Oeuvres d'Auguste Blanqui 1832
Source : Auguste Blanqui,
Textes Choisis, avec préface et notes par V.P. Volguine, Editions Sociales,
Paris 1971.
Transcrit : Andy Blunden.
Il ne faut pas se dissimuler qu'il y a guerre à mort entre les classes qui composent la nation. Cette vérité étant bien reconnue, le parti vraiment national, celui auquel les patriotes doivent se rallier, c'est le parti des masses.
Il y a eu jusqu'ici trois intérêts en France, celui de la classe dite très élevée, celui de la classe moyenne ou bourgeoise, enfin celui du peuple. je place le peuple en dernier parce qu'il a toujours été le dernier et que je compte sur une prochaine application de la maxime de l'évangile : les derniers seront les premiers.
En 1814 et 1815, la classe bourgeoise fatiguée de Napoléon, non pas à cause du despotisme (elle se soucie peu de la liberté qui ne vaut pas à ses yeux une livre de bonne cannelle ou un billet bien endossé), mais parce que, le sang du peuple épuisé, la guerre commençait à lui prendre ses enfants, et surtout parce qu'elle nuisait à sa tranquillité et empêchait le commerce d'aller, la classe bourgeoise, donc, reçut les soldats étrangers en libérateurs, et les Bourbons comme les envoyés de Dieu. Ce fut elle qui ouvrit les portes de Paris, qui traita de brigands les soldats de Waterloo, qui encouragea les sanglantes réactions de 1815 !
Louis XVIII l'en récompensa par la Charte. Cette Charte constituait les hautes classes en aristocratie et donnait aux bourgeois la Chambre des députés, dite Chambre démocratique. Par là, les émigrés, les nobles et les grands propriétaires, partisans fanatiques des Bourbons, et la classe moyenne qui les acceptait par intérêt se trouvaient maîtres, par portions égales, du gouvernement. Le peuple fut mis de côté. Privé de chefs, démoralisé par l'invasion étrangère, n'yant plus foi à la liberté, il se tut et subit le joug, en faisant ses réserves. Vous savez l'appui constant que la classe bourgeoise a prêté à la Restauration jusqu'en 1825. Elle prêta les mains aux massacres de 1815 et 1816, aux échafauds de Borie et de Berton, à la guerre d'Espagne, à l'avènement de Villèle et au changement de la loi d'élection ; elle ne cessa d'envoyer des majorités dévouées au pouvoir, jusqu'en 1827.
Dans l'intervalle de 1825 à 1827, Charles X, voyant que tout lui réussissait et se croyant assez fort sans les bourgeois, voulut procéder à leur exclusion, comme on avait fait pour le peuple en 1815 ; il fit un pas hardi vers l'ancien régime et déclara la guerre à la classe moyenne en proclamant la domination exclusive de la noblesse, et du clergé sous la bannière du jésuitisme. La bourgeoisie est essentiellement antispirituelle, elle déteste les églises, ne croit qu'aux registres en partie double. Les prêtres l'irritèrent ; elle avait bien consenti à opprimer le peuple de moitié avec les classes supérieures, mais voyant son tour venu aussi, pleine de ressentiment et de jalousie contre la haute aristocratie, elle se rallia à cette minorité de la classe moyenne qui avait combattu les Bourbons depuis 1815 et qu'elle avait sacrifiée jusque-là. Alors commença cette guerre de journaux et d'élections menée avec tant de constance et d'acharnement. Mais les bourgeois combattaient au nom de la Charte, rien que pour la Charte. La Charte, en effet, assurait leur puissance ; fidèlement exécutée, elle leur donnait la suprématie dans l'État. La légalité fut inventée pour représenter cet intérêt de la bourgeoisie et lui servir de drapeau. L'ordre légal devint comme une divinité devant laquelle les opposants constitutionnels brûlaient leur encens quotidien. Cette lutte se poursuivit de 1825 à 1830, toujours plus favorable aux bourgeois qui gagnaient rapidement du terrain et qui, maîtres de la Chambre des députés, menacèrent bientôt le gouvernement d'une complète défaite.
Que faisait cependant le peuple au milieu de ce conflit ? Rien. Il restait spectateur silencieux de la querelle et chacun sait bien que ses intérêts ne comptaient pas dans les débats survenus entre ses oppresseurs. Certes, les bourgeois se souciaient peu de lui et de sa cause, qu'on regardait comme perdue depuis quinze ans. Vous vous souvenez que les feuilles les plus dévouées aux constitutionnels répétaient à l'envi que le peuple avait donné sa démission entre les mains des électeurs, seuls organes de la France. Ce n'était pas seulement le gouvernement qui considérait les masses comme indifférentes au débat ; la classe moyenne les méprisait peut-être plus encore et certainement elle comptait recueillir seule les fruits de la victoire. Cette victoire n'allait pas au-delà de la Charte. Charles X et la Charte avec une bourgeoisie toute-puissante, tel était le but des constitutionnels. Oui, mais le peuple entendait autrement la question ; le peuple se moquait de la Charte et exécrait les Bourbons et, voyant ses maîtres se disputer, il épiait en silence le moment de s'élancer sur le champ de bataille et de mettre les partis d'accord.
Quand les classes en vinrent à ce point que le gouvernement n'avait plus de ressources que dans le coup d'État, et que cette menace d'un coup d'État fut suspendue sur la tête des bourgeois, comme la peur les prit! Qui ne se rappelle les regrets et les terreurs des 221, après l'ordonnance de dissolution qui répondit à leur fameuse adresse ? Charles X parlait de sa ferme résolution d'avoir recours à la force et la bourgeoisie pâlissait. Déjà, la plupart désapprouvaient hautement les pauvres 221 de s'être laissé emporter à des excès révolutionnaires. Les plus hardis mettaient leur espoir dans le refus de l'impôt qui eût été bel et bien payé, et dans l'appui des tribunaux qui auraient presque tous et de grand coeur fait l'office de cours prévôtales. Si les royalistes montraient tant de confiance et de résolution, si leurs adversaires laissaient paraître tant de crainte et d'incertitude, c'est que les uns et les autres regardaient le peuple comme démissionnaire et s'attendaient à le trouver neutre dans la bataille. Ainsi, d'un côté, le gouvernement appuyé sur la noblesse, le clergé et les grands propriétaires, de l'autre la classe moyenne, prêts à en venir aux mains, après avoir préludé cinq ans par une guerre de plume et de boules le peuple silencieux depuis quinze ans et cru démissionnaire.
C'est dans cette situation que le combat s'engage. Les ordonnances sont lancées, et la police brise les presses des journaux. Je ne vous parlerai pas de notre joie à nous citoyens, qui frémissions sous le joug et qui assistions enfin à ce réveil du lion populaire qui avait dormi si longtemps. Le 26 juillet fut le plus beau jour de notre vie. Mais les bourgeois! jamais crise politique n'offrit le spectacle d'une telle épouvante, d'une si profonde consternation. Pâles, éperdus, ils entendaient les premiers coups de feu comme la première décharge du piquet qui devait les fusiller l'un après l'autre. Vous avez tous présente à la mémoire la conduite des députés les lundi, mardi et mercredi. Ce que la peur leur laissait de présence d'esprit et de facultés, ils l'ont employé à prévenir, à arrêter le combat ; dans la préoccupation de leur propre lâcheté, ils se refusaient à prévoir une victoire populaire, et tremblaient déjà sous le couteau de Charles X. Mais, le jeudi, la scène changea. Le peuple est vainqueur. C'est alors une autre terreur qui les saisit, bien autrement profonde et accablante. Adieu, leurs rêves de charte, de légalité, de royauté constitutionnelle, de domination exclusive de la bourgeoisie ! Ce fantôme impuissant de Charles X s'est évanoui. Au travers des débris, des flammes et de la fumée, sur le cadavre de la Royauté, le peuple leur apparaît debout, debout comme un géant, le drapeau tricolore à la main; ils demeurent frappés de stupeur. Oh! c'est alors qu'ils regrettent que la garde nationale n'ait point existé le 26 juillet, qu'ils accusent l'imprévoyance et la folie de Charles X qui a brisé lui-même l'ancre de son salut. Il était trop tard pour ces regrets. Vous voyez que pendant ces jours où le peuple fut si grand les bourgeois ont été ballottés entre deux peurs, celle de Charles X d'abord et celle des ouvriers ensuite. Noble et glorieux rôle pour ces fiers guerriers qui font flotter de si hauts panaches dans les parades du champ de Mars.
Mais, citoyens, comment se fait-il qu'une révélation si soudaine et si redoutable de la force des masses soit demeurée stérile ? Par quelle fatalité, cette révolution faite par le peuple seul et qui devait marquer la fin du régime exclusif de la bourgeoisie ainsi que l'avènement des intérêts et de la uissance populaire, n'a-t-elle eu d'autre résultat que d'établir le despotisme de la classe moyenne, d'aggraver la misère des ouvriers et des paysans et de plonger la France un peu plus avant dans la boue ? Hélas ! Le peuple, comme cet autre ancien, a su vaincre, mais n'a pas su profiter de la victoire. La faute n'en est pas toute à lui. Le combat fut si court que ses chefs naturels, ceux qui auraient donné cours à sa victoire, n'eurent pas le temps de sortir de la foule. Il se rallia forcément aux chefs qui avaient figuré en tête de la bourgeoisie dans la lutte parlementaire contre les Bourbons. D'ailleurs, il savait gré aux classes moyennes de leur petite guerre de cinq ans contre ses ennemis, et vous avez vu quelle bienveillance, je dirai presque quel sentiment de déférence il montrait envers les hommes à habit qu'il rencontrait dans les rues après la bataille. Le cri de « Vive la Charte » dont on a si perfidement abusé n'était qu'un cri de ralliement pour prouver son alliance avec ces hommes. Sentait-il déjà, comme par instinct, qu'il venait de jouer un tour fort désagréable aux bourgeois, et, dans sa générosité de vainqueur, voulait-il faire les avances et offrir paix et amitié à ses futurs adversaires ? Quoi qu'il en soit, les masses n'avaient exprimé formellement aucune volonté politique positive. Ce qui s'agitait en elles, ce qui les avait jetées sur la place publique, c'était la haine des Bourbons, la résolution ferme de les renverser. Il y avait du bonapartisme et de la République dans les voeux qu'elles formaient pour le gouvernement qui devait sortir des barricades.
Vous savez comment le peuple, dans sa confiance aux chefs qu'il avait acceptés et que leurs anciennes hostilités contre Charles X lui faisaient considérer comme ennemis aussi implacables que lui-même de toute la famille des Bourbons, se retira de la place publique après la bataille terminée. Alors les bourgeois sortirent de leurs caves et s'élancèrent par milliers dans les rues que la retraite des combattants laissait libres. Il n'est personne qui ne se souvienne avec quelle merveilleuse soudaineté la scène changea dans les rues de Paris, comme sur un coup de théâtre, comment les habits remplacent les vestes en un clin d'oeil, comme si la baguette d'une fée avait fait disparaître les uns et surgir les autres. C'est que les balles ne sifflaient plus. Il ne s'agissait plus d'attraper les coups, mais de ramasser le butin. Chacun son rôle ; les hommes des ateliers s'étaient retirés, les hommes du comptoir parurent.
C'est alors que les malheureux auxquels la victoire avait été remise en dépôt, après avoir essayé de replacer Charles X sur son trône, sentant qu'il y allait de leur vie, et n'ayant point le courage de braver les dangers d'une telle trahison, s'arrêtèrent à une trahison moins périlleuse; un Bourbon fut proclamé roi ; dix à quinze mille bourgeois installés à demeure dans les cours du nouveau palais, pendant nombre de jours, saluèrent le maître de leurs cris d'enthousiasme, sous la direction des agents payés par l'or royal. Quant au peuple, comme il n'a pas de rentes et n'a pas les moyens de flâner sous les fenêtres des palais, il était dans ses ateliers. Mais il n'a point été complice de cette indigne conspiration qui ne se fût pas accomplie impunément s'il avait trouvé des hommes capables de guider les coups de sa colère et de sa vengeance. Trahi par ses chefs, abandonné des écoles, il s'est tu en faisant ses réserves comme en 1815. Je vous citerai un exemple. Un cocher de cabriolet qui me conduisait samedi dernier, après m'avoir raconté la part qu'il avait prise au combat des trois jours, ajouta : « je rencontrai sur le chemin de la Chambre la procession des députés qui se. dirigeaient vers l'Hôtel de Ville. je les suivis pour voir ce qu'ils allaient faire. Alors j'ai vu Lafayette paraître sur le balcon avec Louis-Philippe et dire : « Français, voici votre roi ! » Monsieur, quand j'ai entendu ce mot-là, c'est comme si j'avais reçu un coup de poignard. je n'y voyais plus, je me suis en allé. » Cet homme, c'est le peuple.
Telle est donc la situation des partis immédiatement après la révolution de juillet. La haute classe est écrasée ; la classe moyenne, qui s'est cachée pendant le combat et qui l'a désapprouvé, montrant autant d'habileté qu'elle avait montré de prudence, escamote le fruit de la victoire remportée malgré elle. Le peuple, qui a tout fait, reste zéro comme devant. Mais un fait terrible s'est accompli. Le peuple est entré brusquement comme un coup de tonnerre sur la scène politique qu'il a enlevée d'assaut, et, bien que chassé presque au même instant, il n'en a pas moins fait acte de maître, il a repris sa démission. C'est désormais entre la classe moyenne et lui que va se livrer une guerre acharnée. Ce n'est plus entre les hautes classes et les bourgeois ; ceux-ci auront même besoin d'appeler à leur aide leurs anciens ennemis pour mieux lui résister.
En effet, la bourgeoisie n'a plus longtemps dissimulé sa haine contre le peuple...
Que si nous examinons la conduite du gouvernement, il y a dans sa politique la même marche, la même progression de haine et de violence que dans la bourgeoisie dont il représente les intérêts et les passions...
Dans le principe, lorsque les pavés des barricades jonchaient encore les rues, on ne parlait que du programme de l'Hôtel de Ville, des institutions républicaines ; les poignées de main, les proclamations populaires, les grands mots de liberté, d'indépendance, de gloire nationale étaient prodigués. Puis, quand le pouvoir a tenu à sa disposition une force militaire organisée, les prétentions ont monté. Toutes les lois, toutes les ordonnances de la Restauration ont été invoquées et appliquées. Plus tard, les poursuites contre la presse, les persécutions contre les hommes de Juillet, le peuple sabré et traqué à coups de baïonnette, les impôts augmentés et perçus avec une rigueur inouïe sous la Restauration, tout ce déploiement de violences, cet appareil de tyrannie ont révélé les haines et les craintes du gouvernement. Mais il sentait bien aussi que le peuple devait lui rendre cette haine et, ne se jugeant pas assez fort avec l'appui de la seule bourgeoisie, il a cherché à rallier à sa cause les hautes classes, afin qu'établi sur cette double base il fût en état de résister avec plus de succès à l'invasion menaçante des prolétaires. C'est à cette manoeuvre pour se concilier l'aristocratie qu'il faut rattacher tout le système qu'il a développé depuis dix-huit mois. C'est la clef de sa politique. Or cette haute classe est presque entièrement composée de royalistes. Pour l'entraîner, il était donc nécessaire de se rapprocher le plus possible de la Restauration, dç suivre ses errements, de la continuer. C'est ce qu'on a fait. Rien n'a été changé, sauf le nom du roi. On a nié, foulé aux pieds la souveraineté du peuple, la cour a pris le deuil des princes étrangers, on a copié la légitimitélen tout et partout. Les royalistes ont été maintenus dans leurs places et ceux qui avaient dû se retirer dans le premier flot de la révolution ont tous retrouvé des positions plus lucratives; la magistrature a été conservée, de sorte que l'administration entière y est aux mains des hommes dévoués aux Bourbons aînés.
Dans les provinces où les patriotes et les royalistes se trouvent en nombre presque égal, dans le Midi, par exemple, toutes les fois que les deux Partis se sont trouvés en présence, par suite de la faiblesse et de la trahison du gouvernement, le gouvernement est intervenu contre les patriotes en faveur des carlistes ; aujourd'hui enfin, il ne cherche pas à cacher sa haine pour les uns et sa prédilection pour les autres. Il était difficile à l'aristocratie de résister à de si tendres avances.
Aussi, une partie de cette haute classe, la partie la plus pourrie, celle qui veut avant tout de l'or et des plaisirs, a daigné promettre sa protection à l'ordre public. Mais l'autre partie, celle que j'appellerai la moins gangrenée, afin de ne pas prononcer le mot honorable, celle qui a le respect d'elle-même et foi en ses opinions, qui a voué un culte à son drapeau et à ses vieux souvenirs, ceux-là repoussent avec dégoût les caresses du juste milieu. Ils ont derrière eux la plus grande partie des hommes du Midi et de l'Ouest ; tous ces paysans de la Vendée et de la Bretagne qui, demeurés étrangers au mouvement de la civilisation, conservent une foi ardente dans le catholicisme et qui confondent dans leurs adorations le catholicisme et la légitimité avec grande raison, car ce sont deux choses qui ont vécu et qui doivent mourir ensemble. Croyez-vous que ces hommes simples et croyants soient accessibles aux séductions des banquiers ? Non, citoyens ! Car le peuple, soit que, dans son ignorance, il soit enflammé du fanatisme de la religion, soit que, plus éclairé, il se laisse emporter par l'enthousiasme de la liberté, le peuple est toujours grand et généreux : il n'obéit point à des vils intérêts d'argent, mais aux plus nobles passions de l'âme, aux inspirations d'une moralité élevée. Eh bien ! la Bretagne et la Vendée, quelque ménagement et quelque déférence qu'on garde pour elles, sont encore prêtes à se lever au cri de « Dieu et le Roi » et menacent le gouvernement de leurs armées catholiques et royales dont le premier choc le briserait. Ce n'est pas tout, la fraction des hautes classes qui s'est rattachée au juste milieu l'abandonnera au premier moment. Tout ce qu'elle a promis, c'est de ne point travailler à le renverser ; pour du dévouement, vous savez s'il est possible d'en avoir pour des rogneurs d'espèces. je dirai plus, la majeure partie des bourgeois qui se pressent, qui se groupent autour du gouvernement, par haine du peuple qu'ils redoutent, par effroi de la guerre quiles épouvante, puisqu'ils s'imaginent qu'elle leur prendra leurs écus, ces bourgeois n'aimant que médiocrement l'ordre actuel, ils le sentent impuissant à les protéger : vienne le drapeau blanc qui leur garantira l'oppression du peuple et la sécurité matérielle, et ils sont prêts à sacrifier leurs anciennes prétentions politiques, car ils se repentent durement d'avoir, par amour-propre, miné le pouvoir des Bourbons et préparé leur chute. Ils abdiqueront leur part du pouvoir entre les mains de l'aristocratie, troquant volontiers la tranquillité contre la servitude.
Car le gouvernement de Louis-Philippe ne les rassure guère. Il a beau copier la Restauration, persécuter les patriotes, s'appliquer à effacer la tache d'insurrection dont il est souillé aux yeux des adorateurs de l'ordre public : le souvenir de ces terribles trois jours le poursuit, le domine, dix-huit mois d'une guerre faite contre le peuple avec succès n'ont pu contre-balancer une seule victoire du peuple ; le champ de bataille est encore à lui et cette victoire déjà vieille est suspendue sur la tête du pouvoir comme l'épée de Damoclès ; chacun regarde si le fil ne va pas bientôt se briser.
Citoyens, deux principes se partagent la France, le principe de la légitimité et celui de la souveraineté du peuple. Le premier, c'est la vieille organisation du passé, ce sont les cadres dans lesquels la société a vécu quatre cents ans et que les uns veulent conserver par l'instinct de leur propre salut, les autres parce qu'ils craignent que les cadres ne puissent être promptement remplacés et que l'anarchie ne suive leur dissolution. Le principe de la souveraineté du peuple rallie tous les hommes d'avenir, les masses qui, fatiguées d'être exploitées, cherchent à briser ces cadres dans lesquels elles se sentent étouffer. Il n'y a pas de troisième drapeau, de terme moyen. Le juste milieu est une niaiserie, un gouvernement bâtard qui veut se donner des airs de légitimité dont on ne fait que rire. Ainsi, les royalistes, qui comprennent parfaitement cette situation, profitent les ménagements et des complaisances du pouvoir qui cherche à les amener à lui, pour travailler plus activement à sa perte. Leurs nombreux journaux démontrent chaque jour qu'il n'y a d'ordre possible qu'avec la légitimité, quel le juste milieu est impuissant à constituer le pays, que, hors de la, légitimité, il n'y a que la révolution et qu'une fois sorti du premier principe il faut nécessairement tomber dans le second. Qu'arrivera-t-il de là ? Les hautes classes n'attendent que le moment de relever le drapeau blanc. Dans la classe moyenne, la grande majorité composée de ces hommes qui n'ont de patrie que leur comptoir ou leur caisse, qui se feraient de grand coeur Russes, Prussiens, Anglais pour gagner deux liards sur une pièce de toile ou un quart pour cent de bénéfice de plus sur un escompte, se rangera infailliblement sous le drapeau blanc ; le seul nom de guerre et de souveraineté du peuple les fait frémir. La minorité de cette classe, formée des professions intellectuelles et du petit nombre de bourgeois qui aiment le drapeau tricolore, le symbole de l'indépendance et de la liberté de la France, prendra parti pour la souveraineté du peuple.
Au reste, le moment de la catastrophe approche rapidement. Vous voyez que la Chambre des pairs, la magistrature et la plupart des fonctionnaires publics conspirent ouvertement le retour d'Henri V, en se moquant du juste milieu. Les gazettes légitimistes ne cachent plus ni les espérances, ni les projets de la contre-révolution. Les royalistes, à Paris et dans les provinces, rassemblent leurs forces, organisent la Vendée, leur Bretagne, le Midi, et plantent fièrement leur bannière. Ils disent tout haut que la bourgeoisie est pour eux, et ils ne se trompent pas. Ils n'attendent qu'un signal de l'étranger pour relever le drapeau blanc. Car, sans l'étranger, ils seraient écrasés par le peuple, ils le savent, et nous comptons bien, nous, qu'ils seront écrasés, même avec l'appui de l'étranger
Cet appui, soyez-en persuadés, citoyens, ne leur manquera pas. C'est ici le lieu de jeter un coup d'oeil sur nos relations avec les puissances de l'Europe. Remarquez en effet que la situation extérieure s'est développée parallèlement à la marche politique du gouvernement à l'intérieur. La honte du dehors a grandi dans la même proportion exactement que le despotisme bourgeois et la misère des masses au dedans.
Au premier bruit de notre révolution, les rois perdirent la tête, et, l'étincelle électrique de l'insurrection ayant embrasé rapidement la Belgique, la Pologne, l'Italie, ils se crurent sincèrement à leur dernier jour. Comment imaginer aussi que la révolution ne serait pas une révolution, que l'expulsion des Bourbons ne serait pas l'expulsion des Bourbons, que le renversement de la Restauration serait une nouvelle édition de la Restauration ? Cela ne pouvait entrer dans la tête la plus folle. Les Cabinets virent dans les trois journées le réveil du peuple français, et le commencement de sa vengeance contre les oppresseurs des nations. Les nations jugèrent comme les Cabinets. Mais, pour nos amis comme pour nos ennemis, il fut bientôt évident que la France était tombée entre les mains de lâches marchands qui ne demandaient qu'à trafiquer de son indépendance et à vendre sa gloire et sa liberté au meilleur prix possible. Tandis que les rois attendaient notre déclaration de guerre, ils reçurent des lettres suppliantes dans lesquelles le gouvernement français implorait le pardon de sa faute. Le nouveau maître s'excusait d'avoir participé malgré lui à la révolte, protestait de son innocence et de sa haine contre la révolution, qu'il promettait de dompter, de châtier, d'écraser, si ses bons amis les rois voulaient lui promettre leur protection, une petite place dans la Sainte-Alliance dont il serait le très dévoué serviteur.
Les Cabinets étrangers comprirent que le peuple n'était pas complice de cette trahison et qu'il ne tarderait pas à en faire justice. Leur parti fut pris. Exterminer les insurrections qui avaient éclaté en Europe, et, quand tout serait rentré dans l'ordre, réunir leurs forces contre la France et venir étrangler dans Paris même la révolution et le génie révolutionnaire. Ce plan a été suivi avec une constance et une habileté admirables. Il ne fallait pas aller trop vite, parce que le peuple de Juillet, tout plein encore de son récent triomphe, aurait pris l'alarme à une menace trop directe et forcé les mains à son gouvernement. D'ailleurs, il était nécessaire d'accorder un temps au juste milieu pour amortir l'enthousiasme, décourager les patriotes et jeter la défiance et la discorde dans la nation. Il ne fallait pas non plus aller trop lentement, car les masses pouvaient se lasser de la servitude et de la misère qui pesaient sur elles au dedans et briser une seconde fois le joug, avant que l'étranger fût en mesure.
Tous ces écueils ont été évités. Les Autrichiens ont envahi l'Italie ; les bourgeois qui nous gouvernent ont crié : « Bien ! » et se sont inclinés devant l'Autriche. Les Russes ont exterminé la Pologne. Notre gouvernement a crié : « Très bien ! » et s'est prosterné devant la Russie. Pendant ce temps, la conférence de Londres amusait le tapis avec ses protocoles destinés à assurer l'indépendance de la Belgique. Car une restauration en Belgique aurait fait ouvrir les yeux à la France et elle eût été en mesure de défendre son ouvrage. Maintenant, les rois font un pas en avant. Ils ne veulent plus de la Belgique indépendante ; c'est la restauration hollandaise qu'ils prétendent lui imposer. Les trois cours du Nord, levant le masque, refusent de ratifier le fameux traité qui a coûté seize mois de travail à la conférence.
Eh bien ! Le juste milieu va-t-il répondre par une déclaration de guerre à cette insolente agression ? La guerre ! Bon Dieu ! Ce mot fait pâlir les bourgeois. Entendez-les ! La guerre, c'est la banqueroute, la guerre, c'est la République ! On ne peut soutenir la guerre qu'avec le sang du peuple ; la bourgeoisie ne s'en mêle pas. Il faudrait donc faire appel à ses intérêts, à ses passions, au nom de la liberté et de l'indépendance de la patrie ! Il faudrait remettre dans ses mains le pays que lui seul pourrait sauver. Plutôt cent fois voir les Russes à Paris, que de déchainer les passions de la multitude. Les Russes sont amis de l'ordre au moins ; ils ont rétabli l'ordre dans Varsovie... Voilà le calcul et le langage du juste milieu...
Les royalistes se tiendront prêts et, au printemps prochain, les Russes en franchissant la frontière trouveront leurs logements préparés jusqu'à Paris. Car soyez persuadés que, dans le moment même, la classe bourgeoise ne se résoudra pas à la guerre. Sa terreur sera augmentée de toute la crainte que lui inspirera la colère du peuple trahi et vendu, et vous verrez les marchands arborer la cocarde blanche et recevoir l'ennemi en libérateur parce que les cosaques l'effraient moins que la canaille en veste...
Voilà le sort qui nous attend, si le peuple ne retrouve pas son énergie pour punir les traîtres. Mais, citoyens, un peuple ne fait pas une révolution sans un grand motif. Il faut un puissant levier pour le mettre debout ; il n'a recours à l'insurrection qu'au dernier moment, quand le danger est aux portes. Je le dis avec douleur, la Belgique sera restaurée sans que les masses se mettent en mouvement. Mais j'en ai la ferme confiance, si l'étranger franchit nos frontières, le peuple ne tendra pas les mains aux fers et malheur à nos ennemis !...
La France a encore quatorze armées à lancer sur l'Europe des rois, et de plus, l'Europe des peuples est de notre côté.