asiatiques (Asians : cette catégorie inclut les Indiens, Pakistanais et autres - NDT). L’ANL organisa une contre-manifestation. Blair Peach, enseignant d’East London, membre du SWP et de l’ANL, vint à Southall participer à la manifestation. Une importante force du Special Patrol Group attaqua la manifestation de l’ANL avec une brutalité extrême, et la matraque d’un policier fractura le crâne de Blair Peach, causant sa mort. Les funérailles de Blair Peach furent massives : près de 10.000 personnes. Des délégations syndicales de toute la Grande Bretagne envoyèrent des messages. « Il y avait 13 bannières syndicales nationales et le président de la TUC (confédération syndicale), Ken Gill, parla près de la tombe, avec Tony Cliff du SWP » [20].

A la fin des années 70, le NF britannique était pratiquement anéanti. Mais quelques années plus tard, il commença à se regrouper, cette fois sous la bannière du British National Party (BNP). A la même époque, le vote nazi augmentait de façon sensible en Europe. A la fois en Europe de l’Est et en Allemagne, Belgique, Norvège et Autriche, mais surtout en France, les nazis gagnaient des voix et de la respectabilité.

Le 4 avril 1989, le BNP installa son quartier général à Welling. Les agressions racistes dans le voisinage augmentèrent de 210%, avec les meurtres de Rolan Adams, Rohit Duggal et Ruhallah Aramesh. Face à cette situation l’ANL fut réactivée en janvier 1992. Le besoin s’en faisait tristement sentir, le 22 avril 1993 Stephen Lawrence était assassiné à Eltham, et quelques mois plus tard (le 16 septembre) Derek Beackon, du BNP, était élu conseiller à Tower Hamlets. Son élection fut suivie d’une augmentation de 300% des agressions racistes recensées dans Londres Est. En fait, une semaine avant son élection, Quddus Ali, âgé de 17 ans, fut trouvé dans le coma après avoir été attaqué par huit racistes sur une route nationale près de l’Isle of Dogs.

L’ANL ne resta pas passive dans cette situation. Le dimanche suivant le succès électoral du BNP, leur vente de presse fut expulsée de Brick Lane par une forte manifestation de l’ANL. C’était la seule vente régulière du BNP. Depuis la protestation de l’ANL, il n’y a plus eu aucune vente de presse publique du BNP où que ce soit en Grande Bretagne. Le 16 octobre 1993, une manifestation de 60.000 personnes exigeait la fermeture du local du BNP à Welling. Elle fut accueillie par une attaque policière coordonnée après laquelle 14 antinazis furent condamnés à des peines allant jusqu’à trois ans de prison. Mais notre campagne continua. Le 19 mars 1994, une manifestation antiraciste du TUC défila dans tout East London, grosse de 50.000 personnes. Une campagne « Ne votez pas nazi » fut lancée début 1994 et Beackon fut délogé du conseil aux élections du 5 mai de la même année. Le 28 mai 1994, 150.000 personnes participèrent à la manifestation et au festival de l’ANL à Brockwell Park.

Le sort du NF britannique a été très différent de celui du Front National français. Au début, le FN était beaucoup plus petit que le NF britannique. Lors des élections de 1974, le FN n’obtint que 0,74% des voix, et deux ans plus tard, en 1977, encore moins, 0,33%. C’est cette année-là que le nazi français Le Pen vint en Angleterre pour bénéficier de l’expérience du National Front. Depuis, la situation a été inversée.

Avec l’élection du socialiste Mitterrand à la présidence en 1981 les choses ont changé radicalement. La déception fut énorme : le chômage doubla. Le FN se développa comme un champignon. En 1984, il faisait 11% des voix, près de 2 millions de suffrages. Lors des élections législatives de mars 1986, il remporta 35 sièges – autant que le Parti Communiste. Depuis, le système électoral a changé et le FN n’a plus de députés, mais il a plus de 1.000 conseillers municipaux, et il contrôle quatre villes moyennes dans le sud de la France. Lors de l’élection générale de juin 1997, le FN obtint 5 millions de voix, soit 15% du total.

En Grande Bretagne, lors des élections locales de 1997, le nombre total des voix du BNP, du NF et de Third Way – les trois organisations fascistes – n’était que de 3.000.

Pourquoi la courbe va-t-elle vers le bas en Grande Bretagne et vers le haut en France ? On ne peut l’expliquer par des différences dans les situations objectives respectives de la France et du Royaume-Uni. La proportion de noirs en Grande Bretagne est du même ordre que celle de la France – 5 à 6 %. Les taux de chômage ne sont pas différents. Le niveau des luttes a été bien plus élevé en France qu’en Grande Bretagne, où il y a eu le plus long et le plus profond recul de la lutte industrielle.

Pour trouver une explication, il nous faut nous tourner vers l’élément subjectif – par dessus tout l’existence d’une organisation socialiste révolutionnaire comme le SWP qui comprend l’importance de la tactique du front unique, la nature du fascisme et de sa croissance, et les moyens de le combattre en lui interdisant les rues. Et parce que le SWP avait une taille lui permettant de travailler sérieusement avec le Labour Party réformiste, il a été capable de lancer l’ANL.

En France il n’y a pas d’organisation comme le SWP. La principale organisation contre les nazis a été SOS Racisme, une organisation pendue aux basques du PS. Son dirigeant, Harlem Désir, se prononce contre la « confrontation » avec le FN, proclamant que cela « fait le jeu de Le Pen ». Il se tourne vers l’opinion publique pour éradiquer le racisme et s’attend à des contributions égales de la part des organisations de droite et de gauche. Même si SOS Racisme appelle à des manifestations, elles ne sont pas destinées à la confrontation physique avec le FN. Le rôle de Mitterrand dans la castration de SOS Racisme a été central.

Il faut se souvenir que Mitterrand était membre du gouvernement du maréchal Pétain pendant la guerre, un gouvernement qui a collaboré avec les nazis, envoyant 70.000 Juifs dans les chambres à gaz. Plus tard, Mitterrand entra dans la Résistance. Il est difficile de savoir la vérité, qui est complexe et contradictoire, et il est tout à fait possible qu’il ait joué les deux camps. Mitterrand était un réformiste classique – pragmatique, opportuniste et principalement concerné par son pouvoir personnel. En tant que président, il a aidé le FN à gagner de la crédibilité en introduisant la représentation proportionnelle comme stratégie pour diviser la droite parlementaire et par là affaiblir l’opposition à son gouvernement. En même temps, il encourageait SOS Racisme pour attirer les antiracistes dans l’orbite électorale du Parti Socialiste et empêcher l’extrême gauche de prendre la tête de l’activité antiraciste. La conséquence, bien évidemment, fut la montée du FN, de plus en plus d’agressions contre les Arabes, etc. Ce n’est pas que Mitterrand fût un raciste fanatique lui-même, mais tout simplement il n’en avait cure. Il n’était intéressé que par des manoeuvres parlementaires pour se maintenir au pouvoir.

L’expérience de l’ANL fut d’une extrême importance. Nous réussîmes à mobiliser des centaines de milliers de gens contre le National Front et le BNP. Cette expérience fut très positive pour le SWP. Malgré tout, elle avait également des aspects négatifs.

L’adaptation à l’ANL mène à des conflits aigus sur la forme de Socialist Worker

Aussi longtemps que nous n’étions pas clairs sur la situation réelle de la classe ouvrière, nous n’étions pas capables de saisir la nature de l’audience de Socialist Worker. Parce que nous n’étions pas du tout clairs sur l’arrivée au pouvoir des travaillistes en 1974 et le changement radical dans la situation objective, nous commençâmes à nous quereller sur la direction que devait prendre Socialist Worker. Imaginez un groupe de gens qui ont voyagé pendant des années dans l’Underground londonien et qui se retrouvent transportés par magie dans le Métro parisien, sans qu’ils sachent ce qui s’est passé. Bien sûr, ils vont se disputer tout le temps, parce que le plan qu’ils ont dans les mains ne leur permet pas d’arriver à la Gare du Nord.

Je sentais que cela n’allait pas du tout. Tous les secteurs de notre activité – avec l’importante exception de l’Anti Nazi League – étaient en déclin. Je recherchais un raccourci pour sortir des difficultés en adaptant simplement Socialist Worker à l’audience de l’ANL. J’argumentais fortement sur cela au cours de l’automne et de l’hiver de 1977, alors qu’il devenait clair que les perspectives, aussi bien pour le SWP que pour la classe ouvrière, étaient bien pires que ce que nous avions imaginé.

Avec quelques camarades dirigeants, parmi lesquels Paul Foot, le rédacteur en chef de Socialist Worker, et Jim Nichol, le secrétaire national, je suggérai que si nous voulions que ça marche, il nous fallait simplifier Socialist Worker. Certains camarades ont appelé cela, très pertinemment, « le SWP transformé en édition du Sun ». Nous avions tous trois un certain standing dans le parti. J’étais un membre fondateur, Paul et Jim étaient membres depuis 15 ans, et leur prestige était grand. Malgré tout, lors d’une réunion du Comité National, sur une centaine de camarades, seulement cinq soutinrent notre résolution. Dieu merci ! Les camarades avaient un bon instinct en rejetant notre résolution, parce que le journal que nous proposions n’aurait aucunement servi les besoins intellectuels de nos membres.

Il nous faut comparer l’expérience de la Pravda de Trotsky, qui paraissait à Vienne dans les années 1908-1912, avec celle de la Pravda de Lénine, publiée à Pétrograd à partir de 1912. Trotsky entendait s’adresser à des « travailleurs ordinaires » plutôt qu’à des hommes de parti formés politiquement, et « servir, non diriger » ses lecteurs. Le commentaire d’Isaac Deutscher sur cette déclaration est que le langage simple de la Pravda de Trotsky, et le fait qu’elle prêchait l’unité du parti, lui assura une certaine popularité, mais aucune influence politique durable [21]. Il en allait différemment de la Pravda de Lénine, qui joua un rôle clé dans l’éducation du parti bolchevik, lui assurant une influence décisive en 1917.

Il y avait beaucoup de récriminations sur le caractère ennuyeux de Socialist Worker, en particulier en ce qui concernait les échos industriels. Quand les gens sont déprimés, des histoires simples de grèves ne suffisent pas. Face à ce problème, je recherchai une solution journalistique, au lieu de demander pourquoi les échos industriels étaient ennuyeux. Le compte rendu d’une lutte ouvrière massive et victorieuse est excitant. Un rapport sur un petit groupe de travailleurs qui ont perdu leur bataille ne peut être que déprimant. Bien sûr, tout le monde était excité par la lecture des échos des grèves des mineurs de 1972 ou de 1974. Mais l’histoire d’une petite grève se terminant en défaite ne peut que répandre la morosité. Encore une fois, le fait que les travailleurs écrivent sur leurs luttes peut être revigorant, mais cela peut aussi générer la démoralisation, selon le type d’expérience [22].

L’argument que je mis en avant lors de la réunion du Comité Consultatif National de décembre 1977 était en faveur d’une simplification du journal et son orientation vers une audience de jeunes sans grande expérience des luttes syndicales ou d’intérêt pour elles, mais qui étaient très en colère, antiracistes et rebelles. Le débat sur Socialist Worker se trouva mélangé avec le débat sur la présentation de candidats aux élections, Women’s Voice, Flame, et le déclin. En même temps que, j’en suis convaincu, j’avais raison sur les trois dernières questions, j’avais tort sur la première. Heureusement qu’il y a eu dans le SWP une forte résistance à mon intention de transformer Socialist Worker en ce qu’on a appelé un journal punk. Après de grands chamboulements, parmi lesquels de nombreux changements de rédacteur en chef, le jeu des chaises musicales s’arrêta. La dernière personne à prendre en charge la responsabilité de rédacteur en chef fut Chris Harman, qui s’était opposé avec ténacité à mes efforts pour simplifier le journal. En cela nous avons eu beaucoup de chance. Cela fait 17 ans que Chris Harman démontre quel excellent rédacteur en chef il est.

La même erreur que celle qui avait été faite pour Women’s Voice – sans entrer dans les détails – fut commise, ce coup-ci par moi, dans la discussion sur Socialist Worker.

Il ne faut pas sous-estimer les dommages causés par la dispute sur le journal. Elle affecta la disposition des gens à m’écouter sur d’autres sujets – par dessus tout, le déclin et Women’s Voice. Je me souviens très bien comment quelqu’un qui m’était aussi loyal que Roger Cox était outragé par le « journal punk ». De la même manière, Dave Hayes expliqua clairement qu’il avait honte de vendre le journal dans l’usine chez Caterpillar.

La confusion fut immense. J’avais raison sur le déclin, mais cette analyse était contredite par la perspective du « journal punk ». Quel était l’intérêt d’un journal plus populaire lorsque la classe était en retraite ? Cela souligne un problème plus général. Personne ne pouvait dire clairement quelles étaient les implications pratiques de l’analyse du reflux. Notre slogan de l’époque - « Small is beautiful » - était bon, mais nous ne l’appliquions pas nécessairement dans les faits. Il fallut attendre 1981 pour abandonner la perspective de construction de groupes de base. Nous débouchâmes sur la démarche propagandiste – accent mis sur la théorie, grosses cellules géographiques, recrutement individuel – de façon empirique, en généralisant à partir de l’expérience de ce que faisait Andy Strouthous comme organisateur de Manchester en 1981-83.

Des leçons amères mais nécessaires

Les conditions du recul provoquèrent une désorientation complète dans le parti pendant deux ans. Nous n’étions pas clairs sur la situation objective. Et quand je dis la situation objective, je ne veux pas seulement parler des conditions économiques dans lesquelles vivent les travailleurs, pas seulement le monde matériel, mais aussi la matière grise dans la tête des travailleurs – pour nous cela est aussi un facteur objectif.

Sans clarté sur les questions fondamentales, les problèmes secondaires pouvaient prendre des proportions sans rapport avec leur réalité. C’est trop facile de discuter sur la disposition des meubles à bord du Titanic lorsqu’on n’est pas conscient de l’iceberg. Comme rien ne marchait et que nous ne savions pas pourquoi, les discussions devenaient de plus en plus chaudes. Les attaques personnelles et les insultes ne font qu’aggraver le conflit. Cela ne signifie pas pour autant que le débat sur l’organisation et le conflit doivent être évités, si c’est nécessaire pour avancer. Comme l’écrit Lénine, « Aucune lutte de principe mettant aux prises des groupes dans le mouvement social-démocrate partout dans le monde n’est parvenue à éviter un certain nombre de conflits organisationnels et personnels. Des personnalités agressives peuvent recourir de façon délibérée à des expressions « conflictuelles ». Mais seuls des dilettantes aux nerfs fragiles issus des « sympathisants » peuvent être gênés par ces conflits, les rejeter avec mépris ou désespoir, comme pour dire : « quelle foire d’empoigne !» [23]. Dès que, par le débat et l’argumentation, la situation objective nous apparaît clairement, la cohésion du parti et de sa direction est rétablie, et sur des fondations plus solides que jamais.

La crise de l’organisation dura environ trois ans, 1976-1979. Il est important de voir quelles leçons nous pouvons retirer de la façon dont nous l’avons réglée. Bien sûr, l’histoire ne se répète pas, mais des situations similaires apparaîtront dans l’avenir. Je voudrais tirer un bilan de mon effort pour régler la crise.

Du côté positif, ma position s’avéra juste sur la question du reflux de la lutte de classe, sur Women’s Voice et sur Flame. Pour comprendre pourquoi la crise a été malgré tout si longue et si profonde, il faut jeter un coup d’oeil de l’autre côté du bilan, là où j’avais tort.

D’abord, j’ai été beaucoup trop lent à constater le déclin. Il est vrai que mon livre, The Employers’ Offensive..., publié en 1970, pointait vers des éléments cruciaux du reflux qui devaient apparaître clairement au milieu des années 70. C’était la disparition du pouvoir des shop stewards de négocier les termes d’embauche et l’usage répandu de convenors à plein temps. Je fus trop lent à en tirer les conclusions. Pourtant j’étais dans une meilleure situation pour juger la situation que les autres camarades, qui pour la plupart n’avaient pas d’autre expérience que celle d’une période de montée des luttes. Le concept de déclin, ou de reflux, ne faisait pas partie de leur vocabulaire. Révolutionnaire depuis les années 30, j’avais moins d’excuses pour ne pas voir ce qui se produisait sous nos yeux.

En jetant un regard en arrière sur les années 1968-79, on voit une image très composite : cela n’a pas été que des pleurs et des grincements de dents, ni un bonheur chaque jour plus grand. Si l’on prend ces 11 années ensemble, notre organisation s’est améliorée radicalement. En avril 1968 nous étions 400. A la fin de 1979, nous étions 4.000. En 1968, nos effectifs étaient composés de façon massive d’étudiants, avec quelques cols blancs. En 1979, nous avions essentiellement des travailleurs. Notre position dans le mouvement était complètement différente en 1979 de ce qu’elle était en 1968.

En 1968, nous n’étions pas plus connus que l’IMG ; en fait, Tariq Ali était la personne la plus connue de l’extrême gauche. En 1968, nous étions dans la même catégorie que l’IMG et la SLL. En 1979, l’IMG n’existait plus, et la SLL, son nom changé en WRP, n’avait pas plus d’importance que le SPGB qui existait depuis 1904.

En 1979, notre organisation avait des cadres trempés qui pourraient dans l’avenir aller contre le courant, survivre aux dures années 80, et être prêts à saisir l’opportunité de la montée des luttes à venir.

Références

[1] T Cliff, Lenin, vol 1, op cit, p. 353.

[2] Socialist Worker, 8 février 1975.

[3] Socialist Worker, 24 septembre 1977.

[4] I Getzer, Martov (Londres, 1967), p. 110.

[5] L Trotsky, My Life, p. 182.

[6] Cité in T Cliff et D Gluckstein, op cit, p. 313.

[7] T Cliff et D Gluckstein, op cit, pp. 332-333.

[8] C Rosenberg, ‘Labour and the Fight against Fascism’, International Socialism 2:39, p. 72.

[9] Ibid, pp. 73-74.

[10] Ibid, pp. 74-75.

[11] Ibid, pp. 75.

[12] Ibid, pp. 75-76.

[13] Labour Party Annual Report 1977, pp. 310-311.

[14] Ibid, pp. 314..

[15] Socialist Worker, 4 octobre 1986.

[16] The Times, 17 août 1977.

[17] Morning Star, 17 août 1977.

[18] C Rosenberg, op cit, pp. 77-78.

[19] Ibid, pp. 80-81.

[20] Socialist Worker, 24 avril 1979.

[21] Pravda, Vienna, n°1, cité in I Deutscher, The Prophet Armed, op cit, p193.

[22] Bien plus tard, en 1984, Chris Harman, dans un article intitulé ‘The Revolutionary Press’, International Socialism 2:24 (été 1984), traitait en profondeur de la discussion de 1978 sur Socialist Worker, et en tirait la conclusion, correcte, que nous avions tous tort.

[23] V I Lénine, Collected Works, vol 18 (Moscou), pp181-182.

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